Analyse
Biocarburants et crise alimentaire
Salim Lamrani
Salim Lamrani
22 avril 2008
Les émeutes de la faim se sont multipliées à travers le monde
suite à la flambée des prix des matières premières alimentaires
et se sont révélées particulièrement meurtrières. Les
populations du Tiers-monde, écrasées par un système économique
irrationnel et insoutenable, ont exprimé leur colère sur tous
les continents, que ce soit à Haïti où le Premier ministre a été
démis de ses fonctions, aux Philippines ou en Egypte. Plus de 37
pays d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine représentant un
total de 89 millions de personnes sont directement affectés par
la crise alimentaire1. Mais il ne s'agit
malheureusement que du début.
Jacques Diouf, directeur général du Programme alimentaire
mondiale des Nations unies, a mis en avant les facteurs qui ont
conduit à cette hausse subite des prix, à savoir une baisse de
la production due au changement climatique, des niveaux de
stocks extrêmement bas, une consommation plus grande dans les
économies émergentes telles que la Chine et l’Inde, le coût très
élevé de l’énergie et du transport et surtout la demande accrue
pour la production de biocarburants2.
Les Etats-Unis ont été les principaux promoteurs, avec le
Brésil, de la politique des biocarburants pour faire face à la
montée du prix du pétrole, négligeant les conséquences
dramatiques et prévisibles d’une telle production. Ainsi, pour
satisfaire ses besoins en énergie, Washington promeut une
stratégie qui va conduire une grande partie de l’humanité au
désastre. Il n’y a aucun doute là-dessus et les grandes
institutions internationales sont unanimes à ce sujet, y compris
le Fonds monétaire international (FMI)3.
La FAO, l’organisation des Nations unies pour
l’alimentation et l’agriculture, a souligné que l’augmentation
mondiale de la production de biocarburants menaçait l’accès aux
denrées alimentaires pour les populations pauvres du
Tiers-monde. « A court terme, il est très probable que la
rapide expansion des carburants verts, au niveau mondial, aura
des effets importants sur l'agriculture d'Amérique latine »,
a affirmé la FAO4.
En effet, la production de biocarburants s’effectue aux
dépens des cultures vivrières en puisant dans les réserves
d’eau, et en détournant les terres et les capitaux, ce qui
entraîne une augmentation des prix des denrées alimentaires et
« mettra en péril l'accès aux vivres pour les éléments les
plus défavorisés », conclut l’Organisation dans un rapport
présenté au Brésil5. Les conséquences sociales
désastreuses de cette politique sont aisément prévisibles alors
que l’insécurité alimentaire frappe déjà 854 millions de
personnes6.
Le Brésil, qui s’efforce de propager la production des
biocarburants en Amérique latine et en Afrique, a nié le fait
que cette politique était responsable de la hausse des prix des
des denrées alimentaires à travers le monde. Le ministre des
Finances Guido Mantega a fait part de son désaccord : « Cela
met en péril la production alimentaire […] aux Etats-Unis, mais
pas au Brésil, pas dans les pays d'Afrique, pas dans les pays
d'Amérique latine, qui ont assez de terres pour produire les
deux7 ».
Le président brésilien Luis Inacio Lula da Silva a
également récusé cette thèse. « Ne me dites pas, pour l'amour
de Dieu, que la nourriture est chère à cause du biodiesel. La
nourriture est chère parce que le monde n'était pas préparé à
voir des millions de Chinois, d'Indiens, d'Africains, de
Brésiliens et de Latino-américains manger », a-t-il affirmé.
Lula a plaidé en faveur des biocarburants car le Brésil en est
le deuxième producteur mondial derrière les Etats-Unis8.
Mais les cours des matières premières contredisent de
manière cinglante les propos de Mantega et du président
brésilien. La production de biocarburants se substitue aux
cultures alimentaires et encourage fortement la hausse des prix.
Ainsi, le prix du riz a augmenté de 75% entre février 2008 et
avril 2008 alors que le prix du blé s’est envolé de 120% sur la
même période9. Il en est de même pour les produits de
base tels que le soja, le maïs, l’huile mais également le lait,
la viande et autres10.
Le secrétaire général des Nations unies Ban
Ki-moon a réclamé des mesures d’urgence pour mettre fin à la
crise alimentaire11. La Banque mondiale a appelé les
gouvernements des pays membres à intervenir rapidement pour
éviter la propagation du cataclysme alimentaire et a souligné
que le doublement du prix des produits de base au cours des
trois dernières années « pourrait pousser plus profondément
dans la misère 100 millions d'individus vivant dans les pays
pauvres ». Le prix du blé, par exemple, a augmenté de 181%
en trois ans. Le FMI a mis en garde contre une hécatombe
annoncée : « Les prix de l'alimentation, s'ils continuent
comme ils le font maintenant, [...] les conséquences seront
terribles.
Comme nous l'avons appris dans le passé, ce genre de
situations se finit parfois en guerre12 ».
Jean Ziegler, rapporteur spécial des Nations unies pour
le droit à l’alimentation, a qualifié la production massive de
biocarburants de « crime contre l’humanité » et a averti
que le monde se dirigeait « vers une très longue période
d’émeutes ». Il a clairement désigné les coupables en
fustigeant la politique désastreuse du FMI, le dumping agricole
de l’Union européenne en Afrique, la spéculation boursière
internationale sur les matières premières engendrée par les
biocarburants, le gouvernement des Etats-Unis et l’Organisation
mondiale du commerce13.
La mise en garde de Fidel Castro
Il y a plus d’un an, le 28 mars 2007 pour être précis,
l’ancien président cubain Fidel Castro avait mis en garde le
monde contre le danger représenté par les biocarburants. Dans
une longue réflexion intitulée « Plus de 3 milliards d’êtres
humains dans le monde condamnés à une mort de faim et de soif
prématurée », il avait dénoncé « l’idée sinistre de
convertir les aliments en combustible » élaborée par le
président Bush comme ligne économique de la politique étrangère
des Etats-Unis. Le locataire de la Maison-blanche a fait part de
sa volonté de produire 132 milliards de litres de biocarburant
d’ici 201714.
« Aujourd’hui, nous savons précisément
qu’une tonne de maïs peut produire seulement 413 litres
d’éthanol en moyenne […]. Le prix moyen du maïs dans les ports
étasuniens s’élève à 167 dollars la tonne. Il faut donc 320
millions de tonnes de maïs pour produire [132 milliards de
litres] d’éthanol. Selon les données de la FAO, la récolte de
maïs aux Etats-Unis pour l’année 2005 s’est élevée à 280,2
millions de tonnes. Même si le Président parle de produire du
combustible à partir de gazon ou de copeaux de bois, n’importe
qui comprend qu’il s’agit de phrases absolument dénuées de
réalisme15 ».
Pour Fidel Castro, si une telle recette
était appliquée aux pays du Tiers-monde, le nombre de personnes
qui seraient atteintes par la famine et le manque d’eau
prendrait des proportions vertigineuses, sans parler des
conséquences écologiques. « Il ne restera plus un seul arbre
pour défendre l’humanité du changement climatique16 ».
L’ancien président cubain avait également
fustigé l’intention de l’Europe d’utiliser non seulement le maïs
mais également le blé, les graines de tournesol, de colza et
d’autres aliments pour la production de biocarburants. Cela
entraînerait – écrivait-il – un essor de la demande, une hausse
colossale des prix de ces matières premières alimentaires et une
crise humanitaire aux conséquences tragiques. Les prévisions de
Fidel Castro se sont malheureusement avérées exactes17.
Le leader révolutionnaire cubain a proposé
une solution simple pour effectuer des économies d’énergie :
« Tous les pays du monde, riches ou
pauvres, sans aucune exception, pourraient économiser des
millions de dollars en investissement et en combustible en
changeant simplement toutes les ampoules incandescentes par des
ampoules fluorescentes, chose que Cuba a faite dans toutes les
demeures du pays. Cela représenterait un répit pour résister au
changement climatique sans laisser mourir de faim les masses
pauvres du monde18 ».
Un moratoire immédiat sur les
biocarburants est indispensable
Loin de tirer les leçons du drame social et humain qui
traverse la planète, les Etats-Unis ont réaffirmé leur volonté
de multiplier par deux les énormes surfaces qu’ils consacrent
déjà aux biocarburants. L’Europe a également affiché son
intention de développer ces produits de substitution19.
Les conséquences seront tragiques car le pire est à venir.
La souveraineté alimentaire est un droit inaliénable des
peuples. Il n’en est point de plus important. La pauvreté et la
famine ne sont pas des fatalités mais les conséquences directes
d’un système économique inhumain et destructeur qui viole le
droit à la vie des déshérités de la planète. Pour cette raison,
il est impératif de lancer un moratoire immédiat sur les
biocarburants sous peine de faire face un véritable génocide.
Cette production est insoutenable d’un point de vue moral,
politique et social. L’espèce humaine est en passe de
s’autodétruire. Il est plus que jamais urgent de mettre un terme
à cette course folle vers l’apocalypse.
Notes
1
The Associated Press,
« La communauté internationale confrontée à une sérieuse crise
alimentaire », 14 avril 2008.
2
Ibid.
3
Reuters, « Face aux émeutes de la faim, DSK s’interroge
sur les biocarburants », 18 avril 2008.
4
Reuters, « La FAO met en garde contre les
biocarburants », 15 avril 2008.
5
Ibid.
6
Organisation des Nations unies pour l’alimentation et
l’agriculture, L’état de l’insécurité alimentaire dans le
monde 2006 (Rome : FAO, 2006), p. 8.
7
Reuters, « La FAO met en garde contre les
biocarburants », op. cit.
8
Le Monde, « Le président brésilien, Lula, plaide en
faveur des biocarburants », 17 avril 2008 ; Marco Sibaja, « Brazil:
Biofuels are not at the root of hunger crisis », The
Associated Press, 17 avril 2008.
9
Lesley Wroughton, « La crise alimentaire reconnue comme une
priorité mondiale », Reuters, 14 avril 2008
10
Ibid.
11
The Associated Press, « Crise alimentaire : Ban Ki-moon
réclame des mesures d’urgence », 14 avril 2008.
12
Veronica Smith, « Crise alimentaire : la Banque mondiale sonne
l’alarme », 14 avril 2008.
13
Agence France Presse, « Les biocarburants, ‘un crime
contre l’humanité’ d’après le rapporteur de l’Onu », 14 avril
2008.
14
Fidel Castro Ruz, « Condenados a muerte prematura por hambre y
sed más de 3 mil millones de personas en el mundo », Granma,
29 mars 2007.
15
Ibid.
16
Ibid.
17
Ibid.
18
Ibid.
19
Le Monde, « Les tartuffes de la faim », 17 avril 2008.
Salim Lamrani est enseignant, écrivain
et journaliste français, spécialiste des relations entre Cuba et
les Etats-Unis. Il a notamment publié Washington contre Cuba
(Pantin : Le Temps des Cerises, 2005), Cuba face à
l’Empire (Genève : Timeli, 2006) et Fidel Castro, Cuba et
les Etats-Unis (Pantin : Le Temps des Cerises, 2006).
Il vient de publier Double Morale.
Cuba, l’Union européenne et les droits de l’homme (Paris :
Editions Estrella, 2008).
Contact :
lamranisalim@yahoo.fr
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