Cuba
Cuba et le nombre de
« prisonniers politiques »
Salim Lamrani
Salim Lamrani
Lundi 16 août 2010 La question du nombre de
« prisonniers politiques » à Cuba est sujette à polémique. Pour
le gouvernement cubain, il n’y a pas de prisonniers politiques à
Cuba, mais des personnes condamnées pour des délits inscrits au
code pénal, notamment le fait d’être financé par une puissance
étrangère. Amnesty International (AI), quant à elle, recense
dans son rapport 2010 « 55
prisonniers d’opinion1 »,
parmi lesquels 20 ont été libérés en juillet 2010 et 6 autres le
15 août 2010, suite à la médiation de l’Eglise catholique et de
l’Espagne, et deux autres auparavant2. Donc, selon
AI, il reste actuellement 27 « prisonniers politiques » à Cuba.
Enfin, l’opposition cubaine et Elizardo Sánchez de la Commission
des droits de l’homme et de la réconciliation nationale (CDHRN)
en particulier évoquent le nombre de 147 prisonniers politiques,
moins les 6 récemment libérés, soit 1413. Les médias
occidentaux privilégient cette dernière liste.
Il convient d’abord de faire la lumière sur
un aspect de cette question avant d’évoquer le sujet du nombre
exact de « prisonniers politiques » dans l’île : l’existence ou
non d’un financement de l’opposition cubaine par les Etats-Unis.
Cette politique, clandestine entre 1959 et
1991, est désormais publique et attestée par maintes sources. En
effet, Washington reconnaît cette réalité dans plusieurs
documents et déclarations officiels. La loi Torricelli de 1992,
et plus particulièrement la section 1705, stipule que « les
Etats-Unis fourniront une assistance, à des organisations non
gouvernementales appropriées, pour soutenir des individus et des
organisations qui promeuvent un changement démocratique non
violent à Cuba4 ».
La loi Helms-Burton de 1996 prévoit, à la section 109, que
« le Président [des Etats-Unis] est autorisé à fournir une
assistance et offrir tout type de soutien à des individus et des
organisations non gouvernementales indépendantes pour soutenir
des efforts en vue de construire la démocratie à Cuba5 ».
Le premier rapport de la Commission d’assistance à une Cuba
libre, adopté le 6 mai 2004, envisage la mise en place d’un
« solide programme de soutien favorisant la société civile
cubaine ». Parmi les mesures préconisées, un financement à
hauteur de 36 millions de dollars est destiné au « soutien de
l’opposition démocratique et au renforcement de la société
civile émergeante6 ».
Le second rapport de la même Commission, rendu public le 10
juillet 2006, prévoit un budget de 31 millions de dollars pour
financer l’opposition interne7. Le rapport prévoit
également « d’entraîner et d’équiper des journalistes
indépendants de la presse écrite, radiophonique et télévisuelle
à Cuba8 ».
La représentation diplomatique étasunienne à La Havane,
la Section d’intérêts nord-américains (SINA) confirme cela dans
un communiqué : « Depuis longtemps, la politique des
Etats-Unis consiste à fournir une assistance humanitaire au
peuple cubain, particulièrement aux familles des prisonniers
politiques. Nous permettons également aux organisations privées
de le faire9 ».
Laura Pollán, du groupe dissident
« les Dames en Blanc »,
admet avoir reçu de l’argent des Etats-Unis10 :
« Nous acceptons l’aide, le soutien, que ce soit de l’extrême
droite ou de la gauche, sans conditions11 ».
L’opposant Vladimiro Roca confesse que la dissidence cubaine est
stipendiée par Washington tout en rétorquant que l’aide
financière reçue est « totalement et complètement légale ».
Pour le dissident René Gómez, le soutien financier de la part
des Etats-Unis n’est « pas une chose qu’il faudrait cacher ou
dont il faudrait avoir honte12 ».
De la même manière, Elizardo Sánchez confirme l’existence d’un
financement de la part des Etats-Unis : « La question n’est
pas de savoir qui envoie de l’aide mais ce que l’on en fait13 ».
La presse occidentale admet cette réalité.
L’Agence France-Presse informe que « les dissidents
ont pour leur part revendiqué et assumé ces aides financières14 ».
L’agence espagnole EFE fait allusion aux « opposants
payés par les Etats-Unis15 ».
L’agence de presse britannique Reuters, « le
gouvernement étasunien fournit ouvertement un soutien financier
fédéral pour les activités des dissidents, ce que Cuba considère
comme un acte illégal16 ».
L’agence de presse étasunienne The Associated Press
reconnaît que la politique de fabriquer et financer une
opposition interne n’était pas nouvelle : « Depuis des
années, le gouvernement des Etats-Unis a dépensé des millions de
dollars pour soutenir l’opposition cubaine17 ».
Elle précise : « Une
partie du financement provient directement du gouvernement des
Etats-Unis, dont les lois préconisent le renversement du
gouvernement cubain. L’agence internationale pour le
développement des Etats-Unis (USAID), qui supervise le soutien
financier du gouvernement pour une ‘transition démocratique’ à
Cuba, a alloué plus de 33 millions de dollars pour la société
civile cubaine pour la présente année fiscale18 ».
Wayne S. Smith est un ancien diplomate étasunien qui a
été chef de la SINA à La Havane de 1979 à 1982. Selon lui, il
est « illégal et imprudent d’envoyer de l’argent aux
dissidents cubains19 ».
Il a ajouté que « personne ne devrait donner de l’argent aux
dissidents et encore moins dans le but de renverser le
gouvernement cubain » car « lorsque les Etats-Unis
déclarent que leur objectif est de renverser le gouvernement
cubain, et qu’ensuite ils affirment qu’un des moyens pour y
parvenir est de fournir des fonds aux dissidents cubains, ces
derniers sont placés de facto dans la position d’agents payés
par une puissance étrangère pour renverser leur propre
gouvernement20 ».
Evoquons à présent la position d’Amnesty
International. L’organisation fait état de 27 prisonniers
politiques à Cuba au 15 août 2010. Or, elle reconnaît en même
temps que ces personnes ont été condamnées « pour avoir reçu
des fonds ou du matériel du gouvernement américain pour des
activités perçues par les autorités comme subversives ou faisant
du tort à Cuba21 ».
Ainsi, l’organisation entre en contradiction car le droit
international considère comme illégal le financement d’une
opposition interne dans une autre nation souveraine. Tous les
pays du monde disposent d’un arsenal juridique codifiant comme
délits de telles conduites. Ainsi, les législations étasunienne
et européennes, entre autres, sanctionnent lourdement le fait
d’être stipendié par une puissance étrangère.
La liste élaborée par Elizardo Sánchez est
plus longue et inclut tout type d’individus. Parmi les 141 noms,
10 autres avaient déjà été remis en liberté pour des raisons de
santé, ce qui fait un total de 131 personnes. Au sujet de ces
dix personnes, Sánchez a expliqué qu’il les maintenait dans sa
liste car elles pouvaient être de nouveau incarcérées dans le
futur. Quatre autres personnes ont accompli leur peine et sont
sorties de prison. Il reste donc 127 individus. 27 autres
personnes doivent être libérées d’ici le mois d’octobre, selon
l’accord passé entre La Havane, l’Espagne et l’Eglise
catholique.
Sur les 100 individus restant, près de la
moitié ont été condamnés pour des crimes violents. Certains ont
réalisé des incursions armées à Cuba et au moins deux d’entre
eux, Humberto Eladio Real Suárez et
Ernesto Cruz León, sont
responsables de la mort de plusieurs civils, respectivement en
1994 et en 199722.
Ricardo Alarcón, président du Parlement cubain, n’a pas
manqué de souligner ces contradictions :
« Curieusement, ceux qui
nous critiquent parle d’une liste [et pas de noms]. Pourquoi ne
disent-ils pas qu’ils sont en train de demander la liberté de la
personne qui a assassiné Fabio di Celmo23 ? ».
Associated Press
(AP) a également souligné le caractère douteux de la liste
de Sánchez et note que
« plusieurs d’entre eux ne devraient normalement pas être
considérés comme des prisonniers politiques ».
« Une étude plus
attentive permet de voir la présence de terroristes, de preneurs
d’otages et d’agents étrangers ».
AP note que parmi les
100 personnes restantes,
« près de la moitié ont été condamnées pour terrorisme, prise
d’otages et autres crimes violents, et quatre d’entre eux sont
d’anciens militaires ou agents des services de renseignement
condamnés pour espionnage ou pour avoir révélé des secrets
d’Etat24 ».
De son côté, Amnesty International affirme qu’elle ne
peut pas considérer les membres de la liste de Sánchez comme des
« prisonniers de
conscience » car elle inclut
« des gens jugés pour
terrorisme, espionnage ainsi que ceux qui ont tenté et même
réussi à faire exploser des hôtels », indique
l’organisation. « Nous ne
demanderons certainement pas leur libération et ne les décrirons
pas comme prisonniers de conscience25 ».
Miguel Moratinos, ministre des Affaires étrangères
espagnol, qui a joué un rôle clé dans l’accord portant sur la
libération de 52 prisonniers, a également mis en doute la liste
de Sánchez et souligné son caractère aléatoire. :
« Ne dites pas qu’il faut
libérer 300 prisonniers car il n’y en a pas 300. La liste de la
Commission des droits de l’homme de Cuba disait, une semaine
avant mon arrivée, qu’il y en avait 202. A mon arrivée à Cuba,
elle a affirmé la veille qu’il y en avait 16726 ».
A l’issue de la libération des autres 27 personnes
incluses dans l’accord de juin 2010, il ne restera qu’un seul
« prisonnier politique »
à Cuba, Rolando Jimenez Pozada, selon Amnesty International.
Associated Press note
pour sa part que ce dernier a en réalité été
« emprisonné pour désobéissance et pour avoir révélé des secrets
d’Etat27 ».
Curieusement, la liste dressée par Sánchez, qui est la
moins fiable et qui est dénoncée de toutes parts en raison de
l’inclusion d’individus condamnés de graves actes de terrorisme,
est privilégiée par la presse occidentale.
Le gouvernement cubain a effectué un geste notable en
procédant à la libération des prisonniers considérés comme
« politiques » par les Etats-Unis et certaines organisations
telles qu’Amnesty International. Le principal obstacle à la
normalisation des relations entre Washington et La Havane – du
point de vue de l’administration Obama – est désormais levé. Il
revient donc à la Maison-Blanche d’effectuer un geste de
réciprocité et de mettre un terme aux sanctions économiques
anachroniques et inefficaces contre le peuple cubain.
Notes
1
Amnesty International,
« Rapport 2010. La situation des droits humains dans le monde »,
mai 2010.
http://thereport.amnesty.org/sites/default/files/AIR2010_AZ_FR.pdf
(site consulté le 7 juin 2010), pp. 87-88.
2
EFE,
« Damas piden a España acoger a más presos políticos », 25
juillet 2010 ; Carlos Batista, « Disidencia deplora ‘destierro’
de ex presos », El Nuevo
Herald, 15 août 2010.
3
EFE, « Damas piden a España acoger a más presos
políticos », 25 juillet 2010
4
Cuban Democracy Act,
Titre XVII, Section 1705, 1992.
5
Helms-Burton Act,
Titre I, Section 109, 1996.
6
Colin L. Powell, Commission for Assistance to a Free Cuba,
(Washington : United States Department of State, mai 2004).
www.state.gov/documents/organization/32334.pdf (site
consulté le 7 mai 2004), pp. 16, 22.
7
Condolezza Rice & Carlos Gutierrez, Commission for Assistance
to a Free Cuba, (Washington : United States Department of
State, juillet 2006).
www.cafc.gov/documents/organization/68166.pdf (site consulté
le 12 juillet 2006), p. 20.
8
Condolezza Rice & Carlos Gutierrez, Commission for Assistance
to a Free Cuba, (Washington : United States Department of
State, juillet 2006).
www.cafc.gov/documents/organization/68166.pdf (site consulté
le 12 juillet 2006), p. 22.
9
The Associated Press/El Nuevo Herald,
« Cuba : EEUU debe tomar ‘medidas’ contra diplomáticos »,
19 mai 2008.
10
The Associated Press,
« Cuban Dissident Confirms She Received Cash From Private US
Anti-Castro Group », 20 mai 2008.
11
El Nuevo Herald,
« Disidente cubana teme que pueda ser encarcelada », 21 mai
2008.
12
Patrick Bèle, « Cuba accuse Washington de payer les
dissidents », Le Figaro, 21 mai 2008.
13
Agence France-Presse,
« Prensa estatal cubana hace inusual entrevista callejera a
disidentes », 22 mai 2008.
14
Agence France-Presse,
« Financement de la dissidence : Cuba ‘somme’ Washington de
s’expliquer », 22 mai 2008.
15
EFE,
« Un diputado cubano propone nuevos castigos a opositores
pagados por EE UU », 28 mai 2008.
16
Jeff Franks, « Top U.S. Diplomat Ferried Cash to Dissident :
Cuba », Reuters, 19 mai 2008.
17
Ben Feller, « Bush Touts Cuban Life After Castro »,
Associated Press, 24 octobre 2007
18
Will Weissert, « Activistas cubanos dependen del financiamiento
extranjero », The Associated Press, 15 août 2008.
19
Radio Habana Cuba,
« Former Chief of US Interests Section in Havana Wayne Smith
Says Sending Money to Mercenaries in Cuba is Illegal », 21 mai
2008.
20
Wayne S. Smith, « New Cuba Commission Report : Formula for
Continued Failure », Center for International Policy, 10
juillet 2006.
21
Amnesty International, « Cuba. Cinq années de trop, le
nouveau gouvernement doit libérer les dissidents emprisonnés »,
18 mars 2008.
http://www.amnesty.org/fr/for-media/press-releases/cuba-five-years-too-many-new-government-must-release-jailed-dissidents-2
(site consulté le 23 avril 2008).
22
Juan O. Tamayo,
« ¿Cuántos presos políticos hay en la isla? », El Nuevo
Herald, 22 juillet 2010
23
José Luis Fraga, « Alarcón : presos liberados pueden quedarse en
Cuba y podrían ser más de 52 », Agence France-Presse, 20
juillet 2010.
24
Paul Haven, « Number of Political Prisoners in Cuba Still
Murky », The Associated Press, 23 juillet 2010.
25
Ibid.
26
EFE, « España pide a UE renovar relación con Cuba », 27
juillet 2010.
27
Paul Haven, « Number of Political Prisoners in Cuba Still
Murky », op. cit.
Salim Lamrani est enseignant chargé de
cours à l’Université Paris-Sorbonne-Paris IV et l’Université
Paris-Est Marne-la-Vallée et journaliste français, spécialiste
des relations entre Cuba et les Etats-Unis. Son nouvel ouvrage
s’intitule Cuba. Ce que les médias ne vous diront jamais
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