Opinion
Jacques Chirac -
Rafic Hariri : L'implosion du couple vedette de la politique
moyen orientale de la décennie 1990
René Naba
Lundi 7 mars 2011 Le couple vedette de la politique moyen
orientale de la décennie 1990, le Président français Jacques
Chirac et le Premier ministre libanais Rafic Hariri a implosé en
plein vol, en pleine offensive néoconservatrice américaine
visant à redéfinir un «grand moyen orient» sur la base de la
vassalisation du monde arabe à l’ordre israélo-américain: le
milliardaire libano saoudien, dans la foulée de l’invasion
américaine de l’Irak, le 14 février 2005, alors que son compère
français, son pensionnaire posthume dans un somptueux
appartement à Paris, sur les quais de la Seine, doit répondre en
justice des affaires en rapport avec l’argent illicite.
La présentation de Jacques Chirac devant le Tribunal de
Grande instance de Paris est la première comparution d’un chef
d’état français devant la justice depuis le Maréchal Philippe
Pétain, en 1946. Jacques Chirac, qui avait bénéficié de douze
années d’immunité pénale durant ses mandats est finalement
rattrapé par la justice à 78 ans. A partir du 7 mars, l’ancien
chef de l’État doit répondre avec neuf autres prévenus de
« détournement de fonds publics, abus de confiance et prise
illégale d’intérêt » dans deux dossiers concernant 28 emplois
présumés fictifs mais rétribués sur fonds publics, de la Ville
de Paris, dont il en était le maire.
Retour sur cette singulière amitié.
La technique est connue et la procédure éculée. En vieux
cacique de la politique, Jacques Chirac s’en servira habilement
pour désamorcer les préventions qui pesaient sur la personnalité
de son ami libanais Rafic Hariri et les critiques qui portaient
sur leur singulière amitié.
Jeudi 4: «Pour mon voyage à Beyrouth on m’avait prédit, comme
d’habitude, un parcours d’obstacles au-dessus de mes capacités
ou de celles de la France. Sur ce terrain miné, je ne pourrais
pas faire deux pas sans sauter. La première de ces mines étant
constituée, aux yeux des commentateurs qui jugent plus facile de
tout ramener à des questions de personnes, par mon amitié avec
le Premier ministre Rafic Hariri: au mieux un ancien chauffeur
de taxi qui s’est bâti une énorme fortune -douteuse, forcément
douteuse- dans l’immobilier et les travaux publics, au pire «un
Pétain libanais». Un Pétain qui aurait le sourcil noir, la lèvre
gourmande, un embonpoint et un rire d’homme sans complexe. Et un
langage assez franc pour déclarer: «Il n’y a pas que l’amitié,
il y a l’intérêt. Chirac cherche une porte d’entrée dans la
région et nous, nous cherchons à avoir un poids politique accru.
Cela peut joindre l’utile à l’agréable».
Christine Clerc – Journal intime de Jacques Chirac Tome 2
Mai 1995 – Mai 1996
Albin Michel, pages 318-319
Dénégation vaut aveu. Nul ne l’ignore depuis Sigmund Freud et
son livret «Die Verneinung», paru en 1925: La dénégation vaut
aveu dérivé en ce qu’elle constitue une étape dans la levée du
refoulement, un processus défensif qui consiste à énoncer des
pensées, tout en ne les reconnaissant pas. Dénégation vaut aveu,
mais pour un futur pensionnaire de son ami assassiné, dont la
double mandature présidentielle a été polluée par des procédures
judicaires en rapport avec les financements occultes et l’argent
illicite, dénégation vaut aveu avéré.
Que les amateurs de conte de fée se détrompent. La jonction
de Rafic Hariri avec la France n’est pas le fruit du hasard.
Elle résulte d’une double conjonction: la conjonction des
intérêts des états, ceux de la France et de l’Arabie saoudite,
les principaux soutiens de l’Irak dans sa guerre contre l’Iran
(1979-1988), la conjonction des intérêts des personnes, ceux du
Maire de Paris, candidat à la présidence française et de l’homme
d’affaires libano saoudien, candidat au poste de premier
ministre à Beyrouth. Cette double conjonction donnera à la
relation Chirac Hariri une tournure singulière pour atteindre
son paroxysme avec la présence simultanée des deux hommes au
pouvoir à Paris et à Beyrouth entre 1995 et 1998, conditionnant
pour une large part les relations franco-libanaises de la
dernière décennie du XX me siècle et sans doute au delà.
L’intermédiation est une institution propre à l’Orient
méditerranéen et la transaction relève de l’ordre naturel des
choses. Son usage si ancré dans les mœurs a sécrété un corps de
métiers dont les membres étaient désignés dans l’antiquité sous
le vocable grec de «proxénos» ou par l’expression latine de «proxeneta»,
qui signifie «celui qui doit aide et protection aux hôtes
étrangers d’une cité», en somme des courtiers et des médiateurs,
activité noble s’il en fut dans l’acception originelle du terme.
La généralisation de son usage par suite du développement des
échanges transméditerranéens et du brassage des populations tant
du fait de la conquête arabe que de la levantinisation des
Croisés de l’Occident finira par l’ancrer dans les mœurs
françaises et par enrichir la langue française d’un néologisme
-«le truchement»- forgé à partir du mot arabe «al Tourjoumane»,
c’est à dire l’interprète.
Par ses dérives successives, l’intermédiaire, littéralement
un intercesseur et non un entremetteur, connaîtra des
altérations de sens en fonction des infléchissements successifs
intervenus dans cette activité. Au terme d’une pérégrination
bimillénaire, il finira par signifier le contraire de sa
fonction initiale. Il en est de l’évolution sémantique du terme
comme de son application en France.
Zone de négoce internationale de toute éternité, le
Moyen-Orient regorge de marchands de tous ordres. Toutes les
grandes puissances ont eu recours à ces intermédiaires dans leur
négoce avec l’Orient. L’un de leurs plus illustres représentants
sera Calouste Gulbenkian, arménien d’Irak, qui établira la
jonction entre les prospecteurs occidentaux et les producteurs
pétroliers du Moyen-Orient et gagnera le titre de «Monsieur 5
pour cent», en référence au pourcentage des commissions qu’il
percevait des transactions pétrolières.
Parmi les autres célébrités du courtage international figure
Emile Boustany, ingénieur libanais des travaux publics, tué dans
un accident d’avion en haute mer peu de temps après que ce
capitaliste d’avant garde ait pactisé avec la firme pétrolière
italienne ENI vers la fin des années cinquante pour contourner
le monopole des Majors occidentales. Le dernier et non le
moindre de ces grands courtiers internationaux n’est autre que
Adnane Kashoogi, fils du médecin personnel du Roi d’Arabie,
diplômé des universités américaines et un des premiers
démarcheurs pour le compte du Royaume wahhabite des firmes
américaines notamment la General Motors.
Grands seigneurs et grands professionnels, un mandataire
s’honorait de leur coopération. Les engagements étaient précis
et les rapports fondés sur la clarté. Américains, Anglais,
Allemands et Maharadjas des Indes ont eu recours à leur
entremise, mais à l’inverse de ses rivaux occidentaux, la
France, comme mue par une sorte de fatalité, a paru confondre
rabatteur et rapporteur d’affaires, manifestant une prédilection
au recrutement d’intermédiaires dans les alcôves du monde
interlope des compagnons festifs des dignitaires arabes. Des
caudataires dont les éblouissantes paillettes masquaient mal
leur fadeur, dont l’entregent compensait mal leur absence de
consistance et partant leur absence d’influence dans toutes les
affaires consubstantielles au Moyen-Orient. Cela a été
particulièrement vrai depuis le boom pétrolier de la décennie
1970.
Comme si par manque de réserves énergétiques, la France a
souffert d’un complexe de manque, manque de compétitivité et
manque de confiance en elle-même, l’incitant à préférer le
marché captif au libre marché et aux grands courtiers, les
petits courtisans. Craignait-elle de pâtir de l’éclat des grands
nababs ou se complaisait-elle dans ce goût prononcé pour la
singularité?
Les noms abondent de ces intermédiaires décorés de la légion
d’honneur qui ont défrayé la chronique mondaine et judiciaire
française de ce dernier quart de siècle, que cela soit sous le
pouvoir socialo mitterrandien ou le pouvoir gaullo chiraquien,
qu’il s’agisse des convoyeurs libanais ou de leur acolyte
français, que cela soit pour «délit d’initié» comme dans
l’affaire Péchiney American Can ou pour les avatars du scandale
Clearstream dont l’un des accusés vedettes n’est autre que
l’ancien boursier de la Fondation Hariri, le franco-libanais
Imad Lahoud, ou encore pour la rétro commission de transactions
pour la vente de vedettes à Taiwan ou des sous marins au
Pakistan, comme c’est le cas pour Ziad Takieddine ou enfin la
tentative de bradage de la firme Thomson pour un «franc
symbolique» au coréen Daewoo par «le meilleur d’entre nous»
Alain Juppé ou, enfin, la cession à prix dérisoire de la
Compagnie Générale Maritime, le fleuron de la flotte commerciale
française, au Libanais Jacques Saadé, ami de Rafic Hariri.
Comme tous ceux qui ont cru faire fortune en liant leur sort
à la France d’aujourd’hui, bon nombre d’entre eux ont connu un
sort funeste, entraînant dans leur déconvenue leur partenaire
français, tel le patron coréen de Daewoo, ainsi que Samir
Traboulsi (American can), Imad Lahoud (Cleastream) et André
Kamel (BTP), enfin Christian Blanc, ancien PDG de la compagnie
aérienne libanaise Middle East Airlines.
Le mal est profond. Les déboires de la France sur le plan
international, tant au niveau diplomatique qu’au niveau
audiovisuel, particulièrement dans la sphère méditerranéenne,
cruellement illustrés lors du printemps arabe de l’hiver 2011,
de même que les convulsions politiques internes ne paraissent
guère relever de l’ordre du hasard. Le dévoiement intellectuel
de l’élite politico-médiatique française Tunisie et en Egypte en
porte témoignage.
Moins d’un an après la déroute française à la coupe du monde
de football en Afrique du sud, en juin 2010, le diagnostic
s’impose dans toute sa simplicité sans complaisance, ni excès.
Vouloir le nier reviendrait à sombrer dans une satisfaction
béate propice aux illusions lyriques et à de graves
désenchantements. La déliquescence de la gauche, la
radicalisation de la droite en une tendance chauvine, ne
paraissent pas non plus fortuites.
Tel un catalyseur, elles ont révélé le profond malaise de la
France soixante ans après la fondation de la V me République, un
malaise si profond qu’il suggère une crise de l’identité
française. Les principes fondateurs de l’excellence française
paraissent sinon dévoyés du moins bafoués. Ni une gesticulation
déclamatoire, ni une exaltation à connotation passéiste ne
peuvent masquer cet état de fait, en tout cas y remédier.
Dans ce pays de vieille tradition de centralisation jacobine,
le service de la collectivité nationale fait place à la gestion
de la carrière personnelle et le pantouflage se substitue au
sacerdoce du service public des grands commis de l’état.
Pis, au mépris de la déontologie du commandement, la France a
érigé en culte l’irresponsabilité administrative, faisant une
surconsommation abusive du «fusible». L’exception française se
vit comme une impunité, au point qu’elle apparaît comme la loi
commune à la classe politico administrative. L’impunité n’est
toutefois pas gratuite et son coût est élevé.
La loyauté n’est pas nécessairement synonyme de complaisance,
de même que la compétence n’est pas antinomique avec la loyauté.
Toute critique ne constitue pas un dénigrement, toute
proposition n’est pas forcément démagogique et le bon sens peut
parfois suppléer aux constructions intellectuelles les plus
élaborées et prévenir des dérives fatales.
L’exception française devrait se vivre comme une éthique et
non comme un passe droit, comme une exigence de qualité et non
comme une rente de situation. C’est à ce prix que la France
pourra redevenir ce qu’elle a été dans le passé, un pôle de
référence de la liberté, de l’intelligence et de la générosité.
C’est par un sursaut moral que la France doit payer le prix
de l’identité française pour reconquérir le respect de ses
citoyens, maintenir son rang dans le monde, à l’effet de
compenser quelque peu les effets dévastateurs de cinq décennies
de fric et de frime, d’errance et déviance qui font qu’un ancien
Président de la République comparait en justice pour des faits
en rapport avec l’argent illicite, première comparution en
justice d’un chef d’Etat français depuis le Maréchal Philippe
Pétain, en 1946, qui plus est un pensionnaire posthume, à titre
gracieux de surcroît, de son ami assassiné, l’ancien premier
ministre libanais Rafic Hariri.
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Naba serait illicite (Art L.122-4), et serait sanctionnée par
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Publié le 8 mars 2011 avec l'aimable autorisation de René Naba.
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