Opinion
L’intervention en Libye et la
violation de la légalité internationale
: un retour à la pseudo « morale
internationale » du XIX° siècle
Robert Charvin
Jeudi 22 décembre
2011
L’Europe est aujourd’hui la seule
force capable de porter un projet de
civilisation (…) L’Amérique et la Chine
ont déjà commencé la conquête de
l’Afrique. Jusqu’à quand l’Europe
attendra-t-elle pour construire
l’Afrique de demain ?
Nicolas Sarkozy. 2007.
Les insurgés libyens méritent
l’aide de tous les démocrates.
Bernard-Henry Lévy. 2011.
Quand un peuple perd son
indépendance face à l’extérieur, il ne
garde pas longtemps sa démocratie à
l’intérieur.
Régis Debray. 1987.
Une vague « morale » internationale,
proche de celle régnant au XIX° siècle,
est invoquée par les puissances
occidentales alors qu’il est fait
silence sur le droit international
qu’elles considèrent – au mieux- comme
un simple faisceau de procédures.
Cette « morale », produit
occidentaliste de substitution, se
concilie parfaitement avec la violation
flagrante des principes fondamentaux
constituant le cœur de la Charte des
Nations Unies et avec un mépris ouvert
vis-à-vis de l’ONU lorsque le Conseil de
Sécurité, organe oligarchique est
neutralisé par les divisions entre les
grandes puissances et qu’il ne peut être
en l’occurrence, instrumentalisé par
certaines d’entre elles.
Les États-Unis, la France, la Grande
Bretagne se considèrent toujours comme
la « seule force capable de porter un
projet de civilisation », tout en
s’opposant lorsque leurs intérêts
économiques et financiers ne coïncident
pas.
Les opérations militaires ainsi que
les ingérences indirectes se
multiplient. Anders Fogh Rasmussen,
Secrétaire Général de l’OTAN, les
annonce lui-même : « Comme l’a prouvé la
Libye, on ne peut pas savoir où arrivera
la prochaine crise, mais elle arrivera »
(5 septembre 2011).
L’inquiétude manifestée par les États
du Sud authentiquement indépendants
n’est pas prise en compte. Les paroles
de Thébo Mbeki, ancien Président
d’Afrique du Sud sont significatives : «
Ce qui est arrivé en Libye peut très
bien être un signe précurseur de ce qui
peut arriver dans un autre pays. Je
pense que nous devons tous examiner ce
problème, parce que c’est un grand
désastre » (20 septembre 2011).
Par contre, en France, une quasi
unanimité s’est manifestée pour
applaudir aux opérations de guerre
menées contre la Libye, ainsi qu’à
l’exécution sommaire de M. Kadhafi. De
B.H. Lévy au Président Sarkozy, via
Ignacio Ramonet, de l’UMP au PCF (bien
qu’avec quelques réserves) via le PS,
ainsi que tous les grands médias (de Al
Jazeera au Figaro), on a « au nom d’un
massacre seulement possible, perpétré un
massacre bien réel, alimenté une guerre
civile meurtrière » [1]et admis la
violation d’un principe essentiel
toujours en vigueur, la souveraineté
d’un État membre des Nations Unies.
Il en a été de même dans la plupart
des États occidentaux qui n’ont pas
porté le moindre intérêt aux
propositions de médiation de l’Union
Africaine ou du Venezuela ni voulu
confier à l’ONU la responsabilité d’une
négociation ou d’une conciliation.
L’esprit de guerre s’est imposé dans
l’urgence sans réaction d’une opinion
non concernée en raison de la
disparition de l’armée de conscription
et de la professionnalisation (voire de
la privatisation au moins partielle
comme en Irak) des conflits armés.
Si la gauche française n’a pas
manifesté son opposition alors qu’elle
l’a fait dans le passé contre diverses
agressions occidentales, c’est,
qu’au-delà du « démocratisme » de
rigueur, il s’agissait d’Africains et
d’Arabes et de problèmes du « Sud », non
électoralement rentables, en
considération de l’état idéologique
moyen des Français à la fin du mandat de
N. Sarkozy [2].
Si la droite, particulièrement les
conservateurs français, opte pour des
ingérences de plus en plus ouvertes dans
les pays du Sud, c’est, qu’au-delà des
intérêts économiques (notamment
énergétiques) des grands groupes
installés dans le Sud, les aventures
extérieures sont toujours bienvenues en
période de crise intérieure grave.
Le résultat global c’est, sinon la
mise à mort du droit international, du
moins sa mise en état de coma dépassé
[3].
1. L’inéligibilité de la
Libye kadhafiste au bénéfice du droit
international
Véritable cas d’école sur un
continent où les élections sont en
général des mascarades, les élections
présidentielles en Côte d’Ivoire de
2010, faussées par une rébellion armée
de plus de huit ans assistée par la
France et occupant la partie Nord du
territoire, ont donné lieu à une
intervention des Nations Unies et de
l’armée française visant à éliminer par
la force le Président Gbagbo.
L’occupation totale de la Côte d’Ivoire
par la rébellion en 2011, avec l’appui
de l’ONUCI et des troupes françaises de
la Licorne, ponctuée de massacres (comme
celui de Duékoué) n’a suscité que peu de
réactions des juristes français [4]. Les
prétextes avancés par les autorités
françaises (répression contre les
manifestants civils, non respect du
résultat des « élections ») semblent
avoir convaincu la doctrine dont la
domination sur la pensée juridique évite
de procéder aux vérifications
nécessaires des allégations politiques
officielles [5]. Ainsi, au nom d’une «
légitimité démocratique » indéfinie,
approuvée par la majorité conjoncturelle
du Conseil de Sécurité, « stimulée » par
un Etat juge et partie, il est désormais
admis qu’un régime puisse être renversé
par la force et qu’il en soit établi un
autre, avec l’appui d’une partie
belligérante.
Survenant à quelques mois
d’intervalles, l’intervention en Libye
s’inscrit dans la stratégie menée en
Côte d’Ivoire et n’a que peu à voir avec
la politique d’appui tardif aux
mouvements populaires de Tunisie et
d’Égypte [6].
Brutalement, au nom d’une menace
visant les opposants au régime
jamahiriyen dont Rony Brauman a montré
le caractère improbable, la Libye s’est
vue retirée sa qualité de sujet de droit
international à part entière, de «
membre régulier » de la communauté
internationale. Il a suffi d’une
manifestation le 15 février 2011 dans
une ville du pays suivie d’une émeute le
17 dans cette même ville de Benghazi
pour qu’un État membre de longue date
des Nations Unies, ayant occupé la
présidence de l’Union Africaine et
conclu de nombreux accords avec
différents États, en particulier la
France et l’Italie, soit mis au ban de
la société internationale. Le Conseil de
Sécurité s’est satisfait de sources très
partielles sur les événements de
Benghazi : celles de l’une des parties
en cause (les insurgés) et d’un média,
Al-Jazeera [7], sans procéder à une
investigation contradictoire et sans
rechercher une « solution par voie de
négociation, d’enquête, de médiation, de
conciliation (…) ou par d’autres moyens
pacifiques » (article 33 de la Charte).
C’est dans une extrême précipitation
[8] que le Conseil de Sécurité a adopté
la Résolution 1970 du 26 février, soit
quelques jours seulement après le début
des événements de Benghazi, alors que de
nombreux conflits dans ne monde ne
suscitent que des réactions très
tardives [9]. Les observations de l’Inde
regrettant le fait « qu’il n’existait
pratiquement aucune information crédible
sur la situation sur place » n’ont pas
été prises en compte. L’Etat libyen a
été immédiatement considéré comme
coupable et M. Kadhafi devait relever
sans examen contradictoire des faits de
la Cour Pénale Internationale !
Se répétait, à l’instigation de la
France, des Etats-Unis et de la Grande
Bretagne, malgré l’abstention de la
Chine, de la Russie, de l’Inde, du
Brésil et de l’Allemagne, la pratique
suivie à propos de l’Irak, contre
laquelle « toutes les preuves étaient
réunies », comme celles prétendument
fournies par Colin Powell en 2003, pour
que Tripoli soit détruite, comme l’avait
été Bagdad.
La Résolution 1973 du 17 mars
complète la 1970 du 26 février.
Leur fondement est le « devoir de
protéger les populations civiles », sans
que le Conseil de Sécurité ne néglige de
rappeler « son ferme attachement à la
souveraineté, à l’indépendance » de la
Libye.
Son but est de « faire cesser les
hostilités » et « toutes les violences
».
Les méthodes recommandées pour y
parvenir sont de « faciliter le dialogue
» tout en instaurant un contrôle de
l’espace aérien pour éviter
l’intervention de l’aviation libyenne.
C’est l’OTAN, puis essentiellement,
sous son égide, la France et la Grande
Bretagne, qui se chargent de mettre en
œuvre les résolutions du Conseil de
Sécurité.
Tous les éléments d’un arbitraire
étranger à la légalité internationale
étaient réunis.
En premier lieu, le flou extrême des
résolutions. Le « devoir de protéger
préventivement des populations civiles »
s’apparente à la notion de « légitime
défense préventive » qui n’est que le
contournement de l’interdiction de
l’agression. De plus, la notion de «
civils » est imprécise. Quid du statut
des « civils » armés ?
La violence du verbe de M. Kadhafi
n’est pas assimilable à une répression
illégale. La notion de « légitimité
démocratique » explicitement utilisée
par le Conseil de Sécurité pour
condamner le régime Gbagbo en Côte
d’Ivoire est la référence implicite
permettant de juger le régime libyen
comme étant non démocratique et source
d’une menace pour la paix
internationale. Le Conseil de Sécurité
et les puissances occidentales se font
ainsi les juges de la « validité » des
régimes politiques dans le monde.
On peut souligner tout d’abord que
ces résolutions 1970 et 1973 sont d’une
nature contradictoire. Elles font
référence à la souveraineté et à la non
ingérence tant en « autorisant » les
Etats membres des Nations Unies à
prendre « toutes mesures nécessaires »
pour la protection des civils, « tout en
excluant le déploiement d’une force
d’occupation étrangère sous quelque
forme que ce soit et sur n’importe
quelle partie du territoire libyen »,
étant entendu que les seuls vols
autorisés au-dessus du territoire sont «
d’ordre humanitaire » !
En second lieu, ces résolutions
disant tout et leur contraire (les
Nations Unies n’ont jamais mis en place
le Comité d’état major et la police
internationale prévus par la Charte),
créent les conditions d’une intervention
de l’OTAN dont les déclarations
officielles et les objectifs évoluent
très vite de la dimension « protectrice
» à la dimension destructrice du régime
de Tripoli.
De facto, le Conseil de Sécurité,
d’un outil de conciliation et de
maintien de la paix, devient un
instrument de guerre. La Déclaration
commune Sarkozy, Obama, Cameron du 15
avril 2011 est significative : « il ne
s’agit pas d’évincer Kadhafi par la
force », mais « tant que Kadhafi sera au
pouvoir, l’OTAN ... doit maintenir ses
opérations » !
Le recours à la force armée aérienne
et aux bombardements intensifs
(poursuivis pendant plus de huit mois)
sur les villes et les voies de
communication n’ont qu’une seule
finalité : assister le CNT de Benghazi
et liquider le régime de Kadhafi, avec
la promesse d’une contrepartie
pétrolière à l’issue du conflit [10].
L’intervention terrestre,
formellement interdite par le Conseil de
Sécurité, s’est produite avant même le
début des frappes aériennes. Le Rapport
du CIRET-AVT et du Ct 2R précité atteste
de la présence de membres de certains
services spéciaux occidentaux (notamment
la DGSE), puis par l’action militaire de
certains groupes de « bi-nationaux »
venus de différents pays occidentaux,
dans l’Ouest du pays, profitant
notamment d’une frontière
tuniso-libyenne ouverte. Les livraisons
d’armes (notamment françaises, via la
Tunisie) sont devenues progressivement
massives. Il s’avère aussi que des
troupes venant du Qatar sont
intervenues.
De manière significative, le
gouvernement français n’a pratiquement
jamais fait référence au droit
international. La légalité selon lui
s’est réduite à une mesure procédurale :
la caution du Conseil de Sécurité, dont
on sait que les résolutions échappent à
tout contrôle de légalité !
Le paradoxe est que l’invocation
permanente des droits de l’homme, de la
démocratie et de l’humanitaire en
général ne fonctionne pour les États
occidentaux que de manière sélective. Si
cette pratique n’est pas neuve, elle est
devenue flagrante.
Concernant le monde arabe, tout
particulièrement, les postures des
États-Unis, de la France, de la Grande
Bretagne relèvent de la caricature qu’il
s’agisse de leurs politiques
unilatérales ou de leurs comportements
au sein du Conseil de Sécurité et plus
généralement des Nations Unies.
C’est ainsi que la question kurde,
celle du statut de la minorité chiite
dans les pays du Golfe, celle des
régimes de l’Arabie Saoudite, de Bahreïn
[11] et des Émirats dont le Qatar, allié
militant de l’OTAN contre la Libye, ne
suscitent aucune réaction : à leur
propos, les droits de l’homme et la
démocratie ne font l’objet d’aucune
interrogation occidentale [12] !
Le plus flagrant est le cas de la
Palestine. Deux ou trois États au
Conseil de Sécurité paralysent le
soutien de la majorité absolue des États
membres de l’Assemblée Générale des
Nations Unies à l’admission de la
Palestine comme membre ordinaire de
l’ONU. Au nom d’une certaine «
conception » de l’humanitaire, les
États-Unis et la France (à sa façon)
[13]s’opposent à la pleine
reconnaissance de l’État palestinien,
car elle « pourrait conduire à une
relance de la violence, obstacle majeur
à la négociation avec Israël » ! Après
un demi-siècle d’hostilité et
d’indifférence, les États occidentaux
considèrent que le Peuple palestinien
doit encore attendre. Leur soutien
spectaculaire aux « révolutions arabes »
n’a donc rien à voir avec une position
de principe. « On ne peut pas à la fois
saluer l’avènement de la démocratie dans
le monde arabe, et s’en désintéresser
quand cela concerne la question
nationale palestinienne », écrit à juste
titre B. Stora [14].
La « sensibilité » au monde arabe et
à l’Islam est donc à géométrie variable
pour les autorités occidentales. Ce sont
les intérêts en jeu qui conditionnent
tout. Le droit humanitaire et les droits
de l’homme n’ont rien à y voir.
La guerre de Libye a lourdement
malmené le droit humanitaire. La «
protection des populations civiles » est
demeurée une notion abstraite au
détriment des Libyens transformés en
victimes des bombardements, du racisme
et de la xénophobie, en miliciens armés
par l’étranger ou par l’État, en
personnes déplacées fuyant les lieux de
combat. Un phénomène de fuite hors du
territoire libyen de centaines de
milliers de travailleurs étrangers, dans
les pires conditions de précarité, s’est
ajouté dans une quasi indifférence des
États occidentaux et dans l’impuissance
des États voisins.
Les opérations de l’OTAN dont la
force de frappe a été constituée par
l’armée française, son aviation et ses
services spéciaux, n’ont en rien
respecté le droit humanitaire, quelles
que soient les réactions de vertu
outragée d’un Juppé lorsqu’on « ose »
lui signaler les victimes civiles
libyennes des bombardements de l’OTAN
[15] !
Le rapport Libye : un avenir
incertain. Compte rendu de mission
d’évaluation auprès des belligérants
libyens (Paris, mai 2011) établi par une
délégation d’experts (dont Y. Bonnet,
ex-directeur de la DST), sur lequel les
médias ont fait un silence quasi absolu
[16], a constaté que la révolution
libyenne n’est pas une révolte
pacifique, que les « civils », dès le 17
février, étaient armés et qu’ils ont
attaqué les bâtiments civils et
militaires de Benghazi : il n’y a pas eu
en Libye de grandes manifestations
populaires pacifiques réprimées par la
force !
C’est de manière préventive que
l’intervention extérieure a eu lieu,
soit moins de 10 jours après les
premiers incidents et c’est dès le 2
mars, soit 2 mois après le début de la
crise dans l’est libyen, que la CPI a
entamé une procédure contre Kadhafi et
son fils Saïf Al-Islam : les
bombardements qui n’ont pas cessé depuis
8 mois et qui ont fait plusieurs
milliers de victimes civiles (il y en
avait déjà 1.000 à la fin mai) ont très
vite perdu leur caractère militaire,
pour devenir essentiellement politique :
abattre le régime de la Jamahiriya et si
possible procéder à l’élimination
physique de Kadhafi et de ses proches
par des tirs ciblés, ce qui a été
réalisé à Syrte le 20 octobre à la suite
d’une opération de l’aviation française
[17].
C’est ainsi que de nombreux bâtiments
publics, sans le moindre intérêt
stratégique (notamment à Tripoli et les
villes pétrolières Ras Lanouf, Brega,
Ajdabiya) ont été bombardés [18]. Ont
été aussi bombardés des réseaux de
communication, des éléments de
l’infrastructure industrielle, des
monuments historiques, etc.
L’ensemble de ces actes constitue des
crimes de guerre, voire des crimes
contre l’humanité, relevant de la
compétence de la justice pénale
internationale.
Quant aux opérations « ciblées » (que
l’armée israélienne pratique souvent à
l’encontre de cadres palestiniens)
visant à assassiner des proches de M.
Kadhafi (plusieurs de ses enfants ont
été tués) et M. Kadhafi lui-même (par
exemple, le bombardement du domicile
privé de l’un des fils de Kadhafi,
provoquant le mort de deux de ses petits
enfants), elles ne peuvent s’inscrire
dans une opération de paix et de «
protection » sous le drapeau de l’ONU !
Si M. Kadhafi avait pu être déféré
devant la CPI [19], les responsables des
bombardements et des tentatives de
meurtres par l’armée française visant
des dirigeants d’un État membre des
Nations Unies, quelles que soient les
infractions qu’ils aient pu commettre,
sont passibles eux aussi des sanctions
prévues par le droit pénal international
! C’est particulièrement flagrant avec
l’assassinat de M. Kadhafi lui-même,
avec la collaboration active de l’OTAN
et de l’aviation française.
La Résolution 1674 du Conseil de
Sécurité du 28 avril 2006 rappelle que «
le fait de prendre délibérément pour
cible des civils (…) en période de
conflit armé constitue une violation
flagrante du droit international
humanitaire ». Les tirs ciblés sont
d’une nature particulièrement criminelle
: l’ONU n’a pas pour fonction de faire
exécuter des peines de mort !
On peut aussi noter, parmi les
illégalités flagrantes, les procédures
suivies en matière de gel des avoirs
libyens publics et privés. En effet, les
mesures prises durant la guerre de Libye
ne tiennent pas compte des résolutions
1452 (2002) et 1735 (2006) du Conseil de
Sécurité. Les transferts réalisés par la
France et ses alliés européens au
bénéfice du CNT n’ont pas non plus
respecté la réglementation européenne.
En fait, l’approche juridique
occidentale sur la Libye rejoint les
positions de G. Scelle dans son manuel
de 1943 sur la « Russie bolchévique ».
Selon cet auteur classique, ce régime «
aurait dû être considéré comme
internationalement illégal » [20]. La «
Russie bolchévique » n’aurait pas dû
être admise comme sujet de droit. Elle
ne l’a d’ailleurs été que partiellement
jusqu’en 1945.
Plus d’un demi-siècle plus tard, les
atteintes à la légalité par les États
occidentaux en Libye n’en sont pas, car
il s’agit de détruire un régime
détestable, « illégal » par nature !
Ainsi, ce ne sont pas seulement
certains peuples, comme le Peuple
palestinien, qui se voient refuser la
qualité de sujet à part entière du droit
international, certains États pourtant
membres des Nations Unies n’ont pas non
plus « droit au droit ».
Le principe qui semble découler de
cette pratique occidentale, c’est que ce
ne sont plus les États qui ont droit au
droit international, ce sont les régimes
bénéficiant de l’aval des puissances
occidentales.
2. Continuité et
imperturbabilité des juristes
En tant que juriste, la première
observation qui s’impose est le silence
assourdissant des internationalistes, de
la même nature que celui qui a pour le
moins hypothéqué la scientificité de
leurs jugements pour l’Irak, le Kosovo
[21], l’Afghanistan ou la Côte d’Ivoire,
par exemples. La doctrine dominante chez
les internationalistes demeure «
impassible » : les manuels les plus
récents ne témoignent d’aucune
inquiétude, bien qu’ils évitent
d’illustrer leurs propos académiques
d’exemples non exemplaires !
Pour nombre d’entre eux, les doctes
professeurs de droit international, se
sont fait ultra-cicéroniens : « Summum
jus, summa injuria » ! Pour Cicéron, en
effet, un « excès » de droit amène les
pires injustices. Alignés derrière le
personnel politique majoritaire en
Occident, les juristes considèrent que
le droit international lorsqu’il limite
par trop le « messianisme », y compris
guerrier, des États-Unis, de la France,
de la Grande Bretagne, devient
destructeur des valeurs civilisatrices
dont il est porteur. L’idéologie, qu’ils
récusent formellement pour eux-mêmes,
est omniprésente dans leurs analyses :
la « légitimité » prend le pas sur la «
légalité », ce qui, pour les juristes,
peut paraître surprenant !
En réalité, ils admettent
implicitement que les États occidentaux
s’auto-régulent dans l’intérêt du Bien
Commun. Il ne s’agit pas d’un mépris de
la légalité chez ceux qui se réclament
hautement de « l’État de droit » : pour
ces juristes, les puissances
occidentales se situent « au-dessus »
d’un « juridisme inadapté » au nom de la
« mission » supérieure qu’ils se doivent
d’accomplir sans entraves. Étant donné
l’inconvenance qu’il y a à mettre en
cause la politique étrangère des
États-Unis et leur conception
anti-multilatéraliste, on ne saurait
faire non plus le procès des autorités
françaises lorsqu’elles justifient
(depuis le « Bettato-Kouchnérisme » qui
a fait florès) leurs ingérences au
détriment de la souveraineté des petits
et moyens États au nom des droits de
l’homme.
Le Président Sarkozy a poussé très
loin le « Bettatisme », en 2010-2011,
lorsqu’il a étendu le champ de
l’ingérence au contentieux électoral
(c’était une première !) : la France
s’est même faite, aux côtés des
États-Unis et de l’ONU, juge
constitutionnel en lieu et place de
l’instance ivoirienne compétente pour
user en définitive de la force armée
afin de changer le régime d’Abidjan, y
compris au prix d’une tentative
d’assassinat du Président L. Gbagbo
[22].
La crise libyenne est allée encore
au-delà : elle a permis de consacrer la
notion de « révolution démocratique »
parmi les causes légitimant la mise à
l’écart de la légalité internationale.
Les juristes rétablissent ainsi la
vieille conception qui distinguait
jusqu’au milieu du XX° siècle (voir les
démonstrations du professeur Le Fur, par
exemple, dans les années 1930-1940) les
sujets relevant du droit international
et ceux inéligibles à ce même droit,
créant ainsi les conditions d’une
nouvelle hégémonie impériale
occidentale. Néanmoins, la distance
pouvant séparer la pensée juridique
dominante et les positions
politico-médiatiques officielles tendant
à disparaître, le droit international
des manuels et des revues académiques
demeure un long fleuve tranquille, à
l’image des pages de Wikipédia qui lui
sont consacrées [23]. Les éminents
auteurs se consacrent aux problèmes
techniques de l’Union Européenne, «
planète » plus politiquement sérieuse,
tandis que d’autres, tout aussi
éminents, notent « la résistance des
souverainetés devant les progrès du
droit international » (!), progrès jugés
« incontestables et importants » lors de
ces dernières décennies !!
La nouvelle multipolarité, en
gestation, n’est guère appréciée : la
Chine (souvent qualifiée d’ « arrogante
») comme la Russie se voient reprocher
l’exercice du droit de veto au Conseil
de Sécurité, car le « risque est celui
du désordre, de l’incapacité, de
l’insuffisance d’organisation ». La
brève configuration unipolaire qui a
succédé à la fin de l’URSS était
beaucoup plus appréciée : devait enfin
se réaliser grâce à l’unipolarité
occidentaliste – que l’on ne savait pas
très temporaire - le règne effectif du
droit international, la puissance
assurant la « bonne gouvernance », par
dédoublement fonctionnel, étant
évidemment les États-Unis et
accessoirement leurs alliés, dotés d’une
« vision » universaliste [24].
En tout état de cause, le juriste
occidental représentatif est celui qui
n’apprécie pas le principe de
souveraineté qui reste pourtant au cœur
de la Charte des Nations Unies, d’autant
plus que la puissance dont il relève est
souveraine de facto.
Le terme de « violation » de la
légalité ne vient qu’exceptionnellement
sous sa plume, encore moins celui de
régression. Il n’y a qu’ «
interprétations », « ajustements » ayant
pour fin de satisfaire toujours mieux
les intérêts de l’Humanité toute entière
[25].
Le juriste académique préfère
s’attarder sur les « nouveaux acteurs »
de la « communauté » internationale,
tels les ONG et l’ « individu » [26], en
voie de donner naissance à la « société
civile » internationale...
L’intervention militaire en Libye ne
s’est-elle pas fondée (résolution 1970
et 1973 du Conseil de Sécurité) sur la
protection de cet individu « civil »
menacé par un pouvoir détestable, tout
comme les États européens agissaient
déjà au XIX° siècle contre l’Empire
Ottoman par des « interventions
d’humanité », les thèses du Saint-Siège
précédant celles des Bush, Kouchner et
autres Sarkozy !
Le juriste britannique H. Wheaton
justifiait dans le même esprit
l’intervention anglaise au Portugal en
1825, jugée conforme « aux principes de
la foi politique et de l’honneur
national ». De même, ajoutait-il, est
fondée « l’intervention des puissances
chrétiennes de l’Europe en faveur des
Grecs ». Un siècle plus tard, en 1920,
le Doyen Moye de l’université de
Montpellier, affirmait sans réserve qu’
« on ne saurait nier les bienfaits
indiscutables que l’immixtion a
plusieurs fois amenés (…) Il est très
beau de proclamer le respect de la
souveraineté même barbare et de déclarer
qu’un peuple a le droit d’être aussi
sauvage que bon lui semble. Il n’est pas
moins vrai que le christianisme et
l’ordre sont des sources de progrès pour
l’humanité et que bien des nations ont
bénéficié à voir leurs chefs, inaptes ou
tyranniques, obligés de changer leurs
méthodes sous la pression des puissances
européennes. La persuasion ne réussit
pas toujours à elle seule et il faut
parfois faire le bien des gens malgré
eux.... » [27].
Qui ne reconnaît, à peu de choses
près, l’analyse faite un siècle plus
tard par les instances américaines,
françaises, britanniques et onusiennes
contre Kadhafi et autres Gbagbo ?
Seuls ceux qui, aujourd’hui encore,
condamnent les expéditions coloniales au
nom d’une culpabilité « infondée »,
alors qu’il s’agissait selon la doctrine
de combattre la « barbarie des peuples
sauvages, occupant sans titre des
territoires sans maître », ne perçoivent
pas la signification civilisationnelle
et humaniste des interventions
occidentales et l’éventuelle nécessité
de mettre en place des néo-protectorats,
y compris sur les petits Etats
occidentaux « mal gouvernés » !
Le Fur, éminent titulaire de la
chaire de droit international de la
Faculté de Droit de Paris, auteur du
précis Dalloz 1931 et de divers manuels
entre 1930 et 1945, accompagné d’autres
professeurs comme Bonfils, Fauchille,
etc. insistait sur le thème de la
Civilisation combattant la Barbarie : «
il y a incompatibilité d’humeur entre
nous et l’arabe » car « le mot d’ordre
de l’arabe est : immobilité ; la nôtre
est en avant ! » (sic) [28]. Le Fur
ajoute, à propos de la colonisation, que
« la France n’a pas travaillé seulement
dans son intérêt, mais pour le bien
commun de l’humanité ».
Pour les juristes de cour
contemporains, les États occidentaux,
soucieux par nature du Bien et de
l’intérêt général, entendent aujourd’hui
comme hier protéger par tous les moyens
l’individu et les populations civiles
contre les menées de leur propre État.
Or, le libyen kadhafiste est pire que
l’arabe d’hier : à son encontre, la
guerre est « juste ». Rien ne change
depuis un auteur du XIX° siècle comme H.
Wheaton, qui affirmait, comme on le fait
aujourd’hui que « lorsqu’il y a atteinte
portée aux bases sur lesquelles reposent
l’ordre et le droit de l’humanité » le
recours à la force est fondé.
D’ailleurs, l’Institut de droit
international au début du siècle ne
partage pas « l’utopie de ceux qui
veulent la paix à tout prix ». G.
Scelle, dans son manuel édité en 1943 à
Paris, y met du sien lorsqu’il affirme
que lorsqu’un État possède « un titre
authentique et probatoire » à faire
valoir, « la prohibition du recours aux
armes semble difficile à admettre ».
Aujourd’hui, peu importe l’élément
nouveau que constituent les principes de
la Charte des Nations Unies ! La France
n’a-t-elle pas souligné pour justifier
son rôle déterminant dans l’opération
anti-Tripoli qu’elle possédait tous les
titres pour intervenir, c’est-à-dire
ceux fournis par les Nations Unies,
fondés sur les droits de l’homme et ceux
de l’OTAN pour sauver les Libyens
d’eux-mêmes !
D’ailleurs, de manière consensuelle,
dans la doctrine juridique classique
(Gidel, La Pradelle, Le Fur, Sibert,
Verdross, etc.), le respect de la
propriété est considéré comme le
principe fondamental des relations
internationales pour le monde civilisé.
Pour M. Sibert, c’est même « une vérité
hors de discussion ». Or, chacun sait en
2011 l’emprise du régime kadhafiste sur
le pétrole libyen qui n’était jusque-là,
pour le reste du monde, qu’une ressource
aléatoire : aujourd’hui, comme hier, la
liberté des échanges « interdit » le
manque à gagner que représente
l’accaparement tripolitain.
C’est par exception que des
professeurs comme Carlo Santulli ou P.M.
Martin, par exemples, prennent une
position forte contre la violation de la
légalité dans l’affaire libyenne ou la
question n’est pas de « défendre le
régime » dans l’opinion publique, « mais
simplement de ne pas transformer
l’analyse critique en une propagande
monstrueuse ». En Libye, comme en Côte
d’Ivoire, le monde occidental et l’Etat
français en premier lieu ont fait chorus
pour déshumaniser « l’ennemi » (qu’il
s’agisse de L. Gbagbo ou de M. Kadhafi),
en dépit des contrats conclus sous leur
patronage avec les milieux d’affaires :
« le sang des Libyens (comme celui des
Africains ne vaut rien pour nous »,
constate le professeur C. Santulli.
Le juriste et le politicien de droite
ou d’une certaine « gauche » se
retrouvent sur les mêmes positions. La «
morale » doit l’emporter sur le «
juridisme étroit », comme a pu le
déclarer dans la presse ivoirienne
l’Ambassadeur des États-Unis à
l’encontre du Président Gbagbo [29].
Pour le juriste, le positivisme doit
lui-même céder la place au
descriptivisme et au réalisme. Le débat
n’est plus de mise. Comme l’affirme R.
de Lacharrière « Il faut s’habituer à
l’idée que les controverses doctrinales
appartiennent au passé » !
Or, la description non critique et
complaisante des politiques étrangères
par les juristes s’identifie à leur
légitimation sans réserve. La doctrine
dite « savante », très
occidentalo-centriste, est très proche
des grands médias. Le «
droitdel’hommisme » et le «
sécuritarisme » dont les puissances
occidentales se font les championnes et
qui défont l’ensemble du droit
international édifié depuis 1945 [30]
conduisent en fait les juristes à se
rallier au dédoublement fonctionnel
autoproclamé de l’OTAN et de ses membres
porteurs de valeurs euraméricaines et «
civilisatrices » ! On n’est pas très au
clair sur le « droit » ou le « devoir »
d’ingérence, mais le principe onusien de
la non-ingérence est balayé. Il y a bien
quelques flottements sur le principe de
la souveraineté (rappelé par précaution
dans toutes les résolutions du Conseil
de Sécurité, y compris celles qui le
violent), mais la « légitimité
démocratique », dont la définition est
incertaine, doit l’emporter. Pas
question de s’interroger sur la mise en
œuvre de néo-protectorats, puisqu’il n’y
a officiellement qu’une assistance à la
« transition démocratique ».
Avec les mouvements populaires de
2011, dans le monde arabe, les
internationalistes vont jusqu’à faire
leur la « révolution » (honnie et jugée
archaïque par ailleurs) [31] elle-même
en tant que productrice de démocratie.
Si l’on peut admettre que la tâche
des juristes n’est pas de désigner le
souhaitable, peut-être est-elle tout de
même de mettre en procès les processus
de régression et de se manifester en
tant que « veilleurs critiques ».
3. L’expédition
franco-britannique : l’affirmation d’une
politique impériale en état d’urgence
L’expédition franco-britannique et
autres en Libye s’inscrit dans la
tradition impériale des grandes
puissances occidentales. Le sarkozisme
s’efforce de créer l’illusion d’un
retour à la « grandeur » de la France et
de l’Europe. Mais, comme à l’époque
coloniales, le pétrole, d’une qualité
exceptionnelle et d’extraction facile
ainsi que le gaz libyens, représentent
l’enjeu essentiel du changement de
régime à Tripoli. Les accords
franco-libyens, italo-libyens et
américano-libyens des dernières années
étaient considérés comme peu fiables.
Paris et Londres de plus estimaient
nécessaire un nouveau partage, n’ayant
pas obtenu les meilleures concessions.
De plus, de nombreux projets libyens en
gestation projetaient de porter la
participation de l’État dans le secteur
pétrolier de 30 à 51% ; il était aussi
envisagé de remplacer les firmes
occidentales par des sociétés chinoises,
russes et indiennes. Après une phase de
compromis, Tripoli se préparait à mettre
en œuvre une nouvelle politique [32].
L’intervention française n’est pas
étrangère non plus à certains problèmes
franco-français. Les élections
présidentielles approchant et, à l’image
de Bush aux États-Unis, le président
sortant, en difficulté dans l’opinion
française, a estimé qu’une rapide et
brillante politique extérieure en Libye
(ce qui semble être attesté par les
exigences d’un calendrier très bref
exprimées à plusieurs reprises)
compenserait les échecs de politique
intérieure. La crise provoquée par les
liens étroits longtemps maintenus avec
le régime de Ben Ali et celui de
Moubarak devait aussi être effacée.
La révélation lancée depuis Tripoli
que la campagne électorale de 2007 de N.
Sarkozy avait été financée par des «
mallettes » libyennes a sans doute
accéléré le processus de l’engagement
militaire de la France.
De plus, depuis longtemps, les
États-Unis ont souhaité que les États
européens prennent le relais des
dépenses militaires occidentales, en
particulier pour « protéger » l’Afrique
des alternatives offertes par la Chine
et les puissances émergentes à chaque
État africain. Le rôle primordial joué
par la France en Libye entre donc
parfaitement dans les vues des
États-Unis. D’autre part, les États-Unis
ont l’ambition d’installer en Libye,
dans le Golfe de Syrte, le commandement
unifié (« Africom ») actuellement basé à
Stuttgart et que tous les pays africains
ont jusqu’à ce jour refusé. La mise sous
tutelle de la Libye permettra
l’installation de ce commandement, 42
ans après l’expulsion des bases
américaines de Libye par la révolution
kadhafiste.
L’un des objectifs de l’opération de
liquidation du régime de Tripoli, passé
sous silence, est aussi la volonté de
sécuriser Israël. Israël a besoin
d’États arabes acceptant de refuser leur
solidarité avec les Palestiniens, comme
l’a fait avec efficacité l’Égypte de
Moubarak. Les mouvements populaires en
Tunisie et en Égypte démontrent une
instabilité dangereuse. Cette
incertitude doit être compensée par la
disparition d’un régime libyen
radicalement anti-sioniste.
La France est aussi particulièrement
préoccupée des tentatives kadhafistes
d’union des Africains. Les flottements
de l’Union Africaine lors de la crise
ivoirienne ont montré que l’organisation
africaine est traversée de
contradictions et que l’influence
française s’est réduite. L’influence de
Kadhafi et les moyens financiers dont il
disposait rivalisaient fortement avec
ceux de la France. L’élimination du
leader libyen (de nombreuses opérations
françaises ont été montées depuis 1975
contre lui [33]) est donc considérée
comme le moyen de protéger les intérêts
français en Afrique en cassant la Libye
en train de devenir le financier
alternatif du continent [34].
Cette guerre en Libye survenant après
l’intervention en Côte d’Ivoire, et
après les multiples opérations menées au
Moyen Orient, a une signification
générale.
Les pays occidentaux sont en état
d’urgence. Incapables de résoudre les
contradictions majeures internes de
nature économique et financière, ils
sont conduits à développer une politique
étrangère agressive en dépit de son coût
élevé, à la fois pour récupérer, si
possible, les ressources qui viennent à
leur manquer et pour faire diversion
devant leur opinion publique.
L’urgence résulte aussi de l’arrivée
des puissances émergentes qui bousculent
les intérêts occidentaux, sans imposer
de clauses de conditionnalité politique
dans les contrats et accords qu’elles
concluent. L’Occident semble considérer
que « demain, il sera trop tard ».
Cette politique d’urgence obéit à un
« modèle » standard dont les étapes sont
de plus en plus brèves.
L’intervention militaire n’est que la
dernière étape de l’ingérence : la
première est une opération de discrédit
systématique du régime à éliminer.
La seconde étape est la
sensibilisation et la mobilisation de la
diaspora, en particulier par le relai
des « nouveaux médias » [35] : les
bi-nationaux de Libye mais vivant en
Europe ou aux États-Unis ont,
semble-t-il, joué un rôle déterminant
contre Tripoli, aidant à une
mobilisation de certaines factions de la
population, notamment une jeunesse sans
mémoire politique [36] en rupture avec
un pouvoir politique jugé « usé » [37].
La troisième étape est la recherche
d’appuis internationaux. La France, en
pointe dans l’affaire libyenne, s’est
efforcée de constituer une coalition non
seulement avec des alliés occidentaux
traditionnels (y compris l’Italie [38],
qui avait pourtant établi des liens très
étroits avec Tripoli dans la période
précédant immédiatement l’intervention
armée) mais avec des États du Sud pour
bénéficier de leur « caution ». La
participation du Qatar, des Émirats
Arabes, l’appui de l’Arabie Saoudite
(principal fournisseur de pétrole de la
Chine !) a été essentielle pour
légitimer l’intervention militaire et
lui retirer (formellement) son aspect
néo colonial.
La quatrième étape est l’obtention de
la couverture onusienne. Les États-Unis
savent se passer aisément de la caution
du Conseil de Sécurité ; les Européens,
la France en particulier, s’efforcent au
contraire de rester dans le cadre des
procédures des Nations Unies, tout en
violant sans scrupule l’esprit et
souvent les dispositions fondamentales
des résolutions du Conseil de Sécurité
et de la Charte elle-même.
Enfin, et c’est la cinquième étape,
l’opération militaire se développe
jusqu’à son terme, avec le consentement
d’une opinion préfabriquée. Cette
dernière étape démontre que le Conseil
de Sécurité n’est plus qu’un instrument
d’ingérence et de guerre (sauf s’il est
bloqué par l’exercice aléatoire du droit
de veto de la Chine et de la Russie,
dont les priorités ne sont pas encore
politiques mais essentiellement
économiques). Elle atteste d’un déclin
global des Nations Unies, comme
structure de conciliation et de maintien
de la paix, pouvant préluder à une mort
comme l’a connue la SdN. Le Chapitre VII
de la Charte permet à l’occasion de tout
conflit interne d’un pays que les
puissances veulent sanctionner de
liquider son régime. Les droits de
l’homme et la « légitimité démocratique
» ne sont qu’un argument légitimant la
violence armée. Les « populations
civiles », dont nul ne vérifie par une
procédure contradictoire, ce qu’elles
sont réellement, en particulier si elles
sont armées ou pas (et par qui),
deviennent un véritable sujet de droit,
source de l’ingérence [39].
Enfin, la pseudo-morale qui est
produite pour justifier cette politique
relève du primitivisme le plus basique
et de la plus grande vulgarité
idéologique (distinction du Bien et du
Mal, de la Démocratie et de la
Dictature, etc.). Logiquement, elle
intègre la violence « juste » contre «
l’ennemi » et va jusqu’à admettre le
meurtre, moyen parmi d’autres,
d’éliminer un dirigeant que l’on
conteste [40].
Durant la guerre de Libye, les
bombardements français, en usant de la
formule « destruction des centres de
commandement », ont visé à de nombreuses
reprises les proches de M. Kadhafi
(tuant plusieurs de ses enfants et
petits enfants) et Kadhafi lui-même. Ces
assassinats politiques témoignent de la
volonté française de n’admettre aucune
négociation ni aucune conciliation, sans
susciter de réaction des Nations Unies.
Quelles que soient les spécificités
de l’affaire libyenne, il ne s’agit pas
d’un cas sui generis.
La signification est générale : la
crise globale qui affecte l’économie
mondiale sous hégémonie occidentale
provoque une fuite en avant et peut
donner lieu à d’autres opérations de
même nature contre divers « ennemis »
déjà désignés, si les tentatives de
déstabilisation interne mais « assistées
» de l’extérieur échouent.
Les contradictions du système
imposent dans l’urgence une logique qui
n’est pas celle de la coexistence de
régimes différents et du respect de la
souveraineté de chacun.
Pour les peuples concernés, c’est à
nouveau la disparition de la
souveraineté nationales et de
l’indépendance au nom d’une « modernité
» de type impérial et le maintien d’une
souveraineté « populaire » formelle ;
c’est l’accumulation d’un retard de
développement dû aux destructions et à
la désorganisation ; c’est la corruption
affairiste qui succèdera aux
accaparements claniques.
En dépit de l’inertie idéologique de
la plupart des juristes et de nombreux
politistes dont le ronronnement
théorique ne se dément pas, on peut
constater sans tomber dans l’excessif,
l’état comateux du droit international,
la faillite de l’ONU et la résurgence
d’une « morale » internationale douteuse
en lieu et place de la régulation
juridique, proche de celle du XIX°
siècle, temps béni de la canonnière ? Le
modèle implicite des diplomaties
occidentales ne serait-il pas une
nouvelle Conférence de Berlin, 128 ans
après la première !
La guerre de Libye n’est-elle pas un
symptôme parmi d’autres d’une processus
de dé-civilisation ?
Cette intervention de Robert Charvin
a été prononcée lors de la journée
d’études "Les régimes arabes dans la
tourmente : la révolution entre
communication et réactions
internationales" organisée par
l’Université de Toulouse 1 Capitole le 4
novembre 2011. Robert Charvin est
juriste international, doyen honoraire
de la faculté de droit de Nice.
( Par Robert Charvin, juriste,
doyen honoraire de la faculté de droit
de Nice )
Notes
[1] Y. Quiniou. Retour sur la guerre
néo-coloniale à laquelle nous avons
assisté . L’Humanité. 24 octobre 2011.
[2] Cf. R. Dumas – J. Vergès. Sarkozy
sous BHL. Éditions P.G. De Roux. 2011.
[3] Voir P.M. Martin, qui, dès 2002,
publie Défaire le droit international :
une politique américaine. UTI Sciences
Sociales de Toulouse, n° 3, 2002, p. 83
et s. En 2011, les autorités françaises
sont « en pointe » dans cette volonté de
« défaire » le droit international.
[4] Cf. R. Charvin. Côte d’Ivoire
2011. La bataille de la seconde
indépendance. L’Harmattan. 2011.
[5] Voir le Rapport établi par la
Commission de Juristes dont l’auteur a
fait partie, ce qui l’a conduit à être
soumis par les nouvelles autorités
présidées par A. Ouattara à un « gel de
ses avoirs » en Côte d’Ivoire !
[6] Les autorités françaises, comme
les grands médias, ont assimilé les
événements de la Tunisie, de l’Égypte et
de la Libye en fabriquant une « morale »
à la convenance des intérêts français
pour fonder une opération militaire
contre le régime de Kadhafi. Le seul
point commun entre ces événements est
que les trois régimes ont été
intensément courtisés par l’État
français peu de temps avant qu’ils aient
été « condamnés ».
[7] L’évolution d’Al-Jazeera qui
s’est imposée en 15 ans dans le monde
arabe comme une source originale
d’information, s’est soudainement
engagée dans une vaste campagne hostile
aux régimes libyen et syrien. Cette
modification pro-occidentale de la ligne
éditoriale de 2011 – qui a entraîné la
démission de certains journalistes -,
consécutive à l’appel à une intervention
armée du Conseil de Coopération du Golfe
et du Qatar, n’est pas encore
parfaitement claire. La journaliste
Marie Bénilde (Le Monde Diplomatique, n°
117, juin-juillet 2011), sans chercher
plus loin, considère qu’Al-Jazeera et le
web « ont semé la parole démocratique au
vent de l’histoire » ! (Cf. Quand la
liberté a le parfum du jasmin. op. cit.
p. 49 et s.).
[8] C’est la même précipitation que
la France a manifesté en reconnaissant
le CNT bien avant que celui-ci ait une
responsabilité quelconque et un contrôle
effectif d’une partie conséquente du
territoire libyen.
[9] Le cas limite est celui de la
question israélo-palestinienne que le
Conseil de Sécurité, malgré les
multiples résolutions de l’Assemblée
Générale, s’avère incapable de faire
progresser depuis plus d’un demi-siècle.
[10] C’est ainsi que dans les villes
de Tripoli, Syrte et Shebba aucune
opposition ouverte ne s’est manifestée
entraînant une forte répression des
civils : ces villes ont néanmoins été
intensément bombardées.
[11] On a pu noter qu’à Bahreïn,
l’armée saoudienne est intervenue pour
réprimer la révolution populaire et
sauver le régime avec la pleine
approbation occidentale.
[12] On peut noter, simplement,
l’information – quasi admirative –
fournie par les médias français
concernant le statut de la femme en
Arabie Saoudite avec l’amnistie d’une
Saoudienne qui avait enfreint
l’interdiction de conduire une
automobile et l’annonce qu’en 2015, pour
les élections municipales les femmes
auraient le droit de vote !
[13] Le double jeu de la France est
partout : elle a voté pour l’adhésion de
la Palestine à l’UNESCO pour ensuite
refuser son admission à l’ONU dans le
cadre du Conseil de Sécurité.
[14] Cf. Quand la liberté a le parfum
du jasmin. op. cit. p. 32.
[15] Le professeur Géraud de la
Pradelle dénonce le comportement de
certains juristes occidentaux qui
expliquent aux états majors des armées
et parfois aux officiers engagés sur le
terrain comment contourner les «
obstacles » dressés par le droit
humanitaire qui contrarie les pratiques
militaires « efficaces ». Cf. « Des
faiblesses du droit international
humanitaire qui tiennent à sa nature ».
In Droit humanitaire. États puissants et
mouvements de résistance, sous la dir.
D. Lagot. L’Harmattan. 2010, p. 33 et s.
[16] Les médias français (notamment
télévisuels) ont été d’une particulière
nullité et d’une profonde mauvaise foi,
conjuguant mensonges multiples sur les
événements liés au conflit et silence
sur la personnalité des membres du CNT
(Mohamed Jibril, par exemple,
ex-ministre de Kadhafi avait
antérieurement tissé des liens avec B-H
Lévy, en créant des sociétés de négoce
dont l’une chargée du commerce des bois
de Malaisie et d’Australie avec son ami
français). La presse occidentale (à
l’exception de l’Humanité pour la
France) et les ONG humanitaires (sauf le
MRAP) ont été notamment d’une totale «
discrétion » sur les massacres racistes
et xénophobes subis par les noirs qu’ils
soient libyens ou émigrés d’Afrique
noire. Par ailleurs, plusieurs centaines
de milliers de Libyens (le chiffre
semble être proche des 400.000) ont
quitté le territoire national pour les
pays voisins, en particulier la Tunisie.
Divers hôpitaux ont été détruits par les
bombardements de l’OTAN, par exemple,
récemment, l’hôpital Avicène de Syrte,
sans soulever les condamnations pourtant
habituelles des organisations
humanitaires.
[17] L’exécution de M. Kadhafi était
une exigence politique, un procès devant
la CPI était jugé par les autorités
françaises et américaines comme «
dangereux ». Pour le Centre de
planification et de conduite des
opérations (CFPO) à la direction du
Renseignement Militaire et au Service
Action de la DGSE, il s’est agi de
porter assistance aux unités du CNT à
Syrte afin de « traiter le Guide libyen
et les membres de sa famille »,
autrement dit les éliminer.
[18] Par exemple, à Tripoli, la Cour
des Comptes, le Centre anti-corruption,
le Tribunal Supérieur, des hôpitaux, un
marché, le siège de différentes
associations (dont l’association d’aide
aux handicapés, du mouvement des femmes,
etc.).
[19] L’Union Africaine a dès les
29-30 juin 2011 déclaré que les mandats
d’arrêt lancés par la CPI contre Kadhafi
et ses proches ne devaient pas être
appliqués sur le territoire africain.
Jean Ping, Secrétaire Général de l’U.A a
vivement critiqué Luis Moreno Ocampo,
Procureur près la CPI, le qualifiant de
« plaisantin » et l’invitant à dire le
droit au lieu de suivre la politique
occidentale.
[20] Cité par R. Charvin. Le droit
international tel qu’il a été enseigné ,
in Mélanges Chaumont. Pédone. 1984, p.
138.
[21] Le professeur Guilhaudis, par
exemple, dans son manuel de Relations
internationales contemporaines, Litec.
2002, ose intituler un paragraphe «
L’interminable éclatement violent de la
Yougoslavie, malgré l’ONU et l’OTAN » !
(p. 730).
[22] Une procédure a d’ailleurs été
ouverte en France contre l’armée
française pour « tentative de meurtre de
L. Gbagbo ». L’arrestation du Président
ivoirien s’est en effet produite par la
collaboration des forces françaises et
ivoiriennes, après un intense
bombardement par la force de La Licorne
de la résidence de L. Gbagbo.
[23] Cf. R. Charvin. De le prudence
doctrinale face aux nouveaux rapports
internationaux . In Mélanges Touscoz.
France Europe Éditions. 2007.
[24] L’Empire Ottoman, la monarchie
absolue de François Ier ou de l’Espagne
avaient déjà la même ambition !
[25] Lorsque les États-Unis et le
Conseil de Sécurité, au mépris des
dispositions de la Charte, décident en
1950, en l’absence de l’un des membres
permanents, d’intervenir militairement
en Corée, le professeur Sibert, dans la
tradition académique, porte un jugement
positif sur « l’interprétation libérale
» et non « rigide » de la Charte.
[26] Étrangement, les juristes
académiques associent dans leurs
enseignements ces deux catégories «
d’acteurs » précités aux firmes
transnationales, comme si leur poids
respectif dans la société internationale
était équivalent ! Par contre, le
silence règne encore sur les sociétés
militaires privées qui prétendent
favoriser la sécurité collective, en
Irak, par exemple.
[27] Doyen Moye. Le droit des gens
moderne. Sirey. 1920, p. 219-220.
[28] Cf. Le droit international tel
qu’il a été enseigné. Notes critiques de
lecture des traités et manuels
(1850-1950) , in Mélanges Chaumont.
Pédone. 1994.
[29] R. Charvin. Côte d’Ivoire 2011.
La bataille de la seconde indépendance.
L’Harmattan. 2011.
[30] P.M. Martin. Défaire le droit
international : une politique
américaine. Droit écrit. UTI Sciences
Sociales de Toulouse, n° 3. 2002, p. 83
et s.
[31] Il faut constater aussi que la «
révolution » a été admise comme un
concept parfaitement valide pour
certaines ex-républiques soviétiques
(Ukraine, Géorgie, etc.).
[32] On peut comparer cette
réorientation à celle du Président
Gbagbo qui, à la veille de son
renversement par les Occidentaux
s’apprêtait à quitter le franc-CFA et à
conclure des contrats économiques
d’importance avec la Chine.
[33] Dans le catalogue des tentatives
d’élimination de M. Kadhafi, on peut
relever l’opération initiée par le
Président Giscard d’Estaing en 1975
(SDEC + quelques militaires dissidents),
les commandos franco-égyptiens (au temps
de Saadate en 1977), un attentat en 1979
du Service Action où Kadhafi est blessé,
en 1980, le SDC et des Égyptiens
échouent à nouveau (entraînant le
limogeage de de Marenches), en 1980
encore, une tentative (révélée par le
Président Cossiga) d’abattre l’avion
officiel de Kadhafi se rendant à
Varsovie avec l’aide de l’OTAN, en 1984
une tentative appuyée par les États-Unis
de coup d’état, avec l’aide d’exilés et
de militaires, en 1986 le bombardement
de la résidence de Kadhafi.
[34] Depuis les premiers pas de la
Révolution libyenne, le monde occidental
n’a jamais pardonné à Tripoli d’user des
mêmes moyens que ceux de l’Occident pour
faire avancer sa politique étrangère.
[35] De nombreux politistes insistent
sur le rôle politique des nouveaux modes
de communication dans les « révolutions
» du Sud. Cette analyse néglige le fait
qu’une large partie de la population,
souvent majoritaire et particulièrement
démunie, les ignore. On peut faire
l’hypothèse qu’une fois de plus dans
l’histoire, la mise en exergue des «
outils » évite de prendre en compte les
réalités sociales profondes. Nombre de
politistes, de plus, se félicitent
implicitement du rôle des « classes
moyennes » - pourtant toujours indéfini
et politiquement surestimé – par rejet
souvent explicite des classes
populaires.
[36] Le régime de M. Kadhafi avait 42
ans. La jeunesse majoritaire dans la
population libyenne ignore tout de la
Monarchie du Roi Idriss, régnant sur
l’un des pays les plus pauvres du monde,
et avait soif d’une normalité plus
facile à vivre que la Révolution
Jamahiriyenne, même après ses compromis
des années 2002, en dépit du fait que la
Libye ait le plus haut niveau de vie
d’Afrique.
[37] Dans les pays occidentaux, on
constate le même phénomène, mais il
n’est pas poussé jusqu’à son paroxysme
par des stimulants externes.
[38] Tripoli, avec la collaboration
de diverses personnalités
internationales, attribuait
régulièrement un « Prix Kadhafi des
droits de l’homme et des Peuples ». Ce
prix, le premier émanant d’un pays du
Sud, dont l’esprit était de ne pas
laisser le monopole de la question des
droits de l’homme aux puissances
occidentales, a été qualifié du nom de
Kadhafi, non par les Libyens eux-mêmes,
mais à l’initiative d’un Français,
présent à Tripoli, à l’issue d’une
conférence internationale, qui était à
l’origine Secrétaire Général de la
Fédération des Villes Jumelées. Le
premier prix décerné l’a été à N.
Mandela, à l’époque encore emprisonné.
Le dernier prix en 2010 a été accordé à
Erdogan (Turquie) pour son action de
solidarité avec les Palestiniens, mais
Berlusconi a failli en être le
bénéficiaire pour, notamment, avoir
reconnu la culpabilité coloniale de
l’Italie.
[39] Les juristes doivent
s’interroger sur la notion de « civils
armés » et de leur statut dans un
conflit avec les pouvoirs publics, ainsi
que sur le problème de circulation
illicite des armes par-delà les
frontières.
[40] Grotius et Vattel, considérés
comme les fondateurs du droit
international, ont condamné l’assassinat
des dirigeants à l’occasion des conflits
entre États.
Les dernières mises à jour
|