|
Vie privée, vie publique
Isabel Pisano : « Arafat, ma passion, a
été assassiné »
Sandro Cruz
Isabel Pisano et Yasser
Arafat
Genève, le 11 novembre 2009
A l’occasion du 5eme anniversaire de la mort de Yasser Arafat,
les éditions éditions Demi-lune et Timéli co-éditent le
témoignage d’isabel Pisano sur sa vie avec l’homme qui incarnait
le combat du peuple palestinien. Durant des années, la
journaliste hispanophone et le leader de l’OLP ont vécu dans
l’ombre une passion amoureuse au travers d’une tragédie
historique. L’ouvrage, préfacé par Tariq Ramadan et augmenté
d’annexes rédigées par Thierry Meyssan, donne une vision
profondément humaine d’une personnalité qui a marqué le siècle
et que ses adversaires n’ont cessé de diffamer avant de
l’assassiner. Sandro Cruz : Isabel Pisano,
vous êtres une journaliste reconnue dans votre pays d’adoption,
l’Espagne [1].
Vous avez eu des contacts privilégiés avec Yasser Arafat pour
des raisons professionnelles, mais aussi personnelles, jusqu’à
devenir sa compagne. Pourquoi lui avez-vous consacré cette
biographie,
Yasser Arafat, Intime, qui vient d’être publiée en
français ?
Isabel Pisano : De son vivant et plus encore
après sa mort, l’irremplaçable leader que fut Yasser Arafat a
été calomnié à outrance. J’ai voulu donner à tous, y compris à
ceux qui martyrisent la Palestine, l’Irak, l’Afghanistan et le
Liban, l’image véridique d’Abu Ammar [2].
Et rappeler à l’occasion que les projets des cinq États maîtres
du monde ne passeront pas. Parce que des centaines d’enfants des
territoires occupés se préparent à prendre la relève de Yasser
Arafat.
Le livre peut aussi s’avérer utile aux gouvernants à la mémoire
courte qui acceptent passivement la destruction du Peuple
palestinien. Toutes les cartes de l’ONU reflètent, pas à pas,
les spoliations qui se succèdent sous le regard impassible de la
communauté internationale (…)
Yasser Arafat ne mourra jamais, et les assassins d’innocents,
les criminels de guerre du type Sharon finiront comme celui-ci.
Il est regrettable que le peuple dont est issu Albert Einstein
comme, du reste, bien d’autres génies, se laisse leurrer par une
poignée d’égoïstes avaricieux qui ne disent jamais une seule
vérité, même pas dans leur sommeil. Le peuple juif ne méritait
pas ça, mais c’est à lui qu’il appartient de changer les choses.
Il nous faudrait beaucoup d’Ury Avnery [3],
puisque ce sont les juifs, et eux seuls, qui ont le pouvoir de
rendre sa dignité, sa liberté et ses terres au peuple
palestinien.
Sandro Cruz : Revenons à votre livre, la
biographie de Yasser Arafat, que vous avez tant aimé. Comment
peut-on être objectif quand on est sous le charme de quelqu’un ?
Isabel Pisano : Quand ce qui prévaut, dans
le cœur et l’esprit —deux « organes » qui à mon sens n’en font
qu’un—, est la quête impérieuse de la vérité, et quand on est
sûr et certain qu’il n’y a pas cent vérités mais une seule et
qu’elle est juste, alors, quand on découvre cela, on peut être
aussi objectif que le Créateur.
Je me suis vouée à la cause de la Palestine en sachant
parfaitement que je ne dormirais plus jamais tranquille. Mais
après avoir connu la tragédie de la Palestine, ce n’est qu’en
vivant pour elle que ma vie prenait un sens, que ma naissance
n’était pas un accident de la nature, parce que ceci était écrit
au tout début des temps. Il n’est pas de combat plus sublime,
plus élevé, plus honorable et, malheureusement, plus dur, que
celui-ci : exiger que leurs droits inaliénables soient restitués
aux Palestiniens.
Abu Ammar a tout donné, dans tous les sens, il a renoncé à la
vie privée, à un exil confortable dans un quelconque pays du
Proche-Orient, et en retour il en a été payé par la prison et la
torture. Il m’a dit un jour : « Je connais toutes les prisons du
Proche-Orient et toutes leurs méthodes de torture… » Il y avait
dans son regard un halo de tristesse insoutenable. Si quelqu’un
est aveugle à tant de douleur et d’injustice, mieux vaudrait
pour lui et pour le monde qu’il ne soit pas né !
Sandro Cruz : Ce 11 novembre 2009 sera le
cinquième anniversaire de la mort de Yasser Arafat. Vous en
donnez dans votre livre votre version, dont on ose peu parler
publiquement [en Europe] : l’empoisonnement qui tua Yasser
Arafat ne serait pas la conséquence d’une maladie particulière,
mais un meurtre. Comment êtes-vous arrivée à la conclusion qu’il
aurait été assassiné ?
Isabel Pisano : Arafat a été empoisonné. Il
ne s’agit en aucune manière d’une conclusion à laquelle je
serais arrivée par moi-même, mais des aveux faits par Ariel
Sharon à Uri Dan, son ami et confident, dans Entretiens avec
Ariel Sharon, un livre qui a disparu des vitrines des
librairies françaises à la vitesse de l’éclair [4].
Si Sharon et son compère George W. Bush —qui tôt ou tard devra
répondre devant les tribunaux des événements du 11 septembre,
mais laissons du temps au temps— ont menti, ou si, dans sa
mégalomanie, Sharon s’est adjugé un crime qu’il n’a pas commis,
cela, je l’ignore. Je ne fais que m’appuyer sur ce que lui-même
a confié à Uri Dan et que celui-ci reproduit dans son livre. À
part cela, il y a une foule de preuves énumérées dans le livre.
Sandro Cruz : Mais pour parvenir à
empoisonner Arafat, il fallait des complicités parmi ses plus
proches collaborateurs politiques, ceux qui avaient accès à
lui ?
Isabel Pisano : Oui, en effet. Pas
seulement, peut-être quelqu’un de sa famille aussi.
Yasser Arafat et le pape
Jean-Paul II
Sandro Cruz : Vous narrez des aspects peu
connus des origines d’Arafat : sa mère, descendante directe du
prophète Mahomet ; son père, un riche homme d’affaires. De même,
vous montrez Arafat défenseur infatigable des communautés
chrétiennes du Proche-Orient. Contrairement à l’image que lui a
affublé la propagande, vous le montrez à la recherche de la
justice et de la paix. Pourtant ses efforts n’ont pas
abouti.Quels obstacles a t-il rencontré, et pour quelles
raisons ?
Isabel Pisano : Ce livre fait partie d’une
tétralogie. Lorsque j’ai vu les tours jumelles s’effondrer sur
mon écran de télévision, j’ai compris que ce n’étaient pas des
Arabes qui avaient fait cela : ils ne disposaient pas de la
technologie nécessaire. Sans compter que je connaissais le
projet Northwoods [5]du
général Letzminzer (il le présenta à Kennedy qui le mit dehors
de fort mauvaise humeur) et aussi ce bijou qu’est le rapport
d’Iron Mountains, où est planifié tout ce qui arriva ensuite [6].
Je me suis mise en quête de preuves attestant de
l’auto-agression, et ils en avaient laissé autant qu’un troupeau
d’éléphants dans un magasin de porcelaine. Cette même année
(2002), j’ai fini d’écrire La Sospecha (Le soupçon), et
j’ai enchaîné avec Yo Terrorista (Moi, terroriste), un
livre très dur sur le terrorisme d’État, qui a été pratiqué
quotidiennement, que je sache, en Algérie, aux États-Unis et en
Russie. Ensuite j’ai découvert, pas à pas, les clés du conflit
palestinien et finalement, opérant un retour dans le temps en
quête d’explications sur l’origine de cette violence, je suis
remontée jusqu’aux sources : je me suis passionnée pour les
civilisations antiques du Proche-Orient et interrogée sur ce qui
poussait les armées d’Israêl et des États-Unis à en détruire
toutes les traces.
Après dix années de recherches j’ai écris un quatrième livre,
El Papiro de Sept (Le papyrus de Sept.
Sandro Cruz : Septembre noir [7]
était une faction du mouvement palestinien impliquée, par
exemple, dans le massacre des athlètes israéliens aux Olympiades
de Munich. Dans ce sens et dans ce contexte, Arafat a-t-il été
impliqué dans des actes de terrorisme au long de sa longue lutte
pour la libération et la reconnaissance du Peuple palestinien ?
Isabel Pisano : Non. Au début, il a eu à
voir avec des actions de sabotage. L’affaire de Munich est
quelque chose de monstrueux et Arafat n’y est absolument pour
rien. Il a publiquement condamné les terroristes qui ont commis
un acte aussi aberrant. Les Israéliens n’ont dit qu’une seule
fois avoir la preuve de son implication dans cette affaire. Ils
affirmaient avoir enregistré une conversation entre Arafat et
les quatre preneurs d’otages à l’Ambassade d’Arabie saoudite, à
Khartoum, début mars 1973. Mais à ce jour, ils n’ont jamais
diffusé l’enregistrement qu’ils prétendent détenir.
Sandro Cruz : Comme le dit Tariq Ramadan,
auteur de la préface de votre livre : « L’ouvrage donne, sur le
plan humain, personnel et sentimental, une idée plus proche,
plus intime de la personnalité de Yasser Arafat », et c’est
justement cela que captive l’attention. Arafat était quelqu’un
qui cherchait constamment la paix pour son peuple et des
engagements conduisant à des négociations avec son ennemi,
Israël. Pourtant, la presse mondiale lui a toujours collé
l’étiquette de terroriste. Comment expliquer cette distorsion ?
Isabel Pisano : La désinformation n‘est pas
un phénomène fortuit, mais la condition indispensable de la
domination. Mais la désinformation est mal faite, et procède
même par stéréotypes. Je vous donne un exemple : Bush père a dit
à Saddam Hussein : « Ma patience a des limites. » Bush fils a
dit, dix ans plus tard, au même Saddam : « Ma patience a des
limites. » La semaine dernière, Obama a dit à l’Iran : « Ma
patience a des limites. » Et moi, je me demande si ces trois
types existent ou si ce sont des robots parlants. Il y a une
énorme dose de provocation là-dedans, car chacun est en droit de
se demander : est-il possible que la paix du monde dépende de la
patience d’un seul homme ?
Sandro Cruz : Le Peuple palestinien est
encore apatride. Pensez-vous que cet échec soit imputable à
Yasser Arafat, qu’il ait commis une erreur dans sa lutte ?
Est-on en droit de le critiquer ?
Isabel Pisano : Israël n’a pas la volonté
réelle de reconnaître un État palestinien. Quand les militaires
israéliens sont entrés en Palestine après la partition, ils
l’ont fait en tirant et en semant la terreur parmi ceux qui
fuyaient devant eux. A Deir Yassin, le général Sharon, qui avait
alors une vingtaine d’années, a cloué les portes des maisons et
leur a mis le feu : les femmes, les enfants, les vieillards qui
se trouvaient à l’intérieur ont été brûlés vifs. Cela, c’est
l’Histoire.
Si vous observez les cartes de l’ONU de 1947 à nos jours, vous
constatez une évidence : Israël a fait main basse sur presque
tout le territoire palestinien. Cela se passe sous le regard
impassible de l’Occident ou avec sa complicité. Le fait accompli
se substitue au droit, comme l’écrit Thierry Meyssan.
Yasser Arafat a tout tenté, et nous savons tous ce qui s’est
passé. Les Israéliens ont assassiné le cheik Ahmed Yassin et
Abdel Aziz al Rantissi, décapitant ainsi le Hamas. Après le
décès ou l’assassinat d’Arafat, il ne restait plus
d’interlocuteurs représentatifs, et c’est justement ce qu’il
fallait à la classe dirigeante israélienne pour continuer à
assassiner des Palestiniens, à les expulser de leurs terres,
comme ils le font aujourd’hui à Jérusalem Est. La force
spirituelle des Palestiniens est invincible. Les dirigeants
israéliens savent qu’ils devront tuer jusqu’au dernier
Palestinien pour s’emparer de ces territoires, et ils s’en
occupent activement.
Seul le peuple israélien peut remédier à cet état de choses en
expulsant ces gouvernants corrompus, dans le meilleur des cas.
Sandro Cruz : Beaucoup de rumeurs
circulent sur l’épouse de Yasser Arafat, Souha, qui a séjourné à
Paris avec un grand train de vie, puis s’est installé en Tunisie
avant d’en être expulsée. On dit qu’elle a dilapidé le trésor de
l’OLP et qu’elle vit avec un phalangiste libanais qui a
participé aux massacres de Sabra et Chatila…
Isabel Pisano : Les sionistes ont fait
circuler beaucoup de rumeurs pour accuser Yasser Arafat de
détourner l’argent de la cause palestinienne. Ils s’imaginent
qu’il était un homme comme eux. C’est ridicule. Il a toujours
vécu frugalement tandis que ceux qui l’ont tué s’affichent dans
un luxe ostentatoire.
Concernant Souha, je ne souhaite pas polémiquer à son sujet, je
ne suis pas placée pour le faire.
Sandro Cruz : Quel est l’aspect de la
personnalité de Yasser Arafat qui vous impressionnait le plus ?
Isabel Pisano : Sans aucun doute, son sens
de l’humour. Il prisait tellement mes commentaires sarcastiques
sur le pouvoir que je me sentais… comme Benigni [8] !
Mais aussi son romantisme. Plus que personne. Pour m’expliquer
ses sentiments, il faisait de la poésie.
Sandro Cruz : En lisant votre livre on
découvre non seulement la vie d’Arafat mais aussi l’histoire du
Peuple palestinien, qui lui est intimement liée. Et cette
histoire est chargée d’une violence hallucinante. On a du mal à
comprendre comment le Peuple palestinien a pu faire face à tant
d’acharnement. Mais le plus surprenant est que cette violence
provient d’un peuple qui a lui aussi beaucoup souffert. Le
Rapporteur spécial pour les droits de l’homme de l’ONU, M. Goldstone,
vient justement de rendre public son rapport dans lequel il
condamne Israël pour génocide et autres crimes de guerre en
Palestine. La question qui me vient à l’esprit est la suivante :
qu’arrive-t-il à la société israélienne à votre point de vue ?
Le peuple est-il victime du pouvoir ou a-t-il simplement perdu
tout repère ?
Isabel Pisano : Le peuple israélien est un
grand peuple qui a donné à l’humanité ses plus grands génies.
J’ai constaté la désinformation à laquelle il est soumis au
quotidien. Or, un peuple désinformé devient une société en
recul. Tous les jours, les Israéliens reçoivent leur dose de
bourrage de crâne anti-arabe. Les maîtres du monde continuent de
saccager, de faire la guerre, de déstabiliser les pays, et les
peuples qu’ils harcèlent n’ont plus qu’à émigrer. Tout est
calculé et programmé. Le moment est venu de se réveiller et
d’aider le peuple juif à se débarrasser de ces tueurs.
Sandro Cruz, Vice-président du Réseau
Voltaire et directeur de l’Agencia
informe de prensa internacional (IPI). Gérant des éditions
Timéli.
[1]
Isabel Pisano est née en Uruguay. Après y avoir été reine de
beauté, elle fit carrière comme actrice en Italie. Elle tourna
avec les plus grands réalisateurs (Visconti, Fellini, Pasolini
etc.). Elle épousa le compositeur portugais de musique de films
Valdo de los Rios, puis elle entreprit une carrière de
journaliste à la RAI. Enfin, elle s’établit en Espagne où elle
travailla comme grand reporter pour El Mundo. Les
lectrices françaises la connaissent à travers les nombreux
reportages et interviews qu’elle réalisa pour Marie-Claire.
Isabel Pisano a reçu de nombreuses distinctions, dont le titre
de meilleure journaliste de l’année 2002 décerné par
l’association professionnelle espagnole (ARI).
[2]
« Abou Ammar » était le nom de guerre de Yasser Arafat en
référence au premier martyr de l’Islam, Ammar Ben Yasser.
[3]
Uri Avnery est ancien terroriste juif, membre de l’Irgun,
qui a progressivement évoulé jusqu’à créer le Bloc de la Paix (Gush
Shalom). Journaliste et homme politique, il fut notamment
parlementaire de 1965 à 1973 et de 1979 à 1981. Violant les
interdictions, il rencontra plusieurs fois Yasser Arafat. En
2003,
il tenta de s’opposer à son assassinat.
[4]
Ariel Sharon : An Intimate Portrait par Uri Dan,
Palgrave Macmillan (2006). Version française :
Ariel Sharon. Entretiens intimes avec Uri Dan, Michel
Lafon éditeur (2006).
[5]
« Opération
Northwoods. Quand l’état-major américain planifiait des
attentats terroristes contre sa population », par Thierry
Meyssan, Réseau Voltaire, 5 novembre 2001.
[6]
Paru en 1967, le
Report from Iron Mountain se présente comme un
document rédigé par un Groupe de travail de l’administration
Johnson sur la faisabilité et l’opportunité de la paix ; les
noms des 15 experts qui l’auraient rédigés ayant été remplacés
par des pseudonymes. L’ouvrage, qui connu un succès hors norme
aux USA, suscita une violente polémique, divisant la presse.
Certains magazines, comme U.S. News and World Report
confirmèrent l’authenticité du document, tandis que d’autres y
virent un faux fabriqué par Leonard Lewin. Après avoir énoncé
une politique cynique, le rapport recommande la création d’une
agence nouvelle. Celle-ci fut effectivement créée par les
néo-conservateurs en 1984 sous le nom de U.S. Institute for
Peace.
[7]
Septembre noir était une organisation militaire créée pour
venger les victimes du massacre perpétré en septembre 1970 par
la monarchie jordanienne (soutenue par Israël, l’Irak et le
Pakistan) pour réprimer le mouvement révolutionnaire dans les
camps de réfugiés palestiniens. Le groupe assassina le Premier
ministre jordanien, puis pris en otage des athlètes israéliens
durant les Jeux Olympiques pour les échanger contre les
militants palestiniens détenus en Israël. L’opération échoua et
se termina dans un bain de sang.
[8]
Roberto Benigni est un célèbre humoriste et acteur italien.
Yasser Arafat, intime, par Isabel Pisano. Traduction
de Gisèle Bulwa. Préface de Tariq Ramadan. Postface et annexes
par Thierry Meyssan. Co-édition Demi-lune & Timéli, 416 pp. 70
illustrations et photos (2009).
Ouvrage
diffusé en ligne par la librairie du Réseau Voltaire.
|