Cuba
Le dissident cubain Guillermo Fariñas et le Prix Sakharov du
Parlement européen
Salim Lamrani
Jeudi 28 octobre 2010 Le 21 octobre 2010, le
Parlement européen a annoncé le nom du lauréat 2010 du Prix
Sakharov « pour la liberté de l’esprit », et l’a attribué au dissident cubain
Guillermo Fariñas Hernández. Selon l’institution européenne, ce
dernier s’inscrit « dans
une longue lignée de dissidents, défenseurs de droits de l’homme
et de la liberté de pensée ». Le président du Parlement
Jerzy Buzek a noté que l’opposant au gouvernement de La Havane
« a été prêt à risquer sa
santé et sa vie pour faire changer les choses à Cuba ». Il
s’agit de la troisième fois en neuf ans qu’un opposant cubain
reçoit cette distinction, après
Les Dames en blanc en
2005 et Oswaldo Payá en 20021.
Il convient de revenir sur le parcours personnel de
Guillermo Fariñas et son entrée dans le monde de la dissidence à
Cuba, avant d’évoquer la politisation du Prix Shakarov.
Guillermo Fariñas
Né le 3 janvier 1962, Guillermo Fariñas est un ancien
soldat ayant servi en Angola en 1981, dans la lutte pour
l’indépendance de la nation africaine et contre le régime
raciste d’Afrique du Sud. Il a longtemps été un fervent
admirateur du processus révolutionnaire, et son père avait
participé à la lutte contre la dictature de Fulgencio Batista
aux côtés de Fidel Castro. Suite à la chute du Mur de Berlin en
1989 et à l’apparition des premières difficultés économiques à
Cuba, il a alors abandonné les Jeunesses communistes, sans pour
autant prendre une position politique contraire au gouvernement
de Havane2.
Ce n’est qu’en 2003 qu’il effectue un
virage idéologique à 180 degrés et tourne le dos aux idées qu’il
avait auparavant défendues. Il intègre alors la dissidence et
fonde l’agence de presse
Cubanancan Press, financée par
« des Cubains-américains
anticastristes », selon l’agence étasunienne
Associated Press3.
Le Parlement européen signale qu’il est
« partisan de la
non-violence » et qu’il a mené
« pas moins de 23 grèves de la faim pour attirer l’attention sur
l’oppression des dissidents cubains et réclamer la liberté
d’accès à Internet ». Il souligne également qu’il a passé
onze ans en prison – en réalité neuf ans, mais n’a servi qu’un
peu plus d’un an –, sans pour autant dévoiler les raisons de ses
différentes condamnations4.
A aucun moment, l’entité européenne n’affirme que ses
séjours en prison sont dus à son activité politique pour la
simple raison que ses incarcérations sont dues à des délits de
droit commun. La discrétion du Parlement européen au sujet du
casier judiciaire de Fariñas est compréhensible, car ses actes
délictueux mettent à mal l’affirmation du caractère
« non-violent » du
Prix Sakharov 20105.
En effet, Fariñas dispose d’un casier judiciaire chargé.
En 1995, il avait été condamné à trois ans de prison avec sursis
et à une amende de 600 pesos après avoir violemment agressé une
femme, collègue de travail de l’institut de santé dans lequel il
occupait un poste de psychologue, lui occasionnant de multiples
blessures au visage et aux bras. Il réalisa alors sa première
grève de la faim6.
En 2002, dans la ville de Santa Clara, dans la province
de Las Villas, Fariñas avait agressé une personne âgée avec un
bâton. Cette dernière, sérieusement touchée, fut transportée
d’urgence à l’hôpital où elle dut subir une ablation de rate.
Suite à ce délit, il fut condamné à cinq ans et dix mois de
prison. Il observa de nouveau une grève de la faim et bénéficia
d’une mesure de liberté surveillée le 5 décembre 2003 pour des
raisons de santé7.
A ce sujet, l’agence de presse espagnole
EFE se contente de
déclarer qu’il avait été condamné
« pour les délits de désordre public et agression », sans fournir de
détails8. Pour sa part,
Associated Press se fait plus explicite et rapporte que
« certains de ses ennuis
judiciaires sont dus à l’agression d’une collègue de travail et
autres comportements violents9 ».
En 2005, Fariñas entama une nouvelle grève de la faim,
exigeant de l’Etat cubain que lui soit installé un accès
Internet à son domicile. Il fréquenta la représentation
diplomatique étasunienne de La Havane, la Section d’intérêts
nord-américains, laquelle finance ses activités. Il reconnaît
aisément cette réalité. Le quotidien français
Libération note que
« Fariñas n’a jamais nié
avoir reçu des ‘dons’
de la Section des intérêts américains pour se procurer un
ordinateur et exercer son métier de
‘journaliste indépendant’
sur Internet10 ».
Mais Guillermo Fariñas a réellement été médiatisé à
partir du 24 février 2010 lorsqu’il a entamé, à son domicile,
une grève de la faim, qui a duré jusqu’au 8 juillet 2010, afin
d’exiger la libération de ceux qu’il qualifie de
« prisonniers d’opinion »,
en référence aux opposants condamnés pour avoir accepté le
financement des Etats-Unis11. D’ailleurs, à ce sujet,
l’Agence étasunienne pour le développement international
(USAID), dépendante du gouvernement fédéral, admet financer
l’opposition cubaine. Selon l’Agence, pour l’année fiscale 2009,
le montant de l’aide destinée aux dissidents cubains s’élevait à
15,62 millions de dollars.
« La grande majorité de cette somme est destinée à des individus
se trouvant à Cuba. Notre but est de maximiser le montant du
soutien dont bénéficient les Cubains dans l’île12 ».
L’organisation gouvernementale souligne
également le point suivant :
« Nous avons formé des centaines de journalistes sur une période de dix
ans dont le travail est apparu dans de grands médias
internationaux ». Cette déclaration met à mal les
affirmations sur le caractère indépendant des
« journalistes opposants »
à Cuba. Ayant été formés et stipendiés par les Etats-Unis, ils
répondent avant tout aux intérêts de Washington, dont le but
est, comme le signalent les documents officiels du Département
d’Etat », un « changement
de régime » dans l’île13.
D’un point de vue juridique, cette réalité
place de fait les dissidents qui acceptent les émoluments
offerts par l’USAID dans la situation d’agents au service d’une
puissance étrangère, ce qui constitue une grave violation du
code pénal à Cuba, mais également dans n’importe quel pays du
monde. Interrogée à ce sujet, l’Agence se contente de rappeler
que « personne n’est
obligé d’accepter ou de prendre part aux programmes du
gouvernement des Etats-Unis14 ».
La dernière protestation de Fariñas avait
gravement affecté son état de santé et il n’a dû sa survie
qu’aux soins médicaux qui lui ont été prodigués par les
autorités cubaines. Reconnaissant, il n’a d’ailleurs pas manqué
d’exprimer sa gratitude à l’équipe médicale qui s’est occupée de
lui, lors d’une interview concédée à la télévision espagnole
alors qu’il se trouvait à l’hôpital15.
Guillermo Fariñas n’a jamais eu de problèmes à exprimer
son opinion à l’égard du gouvernement cubain. Il a joui à cet
égard d’une liberté d’expression totale. Pour s’en convaincre,
il suffit de jeter un œil à ses déclarations émises durant sa
dernière grève de la faim16. Durant son séjour à
l’hôpital, il a régulièrement accordé des entretiens à la presse
occidentale, s’en prenant virulemment aux autorités de l’île.
Voici quelques extraits d’une interview accordée à Reporters
sans frontières le 8 avril 2010 :
« Le régime castriste est
totalement rétrograde, archaïque, avec un manque de flexibilité,
d’humanité, avec une cruauté marquée qui laisse mourir
publiquement ses opposants ». Fariñas n’hésite pas à faire
référence au « régime
totalitaire cubain » et dénonce sans problème
« les cruautés, les abus et les tortures » qui seraient commis dans
l’île 17.
Fariñas n’est pas exempt de certaines contradictions.
Alors qu’il se montre très critique du système cubain et compare
la vie dans l’île à un enfer, il refuse d’émigrer malgré une
proposition d’accueil de la part de l’Espagne18. Il
est en effet curieux de refuser de vivre dans la neuvième
puissance économique mondiale et de préférer rester dans un
petit pays du Tiers-monde, en proie à des difficultés
économiques indéniables, aggravées par l’embargo imposé par les
Etats-Unis et par la crise mondiale. Il y a une raison à cela.
En partant à l’étranger, Fariñas ne recevrait plus aucune aide
financière ni des Etats-Unis ni de l’Union européenne.
La politisation du Prix Sakharov
Le Parlement européen a choisi, pour la troisième
fois en neuf ans, un dissident cubain pour le Prix Shakarov,
malgré la qualité des deux autres prétendants, l’ONG israélienne
Breaking the Silence
et l’opposante éthiopienne Birtukan Mideksa19.
Breaking the Silence a été créé en 2004 par des soldats
israéliens et des anciens combattants et
« montre au public israélien la réalité de l’occupation israélienne vue
à travers les yeux des soldats. Elle participe au débat sur
l’impact de l’occupation prolongée des territoires
palestiniens », selon le Parlement. Quant à Birtukan
Mideksa, il s’agit d’une femme politique et ancienne juge
éthiopienne, leader de l’opposition, condamnée à la prison à vie
en 2008, pour avoir dénoncé l’emprisonnement des opposants dans
son pays, puis libérée en octobre 201020.
Il ne s’agit pas de critiquer Guillermo
Fariñas pour son action. Il faut en effet une certaine dose de
courage personnel pour risquer sa vie en observant une grève de
la faim. Néanmoins, le choix du Parlement européen est
discutable dans la mesure où il intègre d’abord et avant tout
des paramètres politiques. En effet, dominé par la droite, le
fait de récompenser une nouvelle fois l’opposition cubaine au
détriment de toutes les personnes qui risquent véritablement
leur vie à travers le monde pour défendre la cause des droits de
l’homme et des libertés, ne peut être le fruit du hasard21.
De plus, cette distinction intervient alors
que le gouvernement cubain a procédé à la libération de la
quasi-totalité des prisonniers dits
« politiques » recensés par Amnistie Internationale. Les treize
restants, après la libération de 39 personnes depuis juillet
2010, seront libérés avant la fin du mois de novembre 2010,
selon l’accord passé entre La Havane et l’Eglise catholique
cubaine22. On ne peut que constater que la décision
du Parlement repose surtout sur des critères idéologiques et
jette une ombre sur la crédibilité des objectifs officiels du
Prix Sakharov, à savoir la défense des droits de l’homme.
Certains parlementaires européens ont critiqué cette
décision, prise en comité restreint à huis clos lors de la
Conférence des Présidents, en non en séance plénière en présence
de tous les députés. L’eurodéputé espagnol Willy Meyer du groupe
Izquierda Unida a
regretté « l’option
idéologique [prise par le Parlement] qui n’a rien à voir avec la
défense des droits de l’homme dans le monde entier, à une époque
de guerres et de graves problèmes où des milliers de militants
des droits humains sont poursuivis dans le monde, et que leur
travail n’est pas reconnu ou est occulté23 ». De son côté, María Múñiz, porte-parole des socialistes espagnols
à la Commission des Affaires étrangères du Parlement, a regretté
que les autres candidats aient été négligés et que la
« progressive libération des prisonniers cubains dissidents » n’ait
pas été prise en compte24.
Conclusion
Guillermo Fariñas a choisi, comme les opposants cubains
médiatisés par la presse occidentale, de vivre de l’activité
dissidente, car elle offre des perspectives financières
indéniables et un niveau de vie bien supérieur à celui des
Cubains dans un contexte marqué par des difficultés économiques
et les pénuries matérielles. Le Prix Sakharov n’est pas
uniquement une distinction honorifique. Il s’agit également
d’une forte rétribution économique de 50 000 euros. Cela
représente une somme considérable, surtout pour les Cubains,
quand on sait la réalité du système social dans l’île. En guise
d’exemple, Fariñas n’a pas eu à débourser le moindre centime
pour son hospitalisation de plusieurs mois, est propriétaire de
son logement comme 85% des Cubains et bénéficie du carnet de
rationnement qui lui permet d’obtenir gratuitement des produits
alimentaires.
Guillermo Fariñas a parfaitement le droit d’exprimer
ouvertement son désaccord avec un système politique qu’il a
défendu jusqu’à l’âge de trente ans. Il ne doit pas être
critiqué pour cela. Ses antécédents judiciaires ne doivent pas
non plus être occultés. Néanmoins, il est difficile de croire,
au vu des puissants intérêts politiques et médiatiques
occidentaux qui le soutiennent, que son action est réellement
indépendante et uniquement axée sur la question des droits de
l’homme. En acceptant les émoluments de la part de Washington –
qui finance publiquement les opposants cubains –, il se met au
service d’une politique destinée à renverser le gouvernement
cubain.
Notes
1
Parlement européen,
« Gros plan sur les droits de l’homme : le Prix Sakharov 2010 »,
21 octobre 2010.
http://www.europarl.europa.eu/news/public/focus_page/015-84708-274-10-40-902-20101001FCS84570-01-10-2010-2010/default_p001c004_fr.htm
(site consulté le 26 octobre 2010).
2
Ibid. ; EFE, « Fariñas, el
rostro de la huelga de hambre or los presos políticos cubanos »,
21 octobre 2010.
3
Associated Press, « EU
Rights Prize for Cuban Dissident Farinas », 21 octobre 2010.
4
Parlement européen,
« Gros plan sur les droits de l’homme : le Prix Sakharov 2010 »,
op. cit.
5
Ibid.
6
Alberto Núñez Betancourt, « Cuba no acepta presiones ni
chantajes », Granma, 8 mars 2010.
7
Alberto Núñez Betancourt, « Cuba no acepta presiones ni
chantajes », op. cit
8. EFE, « Fariñas, el rostro de la huelga de hambre or los
presos políticos cubanos »,
op. cit.
9
Associated Press, « EU
Rights Prize for Cuban Dissident Farinas », 21 octobre 2010.
10
Félix Rousseau, « Fariñas, épine dans le pied de Raúl Castro »,
Libération, 17 mars
2010.
11
Salim Lamrani, Cuba. Ce
que les médias ne vous diront jamais. Paris, Editions
Estrella, 2009, p. 79-105.
12
Along the Malecon,
« Exclusive : Q & A with USAID », 25 octobre 2010.
http://alongthemalecon.blogspot.com/2010/10/exclusive-q-with-usaid.html
(site consulté le 26 octobre 2010).
13
Ibid.
14
Ibid.
15
59 segundos, « Cuba », 12 avril 2010.
http://www.youtube.com/watch?v=RRxzicTmWz8
(site consulté le 26 octobre 2010).
16
Mauricio Vicent, « ‘Hay momentos en la historia en que tiene que
haber mártires’ », El País,
2 mars 2010.
17
Reporters sans frontières,
« Interview de guillermo Fariñas », 8 avril 2010.
http://fr.rsf.org/interview-de-guillermo-farinas-08-04-2010,37147.html
(site consulté le 26 octobre
2010)
18
Juan O. Tamayo, « Fariñas no acepta la oferta de recuperarse en
España », 30 mars 2010.
19
Parlement européen, « Présentation des trois finalistes 2010 »,
1er octobre 2010.
http://www.europarl.europa.eu/news/public/focus_page/015-84708-274-10-40-902-20101001FCS84570-01-10-2010-2010/default_p001c003_fr.htm
(site consulté le 26 octobre 2010).
20
Ibid.
21
Agence France Presse, « Los tres premios Sajarov de la oposición
cubana », 21 octobre 2010.
22
EFE, « Damas instan al gobierno a cumplir plazo de
excarcelaciones », 25 octobre 2010 : Andrea Rodriguez,
« Anuncian liberación de presos no incluidos en acuerdo », 10
octobre 2010.
23
Willy Meyer, « El premio Sajarov queda hoy tocado del ala »,
Izquierda Unida, 21
octobre 2010.
http://www1.izquierda-unida.es/node/7945
(site consulté le 27 octobre 2010).
24 Associated Press,
« División de opiniones en España tras premio europeo a cubano
Fariñas », 21 octobre 2010.
Docteur ès Etudes Ibériques et Latino-américaines de
l’Université Paris Sorbonne-Paris IV, Salim Lamrani est
enseignant chargé de cours à l’Université Paris Sorbonne-Paris
IV, et l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, spécialiste des
relations entre Cuba et les Etats-Unis et
journaliste français,
spécialiste des relations entre Cuba et les Etats-Unis. Son
nouvel ouvrage s’intitule
Cuba. Ce que les médias ne vous diront jamais (Paris :
Editions Estrella, 2009).
Contact : lamranisalim@yahoo.fr
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