Parcours
« Gène rebelle
dans le monde arabe »
Fragments d'un parcours 1969-2012
René
Naba
René Naba
Lundi 6 août 2012
D’origine libanaise, d’une famille
chrétienne, natif du Sénégal, pays de
l’Afrique noire francophone,
majoritairement musulman, cette
naissance a signé ma culture de base,
une culture de métissage culturel et de
brassage humain, où se conjuguent, Islam
et Chrétienté, bi culturalisme
franco-arabe, sur fond de rapport
colonial entre oppresseurs et opprimés,
exploiteurs et exploités.
J’ai échappé au phénomène
d’acculturation par un travail sur
moi-même, en vue de me réapproprier ma
culture d’origine, l’arabe. C’est à
Beyrouth, au terme de ma scolarité
universitaire que j’ai repris l’étude de
la langue arabe.
Beyrouth, dans la décennie 1970,
constituait une plateforme majeure des
mouvements de libération du tiers monde,
au même titre qu’Alger. S’y
retrouvaient, les Fédayine palestiniens,
les révolutionnaires du Dhofar (Oman) et
de l’Erythrée, les militants de l’ASALA
(armée secrète de libération de
l’Arménie et les Kurdes, les opposants
yéménites et les combattants de l’armée
rouge du Japon.
Toutefois, l’expression de mon
engagement professionnel puis politique
s’est fait en français, pour la simple
raison que la langue française,
maîtrisée est une langue accessible à
l’opinion occidentale, un des principaux
champs de bataille de la conquête de
l’opinion internationale.
La langue française, c’est tout à la
fois, mon territoire d’exil et mon arme
de combat. C’est dans cette langue-là,
qui est une langue universelle, que je
mène mon combat pour la dignité humaine
et l’égalité entre les hommes. Le
biculturalisme est une richesse. Un être
à culture unique est un être
hémiplégique; tout un pan de la culture
politique de l’hémisphère sud de son
cerveau lui échappe.
J’ai donc été le présentateur du journal
de l’ORTF au bureau régional de la radio
française, avant de basculer au bureau
régional l’AFP à Beyrouth, où pendant
dix ans, j’ai fait office de
correspondant tournant dans les pays du
Moyen Orient.
Mes premiers pas dans le journalisme
Les choses se sont passées très
simplement: le directeur régional de
l’AFP écoutait un bulletin que je
présentais, à une époque où Beyrouth
était sous le régime du couvre-feu du
fait des premiers accrochages libano
palestiniens. J’avais terminé mon
bulletin d’une manière insolente,
souhaitant «une nuit paisible» aux
auditeurs.
A peine le bulletin terminé que j’étais
convoqué par le directeur général du
ministère libanais de l’information,
pour me faire signifier une mise à pied
d’une semaine, avec suspension de
salaire. A ce moment-là, le directeur de
l’AFP, de passage à Beyrouth et qui
m’avait écouté ce soir-là, me téléphone:
«Je voudrais vous voir ; est-ce que ça
vous intéresse de venir à l’AFP ?»
L’ORTF c’était quelque chose de notable,
c’était un bon salaire. Le directeur de
l’AFP me dit: «Nous, on paie moins parce
qu’on a beaucoup de déplacements à
faire». J’ai répondu: «ça tombe bien je
veux connaître la région, vous allez me
donner le goût du voyage».
Tout le monde a pensé que c’était
suicidaire de quitter l’ORTF, mais je
n’ai pas regretté. Je suis rentré à
l’AFP le 1er septembre 1969. C’était le
coup d’État en Libye, et le détournement
de l’avion de la TWA sur Damas.
J’arrive à six heures et le directeur
m’accueille en ces termes: «Alors, vous
allez où ?» Et moi: «J’aurais tendance à
aller en Libye, puisque je suis né en
Afrique» « Pile ou face?» Il conclut:
«Vous allez à Damas ».
Je débarque à Damas, novice parmi les
novices, ne maîtrisant ni les lieux, ni
le problème. De bonne foi, j’interpelle
le porte-parole du FPLP, (Front
populaire de libération de la
Palestine), le mouvement auteur du
détournement, par cette question d’une
grande simplicité qui devait éclairer ma
lanterne à jamais: «Mais ces
Palestiniens, ils viennent d’où?
Pourquoi ce détournement ? C’est quoi
leur problème? Ils veulent aller où?»
Mon premier grand papier est rédigé fin
octobre début Novembre 1969, au moment
des accrochages libano palestiniens dans
le versant occidental de la plaine de la
Bekaa, sur les contreforts du Mont
Hermon, dans ce qui s’appellera par la
suite le Fatah Land et la piste Ho Chi
Minh, la ligne de ravitaillement des
Fédayines palestiniens depuis la Syrie
jusqu’à la frontière libano israélienne.
A mon arrivée sur le terrain
d’affrontement, qui devait déboucher sur
les accords libano palestiniens du Caire
de Novembre 1969 réglementant la
présence armée palestinienne au Liban,
j’entrevois l’armée libanaise en
position dans la vallée surplombée par
trois collines où avaient pris position
les Fedayines.
Un flash percute ma mémoire. Je titre
mon papier: «L’armée libanaise dans la
nasse de la Bekaa, la version libanaise
de la cuvette de Dien Bien Phu», par
allusion à la défaite française en
Indochine, en 1954, première défaite
d’une armée blanche face à des
maquisards basanés, le signe de
bouleversement stratégique majeur dans
les guerres d’indépendance des peuples
colonisés.
Le papier est largement repris dans le
monde, y compris dans le célèbre journal
anglais Times et me vaut les
félicitations de la Redchef. (Cela peut
se vérifier dans les archives du journal
britannique). A mon retour au bureau,
j’avais l’impression d’être un
extra-terrestre débarquant sur terre.
Le directeur, André Clot, un spécialiste
de la civilisation ottomane, compagnon
de bureau de Maurice Schuman aux
émissions françaises de Radio Londres
durant la 2me guerre mondiale,
m’apostrophe d’une phrase à couper le
souffle «Votre science militaire ». Il
s’imaginait avoir affaire à un
Clausewitz en herbe. Je l’ai arrêté net.
«Je ne l’ai pas fait exprès. Trois
collines armées surplombant une cuvette,
il ne fallait pas être grand sorcier
pour deviner la fin», lui avais-je
répondu.
Puis ce fut la Jordanie en juin 1970.
Mon premier grand reportage du Liban,
celui qui vous confère le titre très
envié d’«Envoyé spécial», et, dans le
cas d’espèce, de «correspondant de
guerre».
Juin 1970, d’ailleurs, a constitué mon
véritable baptême de feu. Les
accrochages libano palestiniens
n’étaient rien en comparaison de qui
allait se produire en Jordanie avec
intervention des chars et de l’aviation
sur des agglomérations urbaines. J’étais
parti en Jordanie pour deux semaines.
Je resterai six mois, du fait des
rebondissements du conflit jordano
palestinien, c’est-à-dire la totalité de
la séquence du «septembre noir» de
sinistre mémoire.
Des papiers de cette époque en attestent
sur mon blog, que j’ai voulu une sorte
de mémoire vivante de l’histoire de la
zone. A Amman, j’ai connu mon premier
siège militaire, le second sera dans le
sud Liban, dans la foulée de la première
invasion israélienne du Liban, au
printemps 1976 et le troisième siège,
Beyrouth Ouest, en juin 1976, jusqu’à la
chute du camp palestinien de Tall El
Zaatar.
Pendant six mois, je voyais Arafat, Abou
Jihad… tous ces gens-là, je les voyais
quasiment tous les jours! Sans faire
exprès! Et au bout de six mois, j’avais
fait des papiers, et je n’avais pas
mesuré l’impact de ces papiers, à quel
point ils pouvaient avoir une portée
auprès de la rédaction en chef.
A l’époque, il y avait souvent des
commandes un peu saugrenues: «Coco, tu
me fais un tête-à-tête entre le roi de
Jordanie et Arafat.» L’un était dans son
palais, l’autre dans un trou noir, à 10
000 mètres sous le sol, en train de se
faire tirer dessus. Vous voyez, les gens
qui ne font pas de terrain manquent de
consistance intellectuelle. Ils font de
l’esbroufe, pas davantage.
Un gros mot sort alors sur moi: «Le
meilleur spécialiste de la question
palestinienne» ! Je dois dire une chose:
l’AFP, à l’époque, ne m’a jamais
contrarié dans l’écriture. Jamais,
jamais. C’est ça le respect.
Puis ce fut le service diplo à Paris, en
1978. C’était la première fois qu’un
Arabe exerçait une fonction à
responsabilité dans une grande
entreprise de presse occidentale, en
tout cas française.
J’étais attendu au tournant. Avant de
poser ma candidature, je vais voir le
directeur. Je ne veux pas avoir
d’ennuis. Je suis d’origine arabe et je
le sais. Si je critique Israël, je ne
veux pas qu’on commence à me traiter
d’antisémite. Je leur explique qu’il
faut que j’écrive dans des conditions
optimales. On me dit: «Pas de problème,
vous êtes là pour votre
professionnalisme».
Et c’est ce qui s’est passé pendant
trente ans à l’AFP, dix ans à Beyrouth,
puis dix ans au siège central à Paris,
au service diplomatique en charge du
monde arabo musulman (du Tchad à
l’Indonésie).
Parfois quand je faisais des papiers
contraires à leurs habitudes de pensée,
ils étaient un peu crispés. Par exemple,
le soir de la mort de Sadate, j’avais
fait un papier pré enterrement: «Dernier
obstacle à la réconciliation interarabe
» Tout le monde me tombe dessus: «La
paix est menacée»; je dis «Non non, là
ça va se réconcilier». (Rires). Ils ont
mis quelques jours pour s’habituer à des
choses pareilles. Ou alors pour un autre
sujet: le sommet de Fès.
Le sommet de Fès
Sur une grande affaire internationale,
la compétition est vive entre les
agences, car les journaux ne reprennent
que le premier meilleur papier complet,
dont l’auteur garde la main pour la
suite des événements.
Or l’importance de la concurrence c’est
que les journaux paient den devises
fortes. (Au Maroc et en Algérie avec des
cacahuètes).
Au Japon, les journaux tirent à 10
millions d’exemplaires, 15 millions,
deux tirages par jour. L’agence est
payée au nombre de mots repris de ta
dépêche. Pour une reprise de plusieurs
dépêches dans la journée, le compte
commence à chiffrer 10 000, 15 000
dollars par jour. Cela était important
pour l’AFP car cela nous permettait de
résister à la concurrence
Il y eut deux sommets de Fès, l’un en
décembre 1981, avant l’invasion du Liban
par Israël, le second après le siège de
Beyrouth, en Aout 1982 et la perte du
sanctuaire palestinien au Liban qui
s’est ensuivi.
Là je parle du premier sommet: Le
premier grand sommet arabe destiné à
approuver le plan de paix du prince
héritier saoudien Fahd Ben Abdel Aziz,
en 1981. Les Marocains sont très
hospitaliers. En fait leur hospitalité
sert à neutraliser l’esprit critique. A
mon arrivée, leur souhait de bienvenu
était singulier: «Ahlan, inta daif el
mamlaka» et je dis: «Non ! Je veux pas».
Ils te mettaient dans un grand hôtel,
ils te donnent une voiture Ils te noient
dans la courtoisie. En plus, tu as
l’alcool et tout, on te met les filles
Je dis: «Non je veux pas».
Au terme d’une longue journée de
conciliabules, le roi Hassan fait une
déclaration: «Les dirigeants des pays
arabes se sont réunis, et comme dans un
match de foot, cette séance a constitué
la première mi-temps, les ministres des
Affaires étrangères se réuniront
ultérieurement pour décider de la
deuxième mi-temps».
Je bulletine, j’envoie un flash «échec
du sommet». Toute la concurrence dit
«report du sommet». Tous les grands
spécialistes – les arabisants, les
orientalistes, les intellectuels
médiatiques… tous nous gonflent avec –
«report», «demain ça va reprendre» et
moi je dis: «échec». Au bout d’une heure
et demie, on était les seuls sur cette
voie-là, le rédacteur en chef demande de
m’expliquer. Je dis «voilà, le roi a dit
textuellement ceci: etc.»
Or, dans un match de foot, on sait que
c’est dans un quart d’heure la deuxième
mi-temps. Là, on a arrêté. Les ministres
ne vont pas se réunir le lendemain pour
fixer la suite. Mais ultérieurement,
c’est quand ?
Après le scoop, le cousin du Roi, Ahmed
Al Alaoui, rédacteur en chef du Matin du
Sahara, est venu à l’hôtel et a commencé
à roder, avant de finir par avouer
l’objet de sa visite. Une invitation à
diner dans une grande villa de Fès, –et
là je vais déplaire au Algériens, mais
ce n’est pas grave il faut être
honnête–, j’ai eu droit à un repas
somptueux, couscous avec des tadjines
aux coings, mon fruit préféré, lait
d’amende, avis aux amateurs, génial….la
fin du repas hyper bon, le meilleur
couscous de ma vie. Mais que les
Algériens se rassurent toutefois,
alimentairement parlant: Rien ne vaut
leurs langoustes au poivre.
Dans un reportage de quinze jours en
Algérie, je prenais ce plat en menu au
moins dix fois. Je revenais boursoufflé
à Paris par une crise de foie du fait du
poivre. Pas grave, ce plat valait des
sacrifices.
Constatant la mésentente et voulant
sauver les apparences, le roi du Maroc a
sorti cette histoire de mi-temps. J’ai
volontairement tardé à fournir des
explications pour accentuer notre marge
d’avance, sinon tout le monde m’aurait
rattrapé. L’AFP n’a pas les moyens
technologiques des Américains, à une
époque où les anglo-saxons disposaient
déjà de téléphones portable, alors que
l’AFP était encore au télex. Nous
compensions par notre capacité humaine.
Pareil pour la Bataille d’Aouzou.
La Libye est un pays où j’ai dû aller
une vingtaine de fois pour des séjours
de trois mois en moyenne. C’était en
1986-1988 au paroxysme du conflit entre
le Tchad et la Libye et de l’épreuve de
force entre les Etats-Unis et la Libyen
dont le point culminant a été atteint
par le bombardement de Tripoli et de
Benghazi le 13 avril 1986. On reparlera
un peu de tout ça.
Mais pour Aouzou, les Libyens sont de
vantards, ils ont une très mauvaise
conception du journalisme et une très
mauvaise réputation.
L’agitation pour eux se substitue à
l’efficacité. Un jour les Libyens
claironnent une grande réalisation de
Kadhafi. Nous ne pouvions prendre le
risque de faire l’impasse, car Kadhafi
était dans le viseur des Américains.
Je me rends donc à Tripoli vers le 20
août 1987. Leurs simagrées m’ennuyaient
terriblement. Tantôt ils nous faisaient
visiter une ferme agricole, –Ahhh on est
en train de planter des concombres–,
mais ceci ne nourrit pas un papier pour
une agence internationale, juste une
incidente dans un grand papier sur
«l’autarcie libyenne face au blocus».
Quand tu es dans une agence
internationale et logeant dans un hôtel
couteux, tu dois amortir ton déplacement
et produire quotidiennement des papiers
d’angle sur des sujets variés.
Un jour alors qu’ils nous faisaient
visiter le site antique de Leptis Magna,
le grand site archéologique romain de
Libye. Nous étions cinq journalistes,
dans un bus pour notre transport
collectif et là.
Heureusement que je parlais l’arabe, le
chauffeur actionne la radio
négligemment, et, surprise, à un moment
donné, entre deux émissions sur la
production agricole, les sites
archéologiques et le tourisme en Libye,
un bref communiqué. Lapidaire, il
annonçait, sur un ton martial: soudirate
al awamir oustourdjiaat Aouzou (les
ordres ont été donnés et Aouzou a été
récupérée), c’est-à-dire sous
souveraineté libyenne.
Je me précipite aussitôt sur le
chauffeur. J’invoque un malaise et lui
demande de retourner sur le champ à
l’hôtel. Là, je vais voir l’officier de
sécurité chargé des contacts avec des
personnalités libyennes (je suis
arabisant, je m’en cagnais donc, je
passais outre) et, sur un ton affable,
je plaide l’intérêt qu’avait la Libye à
faire droit à ma requête «Tout le monde
pense que les Libyens sont des menteurs.
Vous venez de sortir à la radio une info
sur Aouzou. Moi je suis ici en Libye, il
faut que j’aille voir Aouzou. Il me
rétorque qu’Aouzou, c’est stratégique.
Je l’assure que les officiels Libyens
ont annoncé sa libération.
Cela va se savoir. Il y a tous les
services d’écoutes de toutes les
puissances occidentales dans la
Méditerranée. La VIe flotte, les
Français à côté en Tunisie, tout le
monde sera au courant. Dans une heure
quand les choses seront alertées, je
vais immanquablement recevoir un message
de ma rédaction en chef pour s’enquérir
de la situation. Crois-moi, vos
concombres, il s‘en passent.
Personne au monde, même le mieux disposé
à l’égard de la Libye, ne pourra gober
que cinq journalistes représentant la
presse occidentale ont été «conviés»,
-autrement dit ont été autorisés à avoir
un visa d’entrée-, pour des âneries du
genre inauguration de fermes agricoles.
Je voudrais parler à ton ministre dans
les meilleurs délais. Peu de temps
après, le ministre arrive. Je lui tiens
le même discours: «Vous passez pour des
menteurs ? Donnez-nous la possibilité
d’apporter la preuve du contraire. Il
faut qu’on y aille. Protestation.
Je réitère ma demande: «Il faut qu’on y
aille sinon vous êtes morts. Demain,
s’il n’y a pas un papier sur Aouzou,
vous êtes morts. Quelle que soit ma
bonne volonté, vous êtes morts. A 11
heures du soir, j’étais là à passer le
temps en pestant contre la bêtise
bureaucratique quand, soudainement, un
factotum, m’interpelle: «toi, fawran aal
matar ! Comment ça immédiatement à
l’aéroport ?
On est cinq. Tu crois qu’un journaliste
d’origine arabe se rendant seul à Aouzou,
son récit allait être crédible? J’ai
besoin de photographe aussi (rires) et
ce serait bien que dans le groupe
figurent des Américains et des Anglais.
Ils ont bien percuté cette fois. C’était
bon pour moi. On était cinq et bien
panachés (français, anglais,
américains). A l’aéroport, nous sommes
directement dirigés vers l’avion
présidentiel de Kadhafi avec, comme de
coutume, les amazones. Splendide ! Mais,
elles, c’est la réserve spéciale du
Guide. Boeing. Une heure de vol.
On atterrit à Aouzou. Au camp militaire
d’Aouzou, la base d’Aouzou qui est à 200
kms en hélicoptère du fort d’Aouzou, le
lieu symbolique de la bataille. Hôte du
colonel Achraf Rifi, le commandant en
chef des légions libyennes. On passe la
nuit dans un lit de camp comme ça, il
fait froid dans le désert dans les
hauteurs, beaucoup de thé, beaucoup de
thé et à six heures du matin on nous
prend par hélicoptères et au bout de
deux heures de vol on arrive à la base.
Là il y avait un corridor qui mène au
fort, un couloir parsemé de trente
cadavres, d’une dizaine de voitures
calcinées.
Autant on gelait à six heures du matin,
autant la chaleur était suffocante à
midi. Je demande à retourner à la base.
La restitution d’Aouuzou avait été
annoncée la veille et vingt-quatre
heures après par encore le moindre
papier. C’était le 31 août. A la base d’Aouzou,
je vais voir le colonel Rifi.
J’ai dit «Ecoute, j’ai vu Aouzou, j’ai
suffisamment d’éléments, j’ai besoin de
communiquer avec Paris. On est à deux
heures de vol de Tripoli ; on est à 1500
km. Si j’arrive le soir, tout est mort.
J’ai besoin d’une liaison satellitaire.
Il me dit mais il y a les avions Jaguar
qui nous surveillent. J’ai dit je serai
très bref, très bref.
Tu sais je vais te dire une chose: il y
a Madona au parc de Sceau avec Jacques
Chirac, je me rappelle, il faut regarder
dans les archives et le championnat du
Monde d’athlétisme à Rome. Deux grands
événements, le 31 août, en plein été et
moi je vais parler d’une bataille d’Aouzou
alors que les trois quart de l’humanité
ignorent où est niché ce trou. Il faut
que je balance le papier en précisant
qu’il est sous contrôle libyen.
Je suis autorisé à parler «mais pas plus
de deux minutes parce qu’ils peuvent
nous repérer avec leurs liaisons
satellites». Je ne veux pas être le seul
narrateur, pour ma crédibilité, je dois
y associer les autres confrères.
En 40 secondes, dans état de grande
concentration, je balance une info qui
se devait d’être brève, significative,
substantielle et indubitable. Une
dépêche mémorable: «Le drapeau vert
libyen flotte à nouveau sur le fort d’Aouzou,
reconquis par les libyens le 31 août, à
la veille de la fête nationale libyenne
du 1er septembre. Stop»
A l’attention de la rédaction en chef:
Faites vos développements sur la base
des encadrés, les présences française au
Tchad, l’historique du conflit, le temps
de retourner à Tripoli. A notre arrivée
à l’aéroport de Tripoli, il y avait une
foule: Ahhhhh !!!! Le libérateur d’Aouzou!
J’ai dit comment ça ? Moi je n’ai rien
fait.
On me dit mais la BBC, depuis
l’après-midi elle dit: al aalam al
akhdar yourafrifou moudjaddadene aala
Aozou naklan aan mourassil wikalat al
akhbar al farançia.
J’ai dit nonnn, Je ne suis pas le
libérateur, mais je sais mieux rédiger
des dépêches d’agence que votre agence,
qui a placé l’information capitale en
huitième ligne. C’est tout.
J’arrive à l’hôtel, le téléphone sonnait
depuis Paris. Le standardiste m’avise
que Paris m’appelait régulièrement
chaque quart d’heure. Je leur balance
les vingt premières lignes du papier et
nous convenons d’un running, c’est à
dire de faire courir l’info, autrement
dit alimenter le fil de l’AFP à raison
d’un papier subdivisé en une dizaine de
parties chacune de vingt lignes jusqu’à
épuisement du sujet.
A Aouzou, ils avaient fait quelque chose
mais leur logomachie a failli faire tout
capoter. Ils avaient récupéré Aouzou,
soit. Mais ce n’était pas la peine
d’expliquer cet exploit en racontant le
livre vert sur l’économie consignant la
pensée d’Al Kaïd al Adhamm. Leur
importance se mesure à la longueur de
leur sialorrhée, de leur salivation.
D’où l’importance de la présence sur le
terrain. En Libye, à un moment donné, il
y avait 400 à 500 journalistes sur place
en permanence. Les hôtels étaient
bondés. Des ferries Boat étaient
affrétés pour loger les journalistes en
surnombre. Puis la lassitude est
intervenue, la Libye a été désertée.
Mais nous, en tant qu’agenciers, nous ne
pouvions nous permettre ce luxe. Nous
devions subir cette comédie libyenne,
être tout le temps présent, qu’il
pleuve, qu’il vente, qu’il neige.
Ce fut un gros coup. D’où l’utilité
d’une biculture. Un avantage de
connaitre la langue de travail et les
habitudes des pays que tu couvres. A
tort ou à raison, nous étions perçus
comme meilleurs que les autres pour le
tiers-monde arabo-musulman.
Le scoop de la mort de Nasser
Un autre scoop enfin, le dernier, la
mort de Nasser. J’ai été rapatrié de
Jordanie à Beyrouth pour couvrir les
manifestations anti jordaniennes du
septembre noir et le sommet arabe du
Caire chargé de la réconciliation
jordano-palestinienne. On m’a fait
revenir par avion pour aider le bureau
de Beyrouth à couvrir ces événements,
alors que je sortais de trois mois de
guerre civile sous les bombes.
C’est formateur pour la discipline de
l’esprit d’autant qu’en Jordanie, je
faisais l’expérience d’une guerre
civile, avec intervention des chars et
des avions contre la population.
Tragique expérience que je revivrai à
Beyrouth et ailleurs. En fin de journée,
alors que le sommet du Caire s’achevait
et que le président Nasser raccompagnait
ses hôtes, la radio égyptienne s’est
mise à diffuser de la musique classique
occidentale, chose curieuse pour un pays
arabe, alors qu’habituellement pour les
événements annonciateurs d’importantes
nouvelles, c’est plutôt Oum Koulsoum ou
Fayrouz.
Cela a été le premier signal intrigant.
Puis ce fut les versets du Coran.
L’événement s’annonçait plus gave que
prévu. Lorsque, le présentateur de Radio
Le Caire, la voix cassée par la douleur,
annonçait siyadate naib arraiiisss,
fakhamat Anouar Sadat ssayoukhatib al
oumma al arabiya, (son excellence le
vice-président Anouar Al Sadate va
s’adresser à la nation arabe) .il ne
fallait plus tergiverser, le doute n’est
plus permis. J’ai préparé le flash:
Nasser est mort. Officiel.
Dès que Sadate a commencé à parler «intakala
ila rahmatihi ta’allah», j’ai bultiné à
Paris: Nasser est mort officiel. Radio
Le Caire nous a suivi 30 secondes après.
A Paris ils étaient malades, comment
a-t-on pu battre le Caire ?
Très simplement, nous avons anticipé et
nous ne sommes pas contentés d’un
réflexe bureaucratique d’attendre la fin
du communiqué pour réagir.
De cet épisode, je garde le souvenir ému
du professionnalisme du service arabe de
la BBC, auteur du meilleur faire part du
décès. Pour un personnage aussi grand
que Nasser, je m’en souviendrai
toujours: intakala ila rafikihi al aala.
(Il est allé rejoindre son compagnon en
haut lieu), Il fallait y penser. Quelle
culture, hyper classe de classe.
Internet et la communication moderne
J’aurai été étouffé s’il n’y avait pas
eu internet. Quand on est à contresens
et non conformiste, il y a peu de
chances de plaire aux princes.
Longtemps je ne savais pas ce que je
voulais faire, mais je savais
instinctivement ce que je ne devais pas
faire: tout ce qui faille à l’honneur et
à la dignité des hommes. La corruption,
la facilité, les pistons. J’avais pour
principe, dès que j’ai eu des
responsabilités, de ne jamais coucher
avec mes subordonnées, de ne jamais
recevoir de cadeau. Sauf de l’Algérie.
J’avais une faiblesse: ils m’offraient
chaque année à Noël une caisse de Cuvée
du Président… ça quand même! Six
bouteilles, c’est rien ! C’est le seul
cadeau que j’acceptais!
J’avais comme point de mire Abdel Khaleq
Mahjoub et Hachem Al Atta. Je leur ai
dédié mon livre «Aux origines de la
tragédie arabe». Je ne suis pas
communiste, mais ils ont participé au
plus grand parti communiste arabe, et au
moment de leur mort, ils ont fait preuve
d’un courage remarquable. Ils ont été
exécutés. Mais avant, ils ont dit “Bismillah
Ar-Rahman ar Rahim” et ils ont chanté
l’Internationale.
Comme référence, j’avais aussi Ernesto
Che Guevara, qui a été jusqu’au bout de
sa conviction, qui voulait faire l’unité
de l’Amérique latine. L’ensemble arabe….
tantôt on est Romains, on est
Hanbalites, Chaféites. Non ! Non ! On
appartient à la géosphère culturelle
arabe ; on peut aller de la Mauritanie
jusqu’au Bahreïn en parlant une seule
langue, il y a une similitude, une
convergence culturelle, spirituelle. On
mange de la même façon, on peut manger à
la main ou à la fourchette, il y a la
civilisation de la semoule et la
civilisation du riz mais c’est la même
continuité géographique. Tu pars de la
Mauritanie en voiture; tu arrives à
Bahreïn, il n’y a pas de problème. La
référence à Mahjoub et à Guevara, c’est
parce que je pense que le monde arabe
sera asservi tant qu’il n’aura pas
atteint un seuil critique qui se posera
en interlocuteur crédible de la scène
internationale.
J’espère qu’on dira de moi un jour que
j’ai été cohérent avec mes options de
base qui ne sont pas subversives: être
correct dans la vie, être honnête,
ramasser la personne qui tombe dans la
rue, partager. Je me fais aussi un point
d’honneur de ne jamais être en colère.
Les incidences politiques à ce choix. Un
handicap propagatoire.
Par exemple, un haut responsable du
renseignement français qui me dit: “je
vous lis intégralement!” Et mon malheur,
c’est que moi je m’adresse au monde
arabe. J’ai quand même la chance d’être
repris par des sites libanais
francophones, et au Maroc, au Maghreb
aussi, je suis lu aussi dans l’ensemble
arabo musulman d’Europe occidentale qui
est généralement francophone, mais
j’aurais bien voulu porter ma voix au
Yémen en arabe…Certains papiers ont été
traduits en espagnol.
Dans mes précédentes fonctions, à l’AFP
notamment, je me suis surtout soucié
d’offrir une vue distanciée des faits et
des hommes, une grille de lecture
synthétique de l’actualité, laquelle, du
fait de ma triple culture franco arabo
africaine, était nécessairement à
contre-courant d’une vision
exclusivement européocentriste du monde.
Mon principal souci était d’exposer en
des termes accessibles à l’opinion
occidentale –par définition la première
destinataire de mes analyses– les
raisons des réticences arabes,
africaines, asiatiques à l’égard de
l’unilatéralisme occidental et ses
dangers potentiels.
Désormais, je cible plus spécifiquement
le lectorat de l’Europe continentale.
Celui-ci abrite en effet le plus fort
contingent d’émigrés du tiers monde. Il
se situe en outre au sein de l’un des
centres majeurs de production des
valeurs intellectuelles et économiques
du monde occidental. Mon but est
d’offrir une lecture en contrechamp sur
les faits et les méfaits de la
globalisation marchande de la planète,
d’une part, et de la financiarisation de
la vie publique, d’autre part. Car, de
par son contact avec la modernité
occidentale et la préservation de ses
traditions, la communauté immigrée de
l’ensemble européen a pour vocation de
servir de tremplin à la renaissance des
pays arabo africains.
Internet et la nouvelle donne
d’information.
A sa parution en 2002, «Du bougnoule au
sauvageon », voyage dans l’imaginaire
français », (Editions l‘Harmattan), a
fait l’objet d’une recension limitée
dans la presse française. Certes, le
titre pouvait paraître provocant. Il
constituait en fait un raccourci
saisissant des termes de stigmatisation
qui ont marqué en France l’étranger du
début à la fin du 20e siècle. Ce titre
avait pour fonction, de même que
l’ouvrage, de provoquer un choc
salutaire. L’Internet m’a permis de
développer une stratégie oblique de
contournement de l’ostracisme des grands
organes d’information français. Internet
permet de briser le mur du silence.
N’oublions pas que «Du bougnoule»… est
paru en 2002, soit deux ans avant le
vote de la loi sur le rôle «positif» de
la colonisation et quatre ans avant le
film Indigènes.
Et dire qu’à l’époque de sa sortie, le
directeur de la collection de la maison
d’édition était très réticent à la
parution de l’ouvrage dont il jugeait le
thème «dépassé»… Au fond, c’était un
prétexte. En fait les élites françaises
n’ignorent rien de la face hideuse de
l’histoire de France, mais cherchent à
l’occulter dans leur enseignement pour
préserver leur rôle prescripteur et la
posture moralisatrice de la France.
La France est un pays qui pratique la
fuite en avant. Jamais d’introspection,
toujours des prospectives. Comment
expliquer autrement cette cascade de
désastres militaires qui jalonnent
l’histoire de France depuis plus d’un
siècle (Waterloo, Fachoda, Sedan, été
1940, etc.) ? La France est quand même
le seul pays au monde à devoir sa
liberté et son indépendance aux peuples
basanés. La chose a beau s’être produite
à deux reprises au XXe siècle, la France
se maintient dans le déni, une fuite en
avant.
La France reste tout de même le pays qui
aura le plus réprimé les peuples
d’Outre-mer, de façon parfois presque
compulsive. Comme pour gommer
symboliquement la contribution décisive
de ces derniers à sa survie…De surcroît,
la France est aussi le seul pays qui a
développé la notion de «fusible». Il
s’agit d’un procédé qui consiste à faire
payer à un subalterne innocent la faute
de son supérieur coupable. Le
vocabulaire politique français est
d’ailleurs riche de notions telles que
«responsable mais pas coupable»,
«emplois fictifs», «responsabilités
fictives». Cela n’est pas anodin. Cela
assure notamment aux élites diplômées
des grandes écoles une rente de
situation à vie, à l’abri de la
flexibilité et de la précarité, bref à
l’abri du lot commun de la piétaille.
Les supports fiables dans le domaine de
l’information
En fait, le support importe moins que le
contenu et l’auteur. Un journaliste
crédible le demeure sur tout support.
Sauf à se désavouer et à s’exposer à une
perte de crédit, il n’admettra pas la
compromission de sa pensée.
Mais Internet offre une marge plus
importante qui permet à un journaliste
de ne pas tenir compte des pesanteurs
socio culturelles d’un vecteur qu’il
sollicite pour la diffusion de ses
écrits. Salarié dans une entreprise de
presse des grands médias, le journaliste
doit intégrer une sorte de rétention
mentale induite par la structure
capitalistique de son entreprise et de
ses orientations idéologiques de son
employeur.
Il dispose de ce fait d’une marge de
manœuvre forcément réduite, alors que
sur la toile, le travail se fait
généralement à titre gracieux. A cet
égard, mes contributions aux divers
sites de la gauche démocratique arabe ou
internationale, Mondialisation.ca, pour
le continent nord-américain, et,
rebelion.org, pour l’Amérique latine, de
même qu’à Oumma.com, l’un des plus
importants sites de France, répondent
d’ailleurs à ce souci de participer au
travail d’éveil politique.
En offrant une lecture en contrechamp de
l’actualité, je vise à développer
l’esprit critique et à prévenir ainsi
une anesthésie mentale, un
engourdissement intellectuel des
lecteurs, auditeurs, téléspectateurs,
qui sont nombreux à ignorer les
mécanismes de circulation de
l’information et les subterfuges de la
désinformation.
Avec le développement des chaînes
satellitaires transfrontalières, les
nouvelles technologies de la
communication et les nouveaux modes de
transmission de la pensée, la
communication a tendu à se substituer à
l’information. Ses dérives nous
renvoient à la propagande de base des
régimes totalitaires, propagande que les
pays démocratiques sont pourtant censés
combattre
Le «neuro marketing» a notamment été
affiné lors de la dernière campagne
présidentielle française, en 2007. Les
publicitaires utilisent désormais une
technique qui permet de déterminer la
combinaison média idéale pour permettre
la meilleure pénétration du message. En
gros, quels médias choisir pour que ma
publicité rentre bien dans la tête du
consommateur.
Dans le jargon professionnel, l’étude
vise à déterminer l’impact d’un message
publicitaire sur la «mémoire explicite»,
c’est-à-dire la mémoire consciente,
ainsi que sur la «mémoire implicite»,
qui correspond à ce que le cerveau
enregistre à l’insu de la personne.
C’est là le travail de véritables
«maîtres de l’embobine», chargés de
gérer l’opinion publique.
Mais ne nous leurrons pas: la profusion
des vecteurs hégémoniques et de leur
approche globalisante – les mêmes mains
contrôlent à la fois le contenant et le
contenu, la production et la
distribution, porte en elle le risque
réel d’un dévoiement de la démocratie,
via les manipulations auxquelles les
opérateurs du champ médiatique sont
tentés de procéder en vue de la
satisfaction d’objectifs personnels. Or
ces objectifs personnels peuvent, à
terme, se révéler fatals tant pour la
liberté de pensée que pour la
démocratie.
III – Ma prise de conscience de la
Palestine
Très honnêtement, je n’avais aucune
notion de la Palestine durant toute ma
scolarité jusqu’à ma maîtrise en droit
en 1967 – maîtrise en droit public et
sciences politiques. C’est au moment de
mes examens finaux qu’il y a eu la
guerre de 1967, la catastrophe, la
mobilisation… nous étions complètement
déstabilisés et tellement consternés par
tout ce qui se passait que, je me
rappelle, avec un groupe d’étudiants
nous nous étions rendus à l’ambassade
d’Egypte à Dakar demander aux Egyptiens
ce qu’on pouvait faire en tant que
volontaires et quelle aide pouvions-nous
apporter. Bien évidemment, on nous a
refoulés.
Moi, franchement, le mot Palestine ne me
disait rien. Oui, il y avait la
Palestine de la Bible et de la notion
chrétienne, car j’étais éduqué chez les
Jésuites, sans plus. Par la suite, j’ai
décidé pour mon Doctorat, qui était
prévu à Aix en Provence, sous la
direction du Professeur Boulouis, j’ai
décidé de bifurquer et d’aller au Liban
opérer ce qu’Aimé Césaire a qualifié «un
retour au pays natal». Je maîtrisais
très mal l’arabe et je me suis tout de
suite rendu compte de l’énorme décalage,
du mode de vie, même sur le plan de
l’environnement, entre Orient Occident.
Dans la rue, dans les banques ou
simplement au cinéma, à Beyrouth la
population faisait preuve d’un désordre
difficile à imaginer ailleurs; pas de
queue, pas de priorité. J’ai compris que
c’était par là qu’il fallait commencer.
Commencer par cadrer le désordre ambiant
qui est généreux et créatif mais
contrariant.
C’était franchement un choc déclencheur
et cela a induit une réflexion profonde
sur le comportement des gens, leur
relation sociale. J’ai rencontré au
Liban une société ostentatoire où les
gens gagnaient très peu d’argent et
faisaient en sorte de s’habiller très
richement pour paraître. C’était
l’économie d’ostentation des sociétés
primitives. Parfois, les gens
s’endettaient à mort pour acheter des
choses et apparaître riche ou aisé. Une
sorte de frustration ambiante dans une
société de consommation très exacerbée
dans le consumérisme.
Dans cette ambiance, je faisais des
études et cherchais du boulot. Là, j’ai
répondu à une annonce dans un journal
qui cherchait un arabe qui parlait bien
le français pour être recruter à la
presse.
On m’a testé et on m’a dit que «pour un
arabe vous parlez bien français». Ça a
été ma chance. Avant que je sois
embauché, alors que je venais de
m’inscrire à la Faculté de Droit, il y a
eu le raid israélien sur l’aéroport de
Beyrouth, qui a démoli toute
l’infrastructure de l’aérogare et la
totalité de la flotte commerciale.
Des représailles israéliennes, comme on
dit à chaque fois qu’Israël se livre à
des agressions… pour riposter à un raid
palestinien qui a eu lieu en haute
Galilée. J’étais stupéfait que le Liban
reste passif, même pas l’ombre d’un cri
ou d’une riposte.
Le commandant en chef assistait au
mariage de sa nièce et n’a pas jugé bon
de se soustraire à la cérémonie. Et à
l’époque, la stratégie défensive
reposait sur un axiome d’une bêtise: «On
ne riposte pas : la force du Liban,
c’est dans sa faiblesse». Une bêtise
monumentale qui nous a entraîné par
raccourci à la balistique du Hezbollah.
Je vous en parlerai plus tard. J’étais
un peu interloqué et j’avais mes études
à faire. Mais les études, le cursus
universitaire, c’est une chose ; après,
y avait cette désagrégation flagrante du
monde arabe qui m’était jusqu’alors
inconnue.
Ce raid israélien a constitué de
représailles à la première opération
palestinienne à partir du Liban, 1968.
Je me suis rendu avec mon frère – qui
sera par la suite un brillant professeur
de philosophie à l’Université américaine
de Beyrouth – à l’aéroport, qui n’était
pas gardé. On se dirige sur le tarmac,
des para commandos libanais arrivent et
nous interrogent sur un ton martial:
«D’où êtes-vous venus?» On leur répond:
«De là» – c’était en fait le chemin
qu’avait emprunté le commando israélien.
IV – Les personnalités politiques
marquantes de mon parcours professionnel
Georges Habbache. L’archange de la
Révolution. Il aurait pu faire une
carrière, mais il a continué, même dans
la clandestinité, à soigner les pauvres.
Il a eu un salaire invariable de 300
dollars par mois pendant les 40 ans de
sa carrière. C’est un exemple à donner
au monde arabe et à d’autres mondes
aussi. 300 dollars. Un médecin d’une
grande famille. Il a abandonné sa
clinique, il a abandonné tout.
Il y a aussi Nasser, si modeste, le
général Abdel Moneim Riad, les soudanais
Hachem Al Atta et Abdel Khaleq Mahjoub,
Nelson Mandela aussi, et Frantz Fanon er
Aimé Césaire, Francis Jeanson, le
“porteur de valises”. En France, il y a
Emmanuel Todd et Eric Hazan, deux
intellectuels pour lesquels j’ai du
respect. Ce sont des exemples
d’intégrité et de courage.
Naturellement, enfin, Hassan Nasrallah.
V – A propos de l’Algérie
Nous sommes en 1983. L’AFP m’envoie, à
Alger, pour la couverture journalistique
du premier Conseil National palestinien
post Beyrouth après le dégagement des
Palestiniens de leur sanctuaire
libanais. C’était en janvier – février.
Tous les dirigeants palestiniens
dispersés aux quatre coins du monde
arabe, (Alger, Amman, Bagdad, Damas,
Ryad, Sana’a, Tripoli) devaient s’y
retrouver après la tourmente.
J’y vais avec beaucoup d’émotion tant
pour ce sommet inter palestinien que
pour le pays hôte, le partenaire le plus
loyal à la cause palestinienne avec
Beyrouth.
Sur place, j’étais logé à l’hôtel Al-Aurassi.
Première constatation est bien sûr ma
stupéfaction devant l’état
d’encombrement de la capitale
algérienne. Les embouteillages, les
ruptures fréquentes d’eau et de courant.
Encore à Al-Aurassi, nous étions mieux
lotis que d’autres collègues, présents
lors de cet évènement, pour qui c’était
tout simplement infernal.
Un jour j’en avais marre de cette
situation de morosité d’Alger. Alger
était quand même la plateforme
révolutionnaire du tiers-monde au même
titre que Beyrouth durant la décennie
1960-1970, la situation dont laquelle
était plongée n’était pas l’idée qu’elle
devait donner d’elle-même. Parce qu’il
arrive parfois qu’on aime les Algériens
pas pour leur caractère, mais pour leur
histoire, leur combat, la prodigieuse
décennie diplomatique qu’ils ont offert
aux Arabes sous le tandem Boumediene
Bouteflika (1970-1980). Arafat à l’ONU,
L’accord irako iranien d’Alger sur la
délimitation des frontières entre les
deux pays, le nouvel ordre mondial de
l‘information, les négociations pour la
libération des otages américains à
Téhéran, l’exfiltration de Carlos en
guise d’épilogue à la prise d’otages de
l’OPEP à Vienne en Décembre 1975) et
tutti quanti.
Et donc, j’ai, comme on dit dans le
jargon journalistique, torché un papier
audacieux, secoueur et provocateur, pour
le plaisir de secouer. La chute de ce
papier était terrible: «Alger est la
ville la plus triste de la Méditerranée
au même titre que Tripoli -Libye».
Je vaque à mes occupations et le
lendemain je retourne à la conférence
pour suivre les travaux préparatoires.
Du coup y a une limousine qui s’arrête
au siège de la conférence au club des
pins.
Ce sont deux amis très haut placés qui
sont venus me voir. Il s’agissait de
Mohammed Yazid, l’ancien porte-parole du
GPRA, ambassadeur d’Algérie au Liban et
auprès des Palestiniens et le deuxième
personnage, ce n’est rien d’autre
qu’Abdel Hamid Mehri, un pur arabisant
dont le prénom s’identifie à un autre
prénom d’un sultan de l’Empire. A
l’époque, Mehri était le secrétaire
général du FLN, c’est-à-dire un homme
très influent du régime algérien.
Ils me prennent en Limousine et Yazid me
dit: «René, personne ne te contestera à
Alger. On te respecte beaucoup. Mais moi
je voudrais juste savoir une chose:
Pourquoi tu as dit qu’Alger était au
même titre que Tripoli?». Mon papier
était bien sûr dans le sens de les faire
réagir. Et dans la nuit, je le jure,
mais c’est terrible, dans la nuit on
mobilisa engins et camions pour
installer des lumières et des
guirlandes.
L’armée est descendue pour badigeonner
les murs et refleurir les guirlandes
comme par enchantement pour toute la
durée de la conférence. Les choses se
sont déroulées dans les normes
conformément à Alger qui devait être une
ville riante et remplie d’histoires.
Alger, aussi morose et triste soit-elle,
avait quand même une importance
particulière dans le monde arabe. Avec
Beyrouth. Alger et Beyrouth étaient les
deux plates-formes continentales
révolutionnaires du monde arabe.
Beyrouth y avait les Palestiniens et les
opposants des pétro monarchies du Golfe,
avec en sus, les Erythréens, Somaliens,
Kurdes, Turcs, Arméniens. Alger se
réservait le tiers-monde africain, en
pleine période de décolonisation. Avec
cerise sur le gâteau les «Blacks
Panthers» américains et leur chef
Stockeley Carmaekel.
J’ai vécu les déchirements de l’Algérie
comme les miennes propres et le drame
algérien m’était d’autant plus
compréhensible que les hasards de la
naissance et de la profession m’ont
conféré, à Beyrouth, dix ans plus tôt,
une sorte d’antériorité dans la
tourmente. Nullement une rente de
situation, mais une expérience anticipée
qui me valait d’avoir été le témoin de
semblables tourments et de leurs
débordements parfois intempestifs et
injustifiés.
La solidarité de l’Algérie a été sans
faille avec les Palestiniens massacrés
en Jordanie (1970), ou assiégés avec les
Libanais à Beyrouth (1982), pour les
suppliciés Soudanais à Khartoum (1972),
pour les Vietnamiens brûlés au napalm
par les américains (1970-1975), pour les
Noirs américains des ghettos déroutés
par l’assassinat de leurs chefs
charismatiques, Malcolm X ou Martin
Luther King, ou encore pour les
latino-américains mitraillés à travers
Che Guevara en Bolivie (1967) ou
pulvérisé avec la destruction du palais
présidentiel de Salvador Allende au
Chili (1973).
Le seul cadeau que je recevais,
d’ailleurs, durant les 10 ans de mon
mandat au service diplomatique de l’AFP
à Paris, était un cadeau algérien, qui
me parvenait via les services
diplomatiques de l’Algérie, de la
Présidence algérienne. Un cadeau royal
pour une République. Chaque année à
Noël, je recevais un coffret de «La
cuvée du Président». La Présidence de
l’Algérie m’offrait ce cadeau depuis
Boumediene. Je n’ai pas eu beaucoup de
contact avec Boumediene, mais beaucoup
de souvenir avec Mohamad Al Yazid,
ambassadeur algérien au Liban.
En pleine guerre civile au Liban, il
traversait les balles pour me rejoindre
à l’AFP pour discuter avec moi, mettre
les points. A l’époque, il y avait
beaucoup de pénurie, de temps en temps,
il envoyait sa voiture avec ses gardes
de corps pour un simple couscous.
J’avais très fréquemment un bon
couscous.
A – Bouteflika
On peut lui reprocher une mauvaise
accommodation de la langue arabe par
rapport au contexte historique de
l’Algérie, jeune pays indépendant, mais
il était moralement un très grand
chevalier. J’ai beaucoup discuté avec
lui. J’ai eu beaucoup de souvenir avec
Bouteflika aussi. Il y en a un
particulièrement alors qu’il était
ministre des Affaires étrangères: lors
de la conférence islamique de Kuala
Lumpur, 1973-1974, j’étais dans un pays
anglophone et Reuters notre concurrent
principal avait un important bureau à
Singapour et l’AFP m’a envoyé moi
spécialement, un francophone dans un
pays entouré de très grands trusts
anglophones.
Un jour j’étais dans la cafétéria de
l’hôtel où se déroulait la conférence.
Je connaissais Bouteflika, je l’avais
déjà vu à Benghazi, en Libye, et
ailleurs, très courtisé tant par les
journalistes que par les secrétaires;
Très apprécié, brillant et à l’aise; Il
comprenait les besoins. La manière avec
laquelle il a débarqué avec Arafat aux
Nations Unies en 1974, durant la
présidence de l’Algérie, était
formidable.
Un jour en reportage en Malaisie, à
Kuala Lumpur, où l’ordre du jour portait
sur la sécession musulmane de l’Ile de
Mindanao aux Philippines, je ne sentais
défavorisé par rapport à la concurrence,
en surnombre.
Revenant à l’hôtel pantois, ne pouvant
faire valoir mon point de vue face aux
médias anglophones, tout se passait en
anglais. J’avais accès aux documents en
arabe, le temps de les traduire, les
traiter, faire la synthèse et les
envoyer à Paris dans les autres langues…
j’étais mort par la concurrence sur
cette affaire et j’avais un minimum de 8
heures de boulot. J’ai croisé M.
Bouteflika dans les couloirs de la
conférence et lui exposait le handicap
structurel que représentait une
conférence tenue dans un pays
anglophone. Il n’a rien dit. Un quart
d’heure plus tard, je vois un membre de
son entourage venir avec un dossier dans
un porte-document, qu’il pose
visiblement sur le bar. Il commande un
Perrier, et, s’adressant au Barman, pas
à moi, lui annonce qu’il allait revenir
dans une heure.
J’avais compris que j’avais une heure
pour prendre connaissance des
résolutions du communiqué final. Tout se
passait dans l’implicite, l’autre
revient une heure après et reprend, sans
me regarder sans rien, le dossier en
s’excusant d’avoir oublié ses affaires
sur le bar. C’est cela l’élégance et le
sens de l’intelligence. Enfin, j’ai
commencé à rédiger.
La séance finale se prolonge,
finalement. Entre-temps, j’avais tout
lu, tout transmis à l’AFP, les
résolutions et les éclairages
nécessaires. Au fur et à mesure que le
porte-parole de la conférence lisait le
communiqué final, les dépêches AFP
tombaient. Les gens étaient abasourdis.
J’ai beaucoup apprécié cette sympathie
de Boutef. Il était un homme bien et on
rigolait parfois dans les coulisses.
La dernière rencontre avec Boutef
c’était à Paris. C’est la première fois
que je raconte cette histoire: Un jour,
j’étais de service à l’AFP Paris. A la
réception, on me dit que quelqu’un
voulait me voir: c’était Abdelaziz
Bouteflika en voiture. Il me dit voilà,
je suis accusé injustement de
détournement et je voudrais passer mon
communiqué à l’AFP. Un personnage public
attaqué a droit de réponse. Et pour
Boutef, il avait droit à plus que le
strict droit… «Pour Arafat à l’ONU, et
pour tout ce que avez fait pour la cause
arabe» lui ai-je répondu.
Il suivait un traitement médical ou il
avait froid, il n’est pas sorti de la
voiture. J’étais gestionnaire du dossier
du Monde arabe au service diplomatique
de l’AFP, j’assumais toutes les
conséquences. Il était accusé et il
répondait. J’ai sorti le communiqué,
trois feuillets. Quelques jours après,
Alger réplique sans qu’aucune
personnalité algérienne ne m’ait fait de
reproche. Ils avaient compris que ce que
je faisais était professionnel et non de
la complaisance. Il est ensuite revenu
avec son frère, Saïd, qui faisait des
études de médecine à l’hôpital Saint
Antoine.
Si je devais être pénalisé pour une
personnalité pareille, une histoire
pareille, mon histoire personnelle n’est
rien à côté de la sienne. Le sens du
devoir, pas de la complaisance, c’est
quand même valorisant. Par respect pour
son parcours, c’était le minimum que
l’on pouvait faire pour le commandant Si
Abdelkader. Je n’avais besoin d’aucune
autre raison pour le faire, ni d’une
caisse de Whisky ni d’une boîte de
cigares.
Tous ces grands démocrates, porteurs de
civilisation, donneurs de leçon,
devraient pourtant se souvenir, dans
l’intérêt de la crédibilité de leur
message universel, de cette règle
d’hygiène morale, qu’ils devraient
ériger en ligne cardinale inaltérable:
Nos amis sont nos amis, nos ennemis sont
nos ennemis, mais les ennemis de nos
ennemis ne sont pas nécessairement nos
amis.
Comment résumer mon parcours?
Gène rebelle serait le terme qui
convient le mieux. Gène rebelle. Mais
avec beaucoup de maturité
journalistique. Une discipline aussi.
J’ai toujours considéré qu’un étranger
dans une société occidentale doit être
irréprochable parce qu’on lui demande
plus. Parce qu’ils s’imaginent qu’ils
ont un droit acquis d’être chez eux et
toi tu dois être mieux qu’eux:
irréprochable. De sorte que tout au long
de mon parcours j’ai évité la facilité.
Une histoire marrante illustre bien leur
état d’esprit: Un jour, j’étais saturé
de politique étrangère, j’étais venu du
Liban, rappelé en France. Je suis arrivé
en France en 1978, l’Algérie était
rattachée au desk France, la Tunisie à
l’Afrique. C’est pour dire un peu les
survivances coloniales.
Ce qui m’a amusé, on a voulu m’affecter
au Moyen-Orient, à mon arrivée à Paris.
J’ai dit non. Les Arabes ne parlent pas
aux Arabes tout le temps. Je vais
changer pour apporter la preuve que. Je
me suis alors occupé de l’Asie pendant
six mois pour me désintoxiquer du Monde
arabe, pour changer d’air et m’occuper
aussi pour d’autres pays comme l’Inde et
le Pakistan. A un moment donné, quand
j’ai été affecté au service
diplomatique, c’était intensif: il y
avait la guerre irako-iranienne, la
guerre libanaise, l’Intifada, les algéro-marocains,
Tchad-Libye. Je tournoyais tout le
temps. Je venais deux à trois jours à
Paris pour repartir aussitôt.
Parfois je venais à l’aéroport et je
repartais aussitôt le même jour. Au
moment du 2eme sommet de Fez, Août 1982,
je suis accueilli, à mon retour, par le
correspondant de l’AFP auprès de
l’aéroport avec un mot de la rédaction
en chef me renvoyant à Rome où devait
arriver le lendemain Yasser Arafat, le
rescapé de l’enfer de Beyrouth, pour une
audience au Vatican.
Quelle journée épouvantable: A mon
arrivée à Rome, nouveau rappel de la
rédaction en chef, me sommant de faire
dans l’urgence un papier sur les
conséquences diplomatiques de
l’assassinat ce même jour de Bachir
Gemayel, le chef des milices
phalangistes libanaises, qui devait
prendre le lendemain ses fonctions comme
président de la république libanaise.
Pas d’état d’âme, ni de vapeurs. Il faut
juste phosphorer vite et bien. Sinon tu
es mort. Tu deviens un tricard de la
profession
A un moment donné, j’ai éprouvé le
besoin de prendre du recul pour enrichir
ma pensée, en me coupant des zones
habituelles de couverture
journalistique. Mes papiers sur la Libye
ont plus d’authenticité parce que j’ai
été intensément couvert la Libye sur une
longue période. Un jour, j’ai coupé
complètement avec la Libye,
volontairement. Ne plus parler de la
Libye ni lire pendant dix, avant d’y
retourner, pour comparer ma mémoire
visuelle affective de la réalité
nouvelle et enrichir ainsi ma réflexion
et ma documentation. C’est pour cela que
mes papiers ont de l’authenticité.
De même pour le Liban, ma plus grande
surprise. Je suis retourné à Beyrouth
après 10 ans d’absence alors que j’avais
couvert la guerre: La place des Canons,
que j’avais emprunté des milliers de
fois, je ne l’avais pas reconnue.
La place centrale de Beyrouth là où
maintenant trône le mausolée Hariri,
j’ai mis du temps à la retrouver car les
vieilles maisons, les vieux souks, les
vieilles ruelles, tout ça, a été rasé
par les bulldozers de Hariri; qui a fait
main basse sur la ville. La place Hariri
est en fait l’ancienne Place des Martyrs
baptisée ainsi à la mémoire d’une
trentaine d’indépendantistes libanais
chrétiens et musulmans pendus par les
Turcs. Ils luttaient, eux, pour
l’indépendance, alors que le
milliardaire saoudo libanais œuvrait,
lui, pour l’asservissement du Liban à
l’ordre israélo-américain-saoudien. Et
il prend leur place.
Le recul a parfois du bien. D’un seul
coup, il te fait la radioscopie du lieu.
Comme je saturai de m’occuper du Monde
arabo-musulman, je postule pour Dakar,
mon pays de naissance, un retour aux
sources, un ressourcement, langouste et
mangues. Ma rêverie a été de courte
durée, brisée net par le directeur de
l’information: M. Naba, vous faites
partie des 20% productifs d’une
entreprise, l’AFP comptait 2000
journalistes. Vous faites partie de la
minorité qui fait tourner la machine. Et
vous vous êtes parmi les 10% confirmés.
Donc, à la rigueur, je vous dis
honnêtement ce qu’on pense de vous: vous
pouvez postuler à Hanoï, à Téhéran et
quand on vous aura essoré jusqu’à 50
ans, on vous proposera alors Nice ou
Cannes comme poste pour…
Amusant la notion qu’ils avaient des
choses. Il faut donc de la rigueur. Le
regard de l’étranger, un regard
paternaliste: Il importe en toute
circonstance de soutenir une concurrence
intellectuelle, soutenir la comparaison
au niveau intellectuel. Quand bien même,
ils t’abreuvent quotidiennement de gros
mots du genre, égalité, fraternité, ils
sont fondamentalement, médulairement,
c’est-à-dire jusqu’au plus profond de
leur la moelle épinière, raciste.
Je parle d’expérience. Dans les conseils
d’administration, à l’époque où j’étais
conseiller du directeur général d’une
radio internationale en France, il y
avait des débats qui se passaient et
parfois les recettes ne rentraient pas.
Moi je m’occupais de l’information, je
suivais vaguement cet aspect des choses,
parce que dans un conseil
d’administration on parle de la
politique de l’information, de la
politique financière, des recettes, des
dépenses.
Et un jour, le directeur, dont j’étais
le conseiller, lâche d’une manière
abrupte: «Vous savez avec les Arabes,
c’est toujours pareil, ils promettent et
ils ne payent pas». J’ai trouvé ça fort.
J’étais à côté de lui au conseil
d’administration. Je lui tape sur
l’épaule, discrètement, je lui dis que
je suis d’origine arabe. Et la réponse
classique d’un raciste fuse : «Mais vous
n’êtes pas pareil».
Et je lui réponds du tac au tac, avec
tout le mépris qu’il m’inspirait, mais
avec un sourire: «On dit toujours cela
en présence d’un arabe et il suffit que
j’ai le dos tourné pour que vous alliez
m’accuser des défaillances financières
de l’entreprise. Le bonhomme a été
condamné par la suite, quatre ans après,
pour «évaporation des recettes».
Pour dire qu’on a volé de l’argent en
France, on dit évaporation des recettes
comme s’il y avait un phénomène de
condensation dans le coffre-fort de la
radio.
Un européen est un étranger digeste.
Mais un étranger originaire de la sphère
méditerranéenne, qu’il soit chrétien ou
musulman, blanc ou noir, il est toujours
un métèque. Il faut revendiquer cela ;
l’assumer et renvoyer les Français à
leur propre image.
Recommandations aux journalistes du
futur:
Un énoncé factuel des faits, une solide
connaissance des dossiers, la rigueur,
le refus de toute compromission
matérielle, le refus de tout conformisme
ambiant, une culture de l’irrévérence:
tels me semblent être les meilleurs
antidotes à la démission intellectuelle
et à la soumission aux diktats de la
pensée dominante. La liberté a cependant
un prix: la solitude voire l’anonymat.
Encore faut-il être disposé à en payer
le prix.
Au-delà de ce travail de
conscientisation, il est important de
maîtriser les données avant d’agir.
D’éviter la désinformation et la
désorientation. Car sinon nous risquons
de nous tromper de cible et
d’adversaire, et de prêter ainsi le
flanc à nos détracteurs. Il faut
articuler son raisonnement avec une
bonne connaissance des dossiers, tu
seras ainsi toujours à l’abri d’une
supercherie ou d’une imposture.
J’ai renoncé à mon confort matériel pour
préserver ma liberté de pensée et ma
liberté de parole. Sinon j’aurai été
PDG, machin. Mais je n’ai pas le
conditionnement qui a fait sa longévité.
Je n’aurai jamais pensé téléphoner, par
exemple, au ministre de l’Intérieur pour
lui demander son accord préalable à
l’accréditation d’un journaliste pour la
couverture de son département. Je n’ai
jamais rien demandé. Jamais demandé quoi
que ce soit à un pouvoir politique. Je
cultivais même comme une sorte
d’exigence morale le fait d’accepter de
revoir les hommes politiques dans leur
disgrâce. Le combat politique est dur.
Il n’est pas nécessaire que les
journalistes soient ingrats. Je ne me
détournai jamais de quelqu’un. Par
principe. Je parle bien sûr des hommes
d’Etat pas des politiciens de
circonstance.
La seule chose que je puisse dire avec
certitude c’est qu’il importe de ne
jamais courber l’échine. J’espère que
l’on dira de moi un jour que j’ai été
cohérent avec mes options de base.
Epilogue En hommage aux soutiers de
l’information:
http://www.renenaba.com/il-etait-une-fois-la-depeche-d’agence/
-
René Naba
« Gène rebelle dans le monde arabe »
– Fragments d’un parcours 1969 –
2012
Septembre 2012
© René Naba
Reçu de René Naba pour publication
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