30 millions de
Français élisent leur Premier ministre
Thierry Meyssan
Samedi 21 avril
2012
La campagne
présidentielle française de 2012 aura
été caractérisée par la pauvreté du
débat sur les grandes orientations
stratégiques du pays. Force est de
constater qu’on ne propose plus aux
Français d’élire le président de la
République d’une nation souveraine, mais
plutôt de désigner le proconsul d’une
des province de l’Empire. Thierry
Meyssan, un brin désabusé, décrit cette
étrange campagne où les médias de masse
et la classe politique se donnent
beaucoup de mal pour esquiver leurs
responsabilités.
Les Français
s’apprêtent à élire le président de leur
République, mais ils semblent tout
ignorer de la fonction qu’il vont lui
confier. La campagne électorale a porté
sur toutes sortes de sujets scabreux, y
compris la mixité dans les piscines et
l’étiquetage de la viande halal, mais
jamais sérieusement sur les attributs
constitutionnels principaux du président
: « le respect de la Constitution, le
fonctionnement régulier des pouvoirs
publics, la continuité de l’État,
l’indépendance nationale, l’intégrité du
territoire, le respect des traités »
(article 5) [1].
Tout se passe comme si les Français
en général et leurs 10 candidats en
particulier avaient tacitement admis que
la France n’est plus un État
indépendant, qu’ils ne sont plus
souverains, et par conséquent que leur
démocratie est désormais limitée à la
gestion des affaires courantes. Ce
faisant, ils entérinent la première
innovation constitutionnelle qui a
caractérisé le mandat de Nicolas Sarkozy
: le Premier ministre s’est effacé et le
président est devenu de facto le
chef du gouvernement. C’est à tort que
cette nouvelle pratique a été
interprétée comme la fin de la fonction
de Premier ministre, c’est en réalité
celle de président qui a disparu.
Cette chute inavouée reste impossible
à verbaliser. Ainsi, lorsque François
Hollande a proposé à ses principaux
concurrents, sauf Marine Le Pen, de
signer une déclaration commune affirmant
que la politique de la France à l’égard
de la Syrie ne varierait pas quel que
soit l’élu, il s’est trouvé des
candidats pour refuser. À juste titre,
il leur semblait honteux de poser
publiquement que la politique extérieure
de la France ne se décide plus à
l’Élysée, mais à la Maison-Blanche —elle
même manipulée par des lobbies—, et
qu’aucun d’entre eux ne pouvait
envisager de la changer.
Le passage de la politique à la
gestion est illustré par le slogan de
François Hollande : « Le changement,
c’est maintenant », éventuellement
accompagné d’un geste parallèle des
avant-bras se rapprochant et s’éloignant
sans fin, en signe d’impuissance. Car
affirmer que le changement se limitera
au jour du scrutin, c’est acter le
renoncement à l’ambition de « changer
la société », qui fut vainement
celle de François Mitterrand ; c’est
reconnaître que les électeurs peuvent
changer l’équipe au pouvoir, mais pas
les décisions qu’elle prendra.
Une fois observé que les Français
vont élire non pas leur président, mais
leur Premier ministre nouvelle formule,
on comprend mieux la platitude de la
campagne électorale. Le débat sur les
principes et les objectifs a laissé
place à une discussion technique entre
gestionnaires à peine masquée par le
retour des meetings en plein air, sorte
de rituel nostalgique de la démocratie
perdue. Et encore ! Alors que les
partisans de Jean-Luc Mélenchon
battaient le pavé à La Bastille, ceux de
François Hollande écoutaient un concert
au parc de Vincennes, et ceux de Nicolas
Sarkozy s’offraient en spectacle à la
Concorde sous les yeux de milliardaires
repus, attablés non plus au bar du
Fouquet’s mais à l’hôtel de Crillon.
Durant une décennie, Alain Juppé et
Lionel Jospin n’ont pas ménagé leurs
efforts pour éradiquer le multipartisme
au profit d’un système bipartisan
d’inspiration anglo-saxonne. Pour ce
faire, ils ont inventé le parti unique à
droite, pour le premier, et la gauche
plurielle, pour le second. Pourtant, ce
premier tour de l’élection
présidentielle devrait consacrer la
division de l’électorat en cinq grandes
familles politiques issues de l’histoire
nationale.
• 9 millions de sociaux-démocrates
cherchent à prévenir tout conflit et
toute forme de risque dans la société.
Ils s’assemblent autour de François
Hollande.
• 7 millions de libéraux économiques (au
sens où l’on disait autrefois « la
droite orléaniste ») valorisent
l’enrichissement personnel. Ils se
comptent autour de Nicolas Sarkozy.
• 6 millions de bonapartistes attendent
un homme fort indiquant un objectif
glorieux au-delà des clivages
politiciens. Ils attendent autour de
Marine Le Pen.
• 4,5 millions de socialistes utopiques
entendent répartir les richesses
individuelles et préserver le patrimoine
collectif. Ils se réconcilient autour de
Jean-Luc Mélenchon.
• 3 millions de girondins cherchent des
alliances européennes pour sauver la
France provinciale des ravages de
l’uniformisation. Ils se retrouvent
autour de François Bayrou.
Alors que le système bipartisan
(républicains/démocrates au sens
états-unien des termes) oppose deux
solutions différentes à une question
unique, la division en cinq familles
politiques répond cinq questions
différentes. Celles-ci ont probablement
été sélectionnées par les Français en
fonction des effets qu’ils ressentent de
la domination impériale qu’ils
subissent. Les sociaux-démocrates
préfèrent se contenter de la société
telle qu’elle est plutôt que de lancer
dans une confrontation hasardeuse avec
l’Empire. Les libéraux économiques se
demandent comment ils peuvent tirer
parti de la globalisation. Les
bonapartistes espèrent la venue d’un
Spartacus qui les affranchisse de
l’Empire. Les socialistes utopiques
voudraient pouvoir gérer la France comme
un phalanstère malgré la globalisation.
Et les girondins voudraient s’unir à
d’autres vassaux pour relever la tête
avec eux.
Chaque famille, sans exception,
évoque les mânes de Charles De Gaulle,
et clame sa volonté d’indépendance face
au système de domination globale de
l’Empire anglo-saxon. Certains
envisagent même le retrait de certains
traités européens, voire la sortie du
commandement de l’OTAN. Pourtant, leurs
candidats ont pris un soin minutieux à
ne jamais parler des moyens de cette
indépendance : les outils de défense.
Tous feignent d’ignorer que le président
de la République est chef des armées
(article 15 de la Constitution). Or, en
vingt ans, la France a diminué par six
la taille de ses armées. Et lorsque
Nicolas Sarkozy a commandé la projection
de forces au large de la Libye,
l’état-major a souligné qu’il
accomplissait cette mission en
détournant des matériels et des unités
indispensables à la défense du
territoire métropolitain. Bref, si nous
sommes à peine capables de nous défendre
en temps normal sous protection
états-unienne, nous n’avons plus la
force nécessaire pour nous défendre
indépendamment de cette protection. Dès
lors, tous les débats sur la
déglobalisation, les services publics,
et même la démocratie, sont des vœux
pieux.
Une seconde caractéristique du
mandat de Nicolas Sarkozy aura été
de renouer avec le colonialisme
comme solution à la crise
économique, et d’engager les Forces
armées sans requérir l’approbation
du Parlement. Sur son affiche de
campagne, le président-candidat voit
« La France forte » en
regardant au-delà des mers. Ce
faisant, il assume ses aventures
militaires en Afghanistan, en Côte
d’Ivoire, en Libye et —à moindre
échelle— en Syrie. Tous ces crimes,
il les a commis pour la France, et
grâce à ces rapines il l’a sauvée du
désastre économique. Quel jeu de
dupes ! En réalité, la France a payé
et continuera à payer pour ces
guerres lointaines qui ont rapporté
à l’Empire et à quelques
multinationales, mais aucunement aux
Français. Les cyniques qui ont
oublié leurs principes dans l’espoir
d’un retour sur investissement
devront subir le déshonneur et payer
des factures supplémentaires.
12 millions d’électeurs ne se
rendront pas aux urnes. Parmi eux,
des Français qui se désintéressent
de la chose publique, mais aussi des
millions de citoyens tirant les
conséquences d’une troisième
innovation constitutionnelle de
Nicolas Sarkozy. Ne pouvant annuler
le résultat négatif du référendum
relatif au projet de Constitution
européenne, le président a fait
adopter un texte similaire par le
Parlement réuni en Congrès. De la
sorte, les représentants du Peuple
ont bafoué la décision de leurs
mandants. Par conséquent, certains
électeurs refusent de légitimer par
leur participation la continuation
de cette mascarade, au risque de
durcir le blocage institutionnel.
En définitive, une trentaine de
millions de Français éliront leur
Premier ministre lors d’un scrutin à
deux tours, les 22 avril et 6 mai
2012.
Thierry Meyssan
[1]
La citation exacte est : « Le Président
de la République veille au respect
de la Constitution. Il assure, par
son arbitrage, le fonctionnement
régulier des pouvoirs publics ainsi
que la continuité de l’État. Il est
le garant de l’indépendance
nationale, de l’intégrité du
territoire et du respect des traités
».
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