Opinion
Sommes-nous au
début d'un chaos libyen ?
Wassim Nasr
Lundi 12 décembre
2011
Le nouveau
gouvernement libyen fait face à
plusieurs défis, le plus pressant
restant celui du partage du pouvoir. Qui
va parvenir à se tailler la part du lion
? Sont-ce les hommes de Misrata, les
hommes du Djebel el Gharbi, ou bien les
islamistes qui ont eu un rôle décisif
sur le terrain et qui ont été les
principaux opposants au régime bien
avant la révolution de février ? Que
deviendra le rôle des tribus qui ont
soutenu Kadhafi ? Que faire d’une
population qui sort de quatre décennies
d’oppression, mais aussi d’assistanat…
militarisée et armée jusqu’aux dents ?
Pas d’armée
libyenne en déroute, mais des stocks
d’armements en libre service
Une grande quantité
d’armes reste en circulation sur le
territoire libyen et les initiatives de
collectes initiées par le Conseil
National de Transition (CNT) ont toutes
échoué. Le nouveau gouvernement a donné
aux différentes milices un ultimatum de
deux semaines (jusqu’au 20 décembre
2011) pour évacuer la capitale. Le
ministre de l’Intérieur, Faouzi
Abdelaali, a annoncé un plan
d’intégration de cinquante mille
combattants dans les forces armées et
dans celles du ministère de l’Intérieur.
Cela dans le cadre d’un plan complet qui
vise la réhabilitation d’un total de
deux cent mille combattants.
Selon différentes sources, AQMI a mis la
main sur un arsenal non négligeable
d’armes modernes dont des missiles
sol-air Sam-7, missiles qui seraient
aussi parvenus au Hamas palestinien via
les tunnels qui relient la bande de Gaza
au Sinaï. Il y a donc beaucoup de
spéculation, mais toujours sur fond de
vérité, différentes ONG assurant que les
casernes et dépôts de l’armée libyenne
sont ouverts à tous, donnant accès à des
armes allant de la simple Kalachnikov,
aux roquettes antichars Crotale (de
fabrication française), jusqu’aux
missiles sol-air Sam-7.
Abdel Rahman Chalgham - ancien ministre
des Affaires étrangères sous Kadhafi,
actuellement ambassadeur libyen aux
Nations unies - accuse par ailleurs le
Qatar d’ingérence. Le petit émirat
soutiendrait financièrement et
militairement certaines mouvances
islamiques libyennes, outrepassant de
fait les nouvelles autorités libyennes.
Il est à noter que Mahmoud Djibril,
avant dernier Premier ministre, a
rejoint Chalgham dans ces accusations.
Le nouveau gouvernement libyen doit
faire face aux attentes d’une population
habituée à l’assistanat. A cet égard,
l’Etat providence kadhafiste a un
système similaire à ceux des
pétromonarchies du Golfe, la
redistribution de la richesse étant un
des piliers du régime. Bien sûr la
redistribution - qui se limitait à
l’électricité gratuite, un appartement,
une voiture, etc. - était inéquitable,
les infrastructures manquantes, la
corruption endémique, tout comme la
prédation du clan Kadhafi. Mais une
partie de la population - surtout parmi
les soutiens du Guide « bâtisseur » -
craint un avenir « humiliant » et
n’hésiterait pas à user des armes pour
faire valoir ses droits.
A la
frontière tunisienne
Depuis la fin
officielle des combats en Libye, le
passage de Ras Jdir et sa zone
économique (à 170km à l’ouest de
Tripoli) ont été le théâtre de plusieurs
incidents armés. Le passage de Dehiba
dans l’extrême sud tunisien a connu
l’attaque d’une patrouille de
garde-frontières tunisienne.
Après la fermeture de la frontière et la
demande pressante des autorités
tunisiennes, le gouvernement libyen a
réagi. Suivant les déclarations du
ministre de l’Intérieur libyen Faouzi
Abdelaal à son homologue tunisien, des «
arrangements » seraient en cours avec
les chefs locaux pour « éloigner » les
combattants de la frontière en vue d’une
prise en charge « professionnelle » des
points de passages.
Mais il est connu que des hommes en
armes n’abandonnent pas facilement un
passage frontalier. Car grâce à la «
taxation », qu’ils imposent souvent au
nom de la « cause » et du combat mené
(ou à mener), ces passages deviennent
source d’autofinancement.
Rivalités
tribales et tractations politiques
Les escarmouches
entre combattants perdurent et ne se
limitent pas à la capitale ou aux villes
traditionnellement pro-Kadhafi, mais
sont également journaliers en
Cyrénaïque. La tribu d’Abdel Fatah
Younès - chef militaire des rebelles
mort assassiné - aurait chassé les
représentants du CNT de Tobrouk (une des
premières villes à rejoindre la
rébellion) à la frontière égyptienne.
Depuis la mi-novembre, des combats
opposent différents groupes rebelles
dans les faubourgs ou au sein même de
Tripoli. Les autorités libyennes
assurent que ces affrontements sont
provoqués par des hommes toujours loyaux
à Kadhafi ou par des éléments « qui ne
représentent qu’eux-mêmes ». Si des
factions rebelles étaient directement
impliquées, cela représenterait un aveu
de faiblesse, qui jetterait un sérieux
doute sur la mécanique en cours et
remettrait en question la crédibilité du
nouveau pouvoir, non seulement aux yeux
des Libyens mais aussi aux yeux de la
communauté internationale.
D’un autre côté, l’attitude des rebelles
de Zintan, suite à leur capture de Seïf
el Islam Kadhafi, reflète la complexité
accrue de la scène libyenne. Cette
capture survenue en pleine tractation
pour la formation du nouveau
gouvernement, a permis à Oussama el
Djouali - chef militaires des rebelles
de Zintan - d’obtenir le portefeuille de
la Défense. Les Zinatas, qui
entretiennent des « bonnes » relations
avec les partisans du Guide, justifient
le maintien du fils Kadhafi chez eux par
un pacte vieux de 200 ans - conclu avec
les Kadhafas - qui les obligent à
veiller sur sa sécurité ; défiant de
fait le nouveau pouvoir et même la Cour
pénale internationale (CPI).
Ce sont aussi des combattants Zinatas
qui tiennent l’aéroport international de
Tripoli. Le dimanche 11 décembre, des
combats ont opposé des militaires de la
nouvelle armée libyenne à ces rebelles
qui ont refusé d’évacuer l’aéroport.
Leur chef Moukhtar el Akhddar assure que
la force qui a essayé d’investir
l’aéroport « était certes dans des
véhicules de l’armée nationale », mais
qu’elle n’agissait pas suivant des
ordres de l’état-major, qui selon lui «
a nié toute implication ». Les violences
ont pris fin après l’intervention du
chef du CNT Moustafa Abdeldjalil, du
Premier ministre par intérim Abdel Rahim
al Kib et du ministre de la Défense
Oussama el Djouali.
Le très médiatique Abdel Hakim Belhajj –
ancien djihadiste autoproclamé
gouverneur militaire de Tripoli,
propulsé par Al-Jazeera au devant de la
scène le jour de l’investiture de Bab el
Azzizia – s’impose dans la capitale avec
une petite force de 300 combattants,
bien équipés et qui bénéficient surtout
du soutien politique et matériel du
Qatar. Cela dit, les frictions se
multiplient entre les hommes de Belhajj
et les Zinatas, beaucoup plus nombreux
et moins disciplinés.
Les
différentes tribus libyennes
Pour comprendre la
Libye de demain, il faut revenir sur sa
mosaïque tribale, sur leur rôle et
emprise sur le terrain :
Kadhafas : tribu du
Guide forte de deux cents milles
individus. Les Kadhafas habitent
principalement à Syrte (dernière ville à
être tombée entre les mains des
rebelles) et à Sebha dans le Centre-Sud
du pays. Certains ont soutenu la
rébellion (à titre personnel), à
l’instar du responsable sécuritaire de
Bab el Azzizia qui, en appelant ses
hommes à déposer les armes, a accéléré
la chute du complexe.
Warfallas : la plus
grande tribu libyenne avec plus d’un
million d’individus. Principalement à
Bani Walid et très présente au sein des
forces armées. Néanmoins, plusieurs de
ses officiers ont été exécutés suite au
coup d’Etat raté de 1993. Néanmoins,
Bani Walid demeurera loyale au Guide
jusqu’au dernier moment, avant qu’elle
ne soit investie par des rebelles eux
aussi Warfallas.
Megarhas : parmi les
plus influentes au temps de Kadhafi,
malgré le petit nombre d’individus qui
la composent. Abdallah Sanoussi, chef
des renseignements et n°2 officieux du
régime, appartient à cette tribu.
Tarhounis : les trois
quarts des habitants de Tripoli sont des
Tarhounis. Ils se trouvent
essentiellement au Sud-Ouest de la
capitale. Un grand nombre est resté
fidèle à Kadhafi.
Oubeïdates : habitent
l’Est libyen. C’est la tribu de l’ancien
ministre de l’Intérieur (sous Kadhafi),
ultérieurement chef militaire des
rebelles, Abdel Fatah Younès. Accusé de
trahison, il fut assassiné dans les
faubourgs de Benghazi lors de son
transfert devant un juge militaire du
CNT. Les combattants du « mouvement du
17 février » sont soupçonnés d’être les
exécuteurs, au vu du rôle que Younès a
joué dans la répression des islamistes.
Youssef el Aseifer, procureur militaire
de Tripoli, a désigné sept suspects dans
ce meurtre, parmi lesquels Ali Issawï,
ancien vice-président (n°2) du CNT en
charge des Affaires étrangères.
Misratis : la plus
virulente dans son opposition, ayant
toujours subi la répression du régime.
Les Misratis n’ont reconnu l’autorité du
CNT que suite à d’importantes pressions
politiques occidentales ; « Le cas
échéant, l’approvisionnement de Misrata
par la mer aurait été coupé ». C’est
aussi par la mer (opération Sirène) que
les Misratis ont participé à la conquête
de Tripoli, avant qu’ils ne capturent et
exécutent Kadhafi le 20 octobre dernier.
Contrôlant la majorité des états-majors
à l’Est du pays, ils ont à leur tour
exercé une grande pression sur le CNT
pour avoir des ministères « importants
».
Zinatas : ils étaient
parmi les plus virulents dans la
contestation du régime dès les premières
heures de la révolution, tout en
maintenant des « bonnes et respectueuses
» relations avec les tribus loyales à
Kadhafi.
Les Berbères (Amazighs)
: représentent 3% de la population
libyenne, ils habitent Djebel Neffoussa
et Djebel el Gharbi (Montagne Ouest).
Ils ont activement participé à
l’investiture de la capitale libyenne
par le sud ; néanmoins ils n’ont aucun
représentant dans le nouveau
gouvernement. Ce qui a valu le retrait
de leurs représentants du CNT.
Tebous (Touaregs) : Ils
habitent en petit nombre dans le sud du
pays. A la différence des autres
Touaregs, les Tebous sont libyens de
naissance et ont soutenu la rébellion.
Certains Touaregs ont soutenu Kadhafi,
surtout ceux qui ont fui la sécheresse
des années 1980 et à qui le Guide a
donné la nationalité libyenne tout en
les enrôlant dans l’armée. Ils étaient
majoritairement originaires de pays
frontaliers comme le Mali et le Niger ;
un certain nombre est retourné au Mali -
avec armes, véhicules, munitions - en
coordination avec les autorités
maliennes.
Braassa, Massamirs, Awakirs
: petites tribus de l’Est habitant aux
alentours de Benghazi et du Djebel el
Akhdar (la Montagne Verte). Elles ont
joué un grand rôle dans la révolution
mais n’ont finalement obtenu que sept
ministères dans le nouveau gouvernement.
La structure
tribale et traditionnelle est la seule
structure « opérationnelle » qui ait eu
cours en Libye. Même les mouvances
islamiques, historiquement opposées au
régime, n’ont aucune réelle structure
politique ou organisationnelle digne de
ce nom. La « vie » politique
inexistante, l’absence totale des
institutions, des administrations et
d’une société civile active,
épaississent le brouillard de l’après
guerre. La Libye est dans une phase très
critique, qui peut mener à des
confrontations violentes entre les
différentes tribus. L’émergence des
seigneurs de guerre qui organisent des
semblants des partis politiques,
complique un peu plus encore la donne,
dans la mesure où ils auront du mal à se
soumettre aux généraux. Les régions «
vaincues » doivent être classées «
prioritaires dans la reconstruction »,
comme l’a stipulé Abdel Hafid Gogha
porte-parole du gouvernement car le cas
échéant, une contre-révolution risque
bel et bien de voir le jour.
Le processus démocratique risque d’être
très long, mais la richesse du pays
exclut toute forme de division entre
Tripolitaine et Cyrénaïque. Les tensions
tribales, à défaut d’être apaisées par
le « devoir » de réussite qui s’impose
aux puissances occidentales,
s’apaiseront par nécessité grâce au
facteur géographique ou plus précisément
géologique : les champs d’hydrocarbures
se trouvant au Centre et à l’Ouest du
pays, vainqueurs et vaincus sont obligés
de trouver un terrain d’entente pour
pacifier ces zones au profit de tous.
Sources :
http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/pa...
;
http://www.lemonde.fr/afrique/artic...
;
http://magharebia.com/cocoon/awi/xh...
;
http://www.elkhabar.com/ar/autres/h...
;
http://www.google.com/hostednews/af...
;
http://tempsreel.nouvelobs.com/mond...
;
http://www.liberation.fr/monde/0101...
;
http://www.jeuneafrique.com/Article...
;
http://www.jeuneafrique.com/Article...
;
http://www.irinnews.org/fr/ReportFr...
;
http://ara.reuters.com/article/topN...
;
http://www.taghribnews.com/vdcay0n0...
;
http://www.leparisien.fr/internatio...
Wassim
NASR, Veilleur analyste
Proche/Moyen-Orient, diplômé d’IRIS Sup’
Tous les droits des
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réservés.
Publié le 13 décembre 2011 avec
l'aimable autorisation de l'IRIS
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