Opinion
LE PARRICIDE
La guerre civile en Libye
Robert Bibeau
Jeudi 3 mars 2011
Le territoire libyen est immense (1,8 M. km2, soit trois fois la France) et sa population,
clairsemée (6,8 millions d’habitants), est très urbanisée (86 %
de citadins et 14% de ruraux). Ce peuple jeune a un taux de
fécondité parmi les plus élevé au monde et plus de la moitié de
la population a moins de 15 ans. Les tribus berbères originaires
de Tripolitaine, du Fezzan et de Cyrénaïque ont été arabisées,
islamisées, urbanisées et alphabétisées (89%), puis
industrialisées (industrie : 50% du PNB avec le pétrole). Le
pétrole constitue l’essentiel des exportations du pays alors que
les produits de consommation sont tous importés de l’étranger.
La Libye
est donc un pays très dépendant de l’extérieur, vulnérable et
fortement soumis aux pressions économiques, financières,
diplomatiques et politiques internationales. Qui est
dépendant des puissances impérialistes ne saurait prétendre
soutenir une politique national indépendante et souveraine.
Aussi les déclarations tonitruantes de Kadhafi ne sont-elles que
les bouffonneries d’un polichinelle pathétique.
Le
chômage y est endémique (30%) comme dans le reste de l’Afrique.
Même si le revenu moyen par habitant (14 000 dollars) est le
plus élevé d’Afrique du Nord les disparités
régionales sont importantes. Comme ces disparités épousent la
géographie de la répartition des tribus ancestrales, la présente
insurrection armée se marie avec le ressentiment populaire, qui
se confond quant à lui avec la carte de la distribution très
inégale de la richesse. C’est ce qui faisait dire aux insurgés
de Tobrouk que Kadhafi de Tripolitaine n’avait jamais rien fait
pour le peuple de Cyrénaïque depuis le roi Idris Ier,
qu’ils auraient aimé ressusciter.
"A Tobrouk, dans l'est, une manifestation a réuni un millier de
personnes. Les manifestants brandissaient des drapeaux de la
monarchie libyenne du roi Idris Senoussi qui s'est imposé comme
un symbole de l'insurrection. « Ils n'ont jamais rien fait pour
nous, dans l'Est : tout ce que vous pouvez voir a été construit
par le roi Idris, renversé par Kadhafi en 1969 », assure Khaled
Abdul Aziz, un sergent de police."
L’insurrection armée
L’insurrection libyenne a ceci de particulier que depuis le
début des hostilités de nombreux mutins sont armés, ils savent
manier les armes lourdes et ils ont infligé des pertes
importantes aux forces de l’ordre. Ce n’est pas usuel, dans un
pays où le service militaire n’est pas obligatoire et dont
l’armée est fragile. Les hommes des tribus sont armés, mais dans
les zones rurales seulement, ce n’est pas le cas des gens des
villes, qui forment tout de même l’immense majorité de la
population libyenne. Au début du soulèvement, les défections
dans l’armée ont été minimes, si bien que ce retournement des
armes ne peut expliquer les premiers revers du
clan Kadhafi. Il n’est pas non plus concevable que quelques
milliers de citoyens révoltés inexpérimentés se soient emparés
des équipements dans les casernes et aient spontanément pu tuer
tant de soldats et de policiers; ni qu’ils aient connu
instinctivement les techniques de camouflage et de guérilla
urbaine. En effet, le nombre de victimes est relativement peu
élevé après plus d’une semaine de « carnage » aérien et
terrestre. Tout cela ne colle pas : on nous cache tout, on ne
nous dit rien… Ou bien, alors, on nous ment.
Le foyer de la guerre civile
trouve son origine à Benghazi qui brade le pétrole du pays à
l’Europe et qui en est à sa troisième insurrection en 15
ans (1996, 2006 et 2011), alors que la capitale Tripoli est
restée fidèle au « Guide de la révolution » de
la
Jamahiriya
arabe libyenne. Depuis son accession au pouvoir en 1969, Kadhafi
a mis sur pied une structure de gouvernance qui s’appuie en
partie sur les vieilles organisations tribales et en partie sur
les Comités révolutionnaires. Ceux-ci, avec le temps, ont été
peu à peu dépouillés de leur pouvoir, particulièrement depuis
que le « Guide révolutionnaire » a été réhabilité par George W.
Bush, lequel a mis fin au boycott de
la
Libye. En
effet, les entreprises américaines étaient les seules à
respecter l’embargo alors que les entreprises européennes et
chinoises investissaient massivement au pays du « terroriste »
devenu soudainement fréquentable. Les firmes
BP, Royal Dutch Shell, Total, Basf,
Statoil, Rapsol et Gazprom exploitent
aujourd’hui le pétrole libyen (1,8 millions de barils par jour,
troisième producteur d’Afrique).
Un règlement de compte entre clans est toujours sanglant et n’a
jamais rien d’attrayant, mais cela a bien peu à voir avec une
révolution populaire. La révolte libyenne est une guerre civile
atroce comme
la
Somalie,
le Liban, le Soudan et l’Afghanistan en ont connues. Pas de
héros, ni d’un côté, ni de l’autre, seulement des paumés pris en
tenaille entre les deux camps. Dans une alliance tribale, il y a
des rituels et des traditions, une façon de transmettre le
pouvoir d’un chef à un autre et, surtout, des principes dans
l’attribution du butin des rapines. Ces
dernières années, Mouammar Kadhafi n’a respecté aucune de ces
règles. Il a monopolisé le fruit du pillage de l’État entre les
mains de sa famille et de sa tribu, il a spolié les autres
tribus. La réponse, soutenue en sous-main, est venue des
hauts-plateaux : les tribus flouées sont descendues des versants
et sont venues à Tripoli lui faire payer le prix de sa cupidité
et de sa duplicité, faisant la jonction avec toute une jeune
génération qui, depuis sa naissance, n’a connu aucune autre
figure politique que l’homme du « Livre vert » et dont le
ras-le-bol est devenu évident.
Faut-il choisir le clan de Mouammar Kadhafi, ou celui de son
concurrent Al-Houni, son ancien compagnon de révolte, ou encore
le clan de l’un ou l’autre de ses fils ? De la façon dont le
conflit évolue, les insurgés désigneront eux-mêmes le prochain
dictateur libyen. Il n’est même pas certain qu’ils le feront
entériner par scrutin. Ils voudront d’abord supputer les chances
du « désigné » de gagner l’élection truquée. Si leur challenger
risque de perdre au vote, il n’y aura pas plus d’élection qu’il
n’y en a eu au cours des quarante-deux dernières années.
Intervention – invasion ?
Depuis Kouchner, et même avant, les Droits de l’homme ont
toujours servi à préparer le terrain pour les envahisseurs.
Avant-hier, les États-Unis sont allés libérer les Irakiens de la
poigne de Saddam Hussein-le-sanguinaire ; un million de morts
plus tard, ils quittent l’Irak ravagé. Hier, ils sont allés
libérer les femmes afghanes des Talibans. Des centaines de
milliers de cadavres (de femmes notamment) plus tard, ils
négocient leur retrait d’Afghanistan avec les Talibans
« terroristes modérés ».
Aujourd’hui, un consortium étranger formé de Human Rights Watch,
d’Amnesty International, de
la
Fédération
internationale des ligues de Droits de l’Homme (FIDH) et de
l’ONG Human Rights Solidarity réclame une intervention militaire
pour assurer la victoire d’un des clans d’insurgés. Pour ce
faire, ils répandent des histoires d’horreur à propos des
mercenaires de Kadhafi, semblables à celles qui ont été
diffusées à propos d’incubateurs débranchés par les hordes
barbares de Saddam (sic) au Koweït, ou encore ces
fadaises à propos de charniers géants découverts à Timişoara
puis disparus après l’exécution de Ceauşescu en Roumanie
(re-sic).
Mais il est peu probable que l’OTAN envoie un contingent
militaire en Libye parce que, d’une part, elle en prend déjà
plein la gueule en Afghanistan, où tous les alliés des
Américains ne songent qu’à lever le camp et à rentrer chez eux.
D’autre part, une intervention des soldats de l’OTAN ne
servirait qu’à mettre le pays sous tutelle américaine. Les
puissances européennes membres de l’OTAN se sont déjà fait
arnaquer en Irak ; elles ont contribué à l’écrasement de Saddam
et à la destruction de la nation irakienne pour se retrouver
exclues de la saignée du pays, par la suite.
La
France,
qui avait une position dominante dans l’Irak de Hussein, en
conserve un goût amer.
Depuis que le gouvernement Bush a réhabilité Kadhafi « le
voyou », ce sont surtout les Européens qui ont profité de la
manne libyenne. Les multinationales américaines sont arrivées
sur le tard, si bien que
la
Libye
exporte 85 % de son pétrole vers l’Europe et le reste vers
la
Chine,
le tout, sans transiter aucunement par les entreprises
américaines : une situation inacceptable, pour La Superpuissance
décadente. Les concurrents des USA n’ont pas à être indépendants
de la puissance de tutelle, pense Obama.
Les États-Unis souhaiteraient peut-être une intervention
aérienne de l’OTAN (visant à empêcher le clan Kadhafi d’utiliser
ses avions de façon à faire basculer le rapport de force
militaire en faveur des clans insurgés), si les mercenaires
rebelles ne parviennent pas à renverser le « Guide », mais leurs
alliés européens dans l’OTAN n’accepteront pas de fournir de
contingents et préfèreront une intervention sous le
haut-patronage de l’ONU, de façon à conserver le contrôle du
pays après l’intervention militaire étrangère.
En ce qui a trait à un hypothétique contingent africain sous
bannière de l’OTAN, il est trop tôt pour y songer, le traité de
coopération OTAN-Union Africaine n’est pas encore ratifié et le
Commandement Africa (AfriCom), le principal instrument de
pénétration États-unienne sur le continent, n’est pas prêt pour
une telle intervention. Rien à
craindre, les soldats de l’OTAN n’iront pas mourir à Tobrouk sur
les tombes de l’Afrika Corps.
La Grande-Bretagne, ancienne
puissance colonisatrice de l’Égypte, maraude en eau trouble ces
jours-ci et il n’est pas impossible que le Premier ministre
Cameron suggère à l’État-major de l’ex-dictateur Moubarak
une intervention « humanitaire » musclée en sol libyen afin de
sauver la mise Britannique.
Le
ver est dans le fruit
Le premier fils du second mariage de Kadhafi, Saïf al-Islam,
aujourd’hui en disgrâce mais qui fut un temps l’héritier putatif
du « Guide de la révolution », a mené les négociations pour la
ruée tardive des multinationales américaines dans le pays. C’est
lui qui a proposé un train de réformes de la constitution afin
de la rendre plus conforme au mode de gouvernance occidental et
de départir les Comités populaires de toutes leurs
prérogatives. Il y a quelque temps, il a ordonné la libération
de centaines d’islamistes des geôles libyennes, en préparation
de l’insurrection qu’il manigançait. C’est l’homme lige des
Occidentaux, mais il n’est probablement pas leur préféré, tant
il est difficile de prévoir la réaction de la
population libyenne à la résurrection de ce poltron, ce qui
expliquerait l’atermoiement des puissances impérialistes quant à
une intervention en faveur de l’une ou de l’autre faction dans
l’insurrection clanique armée en cours au pays du
« Livre Vert ».
Le peuple libyen et la classe ouvrière libyenne abusés par cet
écheveau meurtrier, victimes collatérales de cet affrontement
tribal sanglant, parviendront-t-ils à tirer leur épingle du jeu
et à renvoyer dos à dos tous ces prétendants illégitimes et à
défendre leurs intérêts propres au milieu de cette catastrophe ?
Il le faudrait bien, pourtant.
Un
fils Kadhafi n’exclut pas une guerre civile.
26.02.2011.
http://www.europe1.fr/International/Un-fils-Kadhafi-n-exclut-pas-une-guerre-civile-430905/
Bras de fer au sommet.
Jeune Afrique. 12.01.2010.
http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAJA2602p040-043.xml0/libye-presse-corruption-mouammar-kaddafibras-de-fer-au-sommet.html
Libye : quel rôle jouent les tribus ?
Le Monde 24.02.2011. http://www.lemonde.fr/afrique/article/2011/02/24/libye-quel-role-jouent-les-tribus_1483983_3212.html
La
Libye
dans le grand jeu du nouveau partage de l’Afrique.
Manlio Dinucci. Mondialisation. 25.02.2011.
http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=23372
Urgent. Libye Kadhafi fragilisé par la défection des deux
derniers membres du groupe des ‘officiers libres ».
René Naba Mondialisation 23.02.2011.
http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=23344
L’aveuglement de l’Europe a été criminel.
Libération. 23.02.2011.
http://www.liberation.fr/monde/01092321777-l-aveuglement-de-l-europe-a-ete-criminel#
Crise lybienne : Kadhafi va tenir, en Cyrénaïque la révolte est
endémique.
Angelo del Bocca, Tomasso di Francesco. Investig’Action.
25.02.2011.
http://www.michelcollon.info/Crise-lybienne-Kadhafi-va-tenir-en.html
Lybie : le plan de l’OTAN est de l’occuper.
Fidel Castro. Oulala.net. 23.02.2011.
http://www.oulala.net/Portail/spip.php?article4994
Faut-il intervenir militairement en Libye
?
Alain Gresh. 24.02.2011.
http://www.palestine-solidarite.org/analyses.Alain_Gresh.240211.htm
La
Libye
et l’impérialisme. Oulala.net. 26.02.2011.
http://www.oulala.net/Portail/spip.php?article4997
Robert Bibeau gère le site
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