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Opinion
France: Les oubliés de la République
René Naba
Paris, le mercredi 17 juin 2009
«Les oubliés de la République»: La pension d’un ancien
combattant «basané», un salaire ethnique, inique et cynique.
A chaque commémoration nationale (11 novembre, 8 mai, 6 juin, 15
Août), le sort miséreux des anciens combattants arabes et
africains, musulmans ou chrétiens de l’armée française, laissés
à leur sort, refait surface, dans une sorte de réflexe pavlovien
traité périodiquement par la presse comme la marque de
soulagement de la bonne conscience française d’une mauvaise
conscience chronique. «Les oubliés de la République» ne le sont
pas vraiment. Ils sont volontairement maintenus en l’état,
volontairement maintenus dans l’oubli de leur condition malgré
l’émotion soulevée par le film «Indigènes» en 2006 dans la
foulée des émeutes des banlieues françaises, malgré la surprise
feinte de la classe politico médiatique face à cet aspect hideux
de la bureaucratie française.
Au delà des indignations de circonstance, il traduit la
permanence d’une posture proto fasciste inhérente à tout un pan
de la société française.
La France qui se refuse aux statistiques ethniques comme
contraires aux principes fondateurs de la République française
(Egalité et Fraternité), est, en fait, un ferme partisan de
cette pratique discriminatoire dans la rétribution de ses
anciens combattants d’origine non française, et, même au-delà,
dans la mobilité sociale des diverses composantes de la société
française.
Photographies Philippe Guionie, Prix Roger Pic 2008 pour
son portfolio Le tirailleur et les trois fleuves.
Ouvrage : Anciens combattants africains, Éd. Les Imaginayres
Pour mémoire, le bilan des pertes indigènes pour les deux
grandes guerres mondiales du XX e siècle, s’est élevé, rien que
pour les tués, à 113.000 morts, soit autant que la population
conjuguée des villes de Vitrolles et d’Orange, les deux anciens
fiefs du Front National. Il n’était pas alors question de «seuil
de tolérance», encore moins de test ADN, ni de charters de la
honte, mais de sang à verser à profusion, comme en témoigne le
tableau suivant:
1-La contribution globale des colonies à l’effort de
guerre français
La contribution globale de colonies à l’effort de guerre
français pour la 1ère Guerre Mondiale (1914-1918) s’est élevée à
555.491 soldats, dont 78.116 ont été tués et 183.903 affectés à
l’arrière à l’effort de guerre économique en vue de compenser
l’enrôlement de soldats français sur le front (1). L’Algérie, à
elle seule, a fourni 173.000 combattants musulmans, dont 23.000
ont été tués, et 76.000 travailleurs ont participé à l’effort de
guerre, en remplacement des soldats français partis au front. La
contribution totale des trois pays du Maghreb (Algérie, Tunisie,
Maroc) s’est élevée à 256.778 soldats, 26.543 tués et 129.368
travailleurs. L’Afrique noire (Afrique occidentale et Afrique
équatoriale) a, pour sa part, offert 164.000 combattants dont
33.320 tués, l’Indochine 43.430combattants et 1.123 tués), L’Ile
de la Réunion 14.423 combattants et 3.OOO tués, Guyanne-Antilles
(23.OOO combattants, 2037 Tués).
Pour la Deuxième Guerre mondiale (1939-1945): La première
armée d’Afrique qui débarqua en Provence (sud de la France), le
15 août 1944, avait permis d'ouvrir un deuxième front en France
après le débarquement du 6 juin 1944 en Normandie. Cette armée
de 400.000 hommes, comptait 173 000 arabes et africains dans ses
rangs. De juin 1940 à mai 1945, cinquante cinq (55 000)
Algériens, Marocains, Tunisiens et combattants d'Afrique noire
furent tués. 25 000 d'entre eux servaient dans les rangs de
l'armée d'Afrique.
Durant la campagne d’Italie, marquée par la célèbre bataille de
Monte Cassino, qui fit sauter le verrou vers Rome, et, à ce
titre, célébrer comme la grande victoire française de la II me
guerre mondiale, sur les 6.255 soldats français tués, 4.000,
soit les deux étaient originaires du Maghreb et parmi les
23.5000 blessés, 15.600, soit le tiers étaient du Maghreb. Ahmad
Ben Bella, un des futurs chef de file de la guerre
d’indépendance algérienne et premier président de l’Algérie
indépendante figurait parmi les blessés de la bataille de Monte
Cassino. Il en est de même de la campagne d’Allemagne, sur les
9.237 tués, 3.620 étaient des enrôlés du Maghreb, et sur les
34.714 blessés, 16.531 étaient Maghrébins.
2- «Les oubliés de la République», la permanence
d’une posture raciste.
Le maintien d’une pratique discriminatoire dans la
rétribution des anciens combattants d’origine non française
traduit le mépris de la France à l’égard de ses anciens
servants, et pis, à l’égard de ses propres principes. Elle porte
la marque d’un racisme institutionnel subliminal dans le droit
fil des notations des travailleurs coloniaux de l’entre deux
guerres (1919-1939). A l’instar d’une cotation boursière sur un
marché de bétail, ceux-ci les étaient déjà à l’époque crédités
de points, avec les responsabilités et rétributions y
afférentes, en fonction de leur nationalité et de leur race avec
de subtiles distinctions selon leur lieu de provenance. Ainsi le
Chinois se situait au bas de la hiérarchie, sa production
évaluée à 6 sur une échelle où le Marocain était placé à 8,
l’Algérien (arabe), le Kabyle et le Grec à 10, l’Italien et l’
Espagnol à 12, alors que le Français se trouvait dans tous les
classements naturellement au sommet de la hiérarchie avec une
note inégalable de 20 sur 20. Score jamais enregistré par aucune
autre nationalité, sous aucun autre ciel, dans aucune autre
compétition (2).
La France a décidé de geler le montant des retraites des
combattants étrangers en raison du poids financier que cette
charge représentait pour le budget français, habillant cette
mesure économique de considérations morales: geler le niveau de
la retraite à la date de l’indépendance de leur pays respectif
pour marquer la scission d’avec la métropole. Ce geste
symbolique de rupture occulte le fait que les anciens
combattants avaient servi leur colonisateur et non leur pays
d’origine.
Argument fallacieux s’il en est, il ne résiste pas à
l’analyse pas plus que l’argument de rechange qui relevait, lui
aussi, de la pure casuistique: Le gel de pensions à leur niveau
de l‘accession à l’indépendance du pays concerné évitait que les
retraités indigènes ne disposent de revenus plus importants que
leurs compatriotes non combattants de leur pays d’origine, afin
de prévenir toute déstabilisation de leur environnement local.
Une sorte de nivellement par le bas enrobé du pompeux mot de
«cristallisation», par analogie au phénomène chimique.
Les circonvolutions juridiques ne changeront rien à la
réalité des choses, et, au-delà des considérations économiques,
la décision française induit implicitement un jugement moral sur
la valeur respective du sang français et du sang indigène sur la
bourse des valeurs entre des frères d’armes qui encourrait
pourtant à l’époque le même péril dans un même combat. Comment
justifier, sinon, cette discrimination dans le traitement d’un
ancien combattant français qui perçoit 600 euro par mois
d’indemnités, d’un sénégalais 100 euro par mois ou, pis, d’un
marocain qui a droit à 60 euro par mois, soit dix fois moins que
le français, sous réserve d’une obligation de résidence de neuf
mois par France par an.
N’en déplaise à personne, la disparité des retraites
constitue sans contestation possible une forme insidieuse de la
diversité à la française ancrée durablement dans la conscience
nationale et que le président Nicolas Sarkozy se propose de
réactualiser comme antidote au principe fondateur de la
République française, le principe d’égalité. La pension de
retraite des anciens combattants indigènes apparaît ainsi comme
un salaire ethnique, inique et cynique. Une discrimination
injustifiable tant au niveau du droit que de la morale, en ce
qu’elle aboutit à pénaliser des étrangers pour leur suppléance
de la défaillance des Français dans la défense de leur propre
territoire national. Une double peine en somme en guise de
gratitude.
Son maintien, en dépit des critiques, signe la permanence de
la filiation gobino-darwiniste du corpus juridique français
matérialisée par la codification du Code Noir de l’esclavage
(pour le continent noir) et le Code de l’Indigénat (pour les
musulmans d’Algérie), au XVIIIe et XIXe siècle.
Une filiation confirmée au XXe siècle par la mise en œuvre d’une
théorie raciale des valeurs avec la notation des travailleurs
coloniaux selon un critère ethnique, la mise sur pied des »zoos
humains» de même que d’un «bureau des affaires nord africaines»
dans l’entre deux guerre (1919-1939), précurseur du
«Commissariat aux affaires juives» et de l’imposition de
«l’étoile jaune» sous le régime de Vichy (1940-1944). Une
filiation réitérée, enfin, au XXIe siècle, par la discrimination
salariale des anciens combattants basanés et le test ADN pour le
regroupement familial des travailleurs expatriés de l’ère
sarkozy.
Cette approche raciale est en contradiction avec la
contribution des peuples basanés à la liberté de la France et à
sa reconstruction, en contradiction aussi avec les principes
universalistes que la «Patrie des Droits de l’Homme» ambitionne
de véhiculer à travers le monde, une théorie qui dessert enfin
la France et son obère son discours humaniste.
3- Du rôle positif des colonisés par rapport à leur
colonisateur
La France, pour douloureux que soit ce constat pour notre
amour propre national, a été le seul grand pays européen à
l’articulation majeure des deux grands fléaux de l’Occident de
l’époque contemporaine, «les penchants criminels de l’Europe
démocratique» (4), la traite négrière et l’extermination des
Juifs, contrairement à la Grande Bretagne qui a pratiqué la
traite négrière exclusivement, sans aucunement participé à
l’extermination des Juifs, contrairement même à l’Allemagne qui
a conçu et réalisé, elle, la solution finale de la question
juive, mais sans participation significative à la traité
négrière.
Elle se distingue aussi des autres grands pays occidentaux
non seulement dans le traitement réservé à ses anciens
combattants indigènes, mais aussi dans sa dette morale à leur
égard. Jamais pays au monde n’a été autant que la France
redevable de sa liberté aux colonies, jamais pays au monde n’a
pourtant autant que la France réprimé ses libérateurs souvent de
manière compulsive.
Là réside le paradoxe de la France: Par deux fois en un même
siècle, phénomène rarissime dans l’histoire, ces soldats de
l’avant, les avant-gardes de la mort et de la victoire auront
été embrigadés dans des conflits qui leur étaient,
étymologiquement, totalement étrangers, dans une « querelle de
blancs », avant d’être rejetés, dans une sorte de catharsis,
dans les ténèbres de l’infériorité, renvoyés à leur condition
subalterne, sérieusement réprimés aussitôt leur devoir accompli,
comme ce fut le cas d’une manière suffisamment répétitive pour
ne pas être un hasard, à Sétif (Algérie), en 1945, cruellement
le jour de la victoire alliée de la seconde Guerre Mondiale, au
camp de Thiaroye (Sénégal) en 1946, et, à Madagascar, en 1947,
enfin, au Cameroun, sans doute à titre de rétribution pour leur
concours à l’effort de guerre français.
En Grande Bretagne, contrairement à la France, la
contribution ultramarine à l’effort de guerre anglais a été de
nature paritaire, le groupe des pays anglo-saxons relevant de la
population Wasp (White Anglo Saxon Protestant), -Canada,
Australie, Nouvelle Zélande-, a fourni des effectifs
sensiblement égaux aux peuples basanés de l’empire britannique
(indiens, pakistanais etc.). Il s’en est suivi la proclamation
de l’Indépendance de l’Inde et du Pakistan en 1948, au sortir de
la guerre, contrairement, là aussi, à la France qui s’engagera
dans dix ans de ruineuses guerres coloniales (Indochine,
Algérie).
Autre paradoxe, leur stigmatisation par le terme «Bougnoule»
(5), terme pourtant qui tire ainsi son origine de l’expression
argotique de cette supplique ante mortem. Par un dévoiement de
la pensée sans doute unique au monde, la revendication ultime
préludant au sacrifice suprême -«Aboul Gnoul, apporte l’alcool»-
le breuvage galvaniseur de l’assaut des lignes ennemies, finira
par constituer la marque d’une stigmatisation absolue de ceux
qui auront massivement contribué, à deux reprises, au péril de
leur vie, à vaincre, paradoxalement, les oppresseurs de leurs
propres oppresseurs.
Dans les ouvrages français, le calvaire de leur
dépersonnalisation et leur combat pour la restauration de leur
identité et de leur dignité se résumeront à cette définition
laconique: «Le bougnoule, nom masculin apparu en 1890, signifie
noir en langue Wolof (dialecte du Sénégal). Donné familièrement
par des blancs du Sénégal aux noirs autochtones, ce nom
deviendra au XX me siècle une appellation injurieuse donnée par
les Européens d’Afrique du Nord aux Nord-Africains. Synonyme de
bicot et de raton». Un glissement sémantique du terme bougnoule
s’opérera au fil du temps pour englober, bien au delà de
l’Afrique du Nord, l’ensemble de la France, tous les
«mélanodermes», arabo-berbères et négro-africains, pour finir
par s’ancrer dans le tréfonds de la conscience comme la marque
indélébile d’un dédain absolu, alors que parallèlement, par
extension du terme raton qui lui est synonyme, le langage
courant désignait par «ratonnade» une technique de répression
policière sanctionnant le délit de faciès.
Bougnoule finira par confondre dans la même infamie tous les
métèques de l’Empire, piétaille de la République, promus au rang
de défenseurs occasionnels de la Patrie, qui étaient en fait les
défenseurs essentiels d’une patrie qui s’est toujours voulue
distincte dans le concert des nations, qui se distinguera
parfois d’une façon hideuse, traînant tel un boulet, Vichy,
l’Algérie, la collaboration, la délation, la déportation et la
torture, les pages honteuses de son histoire, peinant des
décennies durant à expurger son passé, et, pour avoir tardé à
purger son passif, en paiera le prix en termes de magistère
moral.......
Un pays qui ignore son histoire a tendance à la répétition et
les opérations de récupération paraissent inopérantes pour la
pédagogie nationale. Il en va du salaire ethnique des anciens
combattants «basanés» comme de l’exaltation du martyr du jeune
résistant communiste Guy Môquet (6) qui demeurera, lui aussi
sans portée thérapeutique aussi longtemps que ne seront
dénoncés, ses bourreaux, ceux qui ont inscrit son nom sur la
liste des suspects comme ceux qui l‘ont livré aux Allemands,
c'est-à-dire la police française et le ministre de l’intérieur
de l’époque, le lointain prédécesseur de Nicolas Sarkozy auteur
de cette mystification mémorielle. ...
De la même manière que les marronniers sur les oubliés de la
République continueront de relever d’un pur exercice de style
aussi longtemps que le silence sera maintenue sur la
rémunération ethnique comme la face hideuse du racisme
institutionnel français.
Références
1- Cf.: «L’Empire dans la guerre» publication
du service historique de l’armée, dont le document mentionne le
critère religieux des soldats originaires d’Afrique. Ce document
est publié en annexe du livre «Du Bougnoule au sauvageon, voyage
dans l’imaginaire français», René Naba/ Harmattan 2002
2- «Une théorie raciale des valeurs?
Démobilisation des travailleurs immigrés et mobilisation des
stéréotypes en France à la fin de la grande guerre» par Mary
Lewis, enseignante à la New York University, in «L’invention des
populations», ouvrage collectif sous la direction d’Hervé Le
Bras (Editions Odile Jacob).
3- «La France dans toutes ses déclinaisons, A
propos du rôle positif de la colonisation: Déconstruction des
mythes fondateurs de la grandeur française» Cf. :«De notre
envoyé spécial, un correspondant sur le théâtre du monde» René
Naba Harmattan Mai 2009
4- «Les penchants criminels de l’Europe
démocratique»- Jean Claude Milner - Editions Verdier 2003
5- A propos du terme Bougnoule, ses
origines, sa définition et sa portée symbolique:
http://latelevisionpaysanne.fr/video.php?lirevideo=109#109
Et dans sa version mixée en reggae :
http://www.jamendo.com/us/album/972/
6- «Cf.: «Comment Nicolas Sarkozy écrit
l’Histoire de France» de l’affaire Dreyfus à Jean Jaurès à Guy
Môquet, au plateau de Glières. Par Laurence de Cock, Fanny
Madeleine, Nicolas Offenstadt et Sophie Wahnic- Editions Agone
2008
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Publié le 16 juin 2009 avec l'aimable autorisation de René Naba.
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