Ramzy Baroud
on Asian Times.com, 27 janvier 2010
L’avis que le militant vétéran des droits de l’homme israélien
Uri Avnery a formulé sur le récent clash diplomatique et
politique israélo-turc, selon lequel « la relation entre la
Turquie et Israël reviendra probablement à la normale, à défaut
de retrouver son caractère naguère chaleureux », semblait marqué
au coin du bon sens et de l’optimisme. A mon avis, toutefois,
cette estimation est également erronée.
Pour dire les choses simplement : il n’y aura pas de retour en
arrière.
Suat Kiniklioğlu
Dans un article récent intitulé « Israël
doit se faire à l’idée que la Turquie a changé » [Israel
Must Get Used to the New Turkey], M. Suat Kiniklioğlu,
vice-président chargé des affaires extérieures du Parti de la
Justice et du Développement (AKP) au pouvoir en Turquie, a
écrit :
« Israël semble aspirer à l’âge d’or des
années 1990, qui furent le résultat d’une situation extrêmement
conjoncturelle au Moyen-Orient. Ces jours appartiennent au passé
et il est peu vraisemblable qu’ils reviennent un jour, même si
le Parti de la Justice et du Développement (AKP) était appelé à
ne plus gouverner en Turquie ».
Cette dernière évaluation est sans doute
beaucoup plus réaliste.
Pour les Palestiniens assiégés dans la
bande de Gaza,
Erdoğan est en passe de faire partie de la famille.
C’est un héros populaire.
Disons-le carrément : un nouveau Nasser…
L’on aurait tendance à partager la lecture
optimiste qu’Avnery fait des événements, si la récente brouille
avait été causée simplement par deux ou trois incidents isolés,
comme, par exemple, le rude échange d’invectives en public au
sujet de Gaza entre le Premier ministre turc Recep Tayyip
Erdoğan et le président israélien Shimon Peres lors du Sommet
Economique Mondial, en janvier 2009 ou la récente humiliation
préméditée de M. Oğuz çelikkol,
ambassadeur de Turquie en Israël, par le vice-ministre des
Affaires étrangères israélien Danny Ayalon.
Toutefois, ces incidents sont loin d’être
isolés ; ils reflètent un glissement manifeste et probablement
irréversible dans la politique turque à l’égard d’Israël, des
Etats-Unis et du Moyen-Orient pris dans sa globalité.
Des décennies durant, la Turquie a été
déchirée entre ses liens historiques avec les pays arabes et
musulmans, d’un côté, et une tendance irrésistible à
l’occidentalisation, de l’autre. Cette deuxième tendance
semblait avoir une importance bien plus décisive dans la
formation de la nouvelle identité turque dans sa manifestation
et dans son apparence tant individuelle que collective
(notamment en matière de politique étrangère).
Mais même durant ces tergiversations, la
Turquie a continué à acquérir de l’importance en tant qu’acteur
politique et économique incontournable. La Turquie est aussi
devenue une nation adulte, dotée d’un sens indéniable de sa
souveraineté et d’un sentiment croissant de fierté et de
capacité audacieuse à s’affirmer en tant que puissance
régionale.
Durant les années 1970, au cours desquelles
l’ « Islam politique » connaissait une ascension dans l’ensemble
de la région du Moyen-Orient, la Turquie se remettait en
question, et diverses personnalités et groupes politiques
commencèrent à s’atteler à l’idée de porter l’Islam politique à
un niveau encore jamais connu, entièrement nouveau.
Ce fut le Dr Necmettin Erbakan, Premier
ministre de Turquie en 1996 et 1997, qui commença à remettre en
cause la notion convenue d’une Turquie-membre de seconde classe
de l’Otan, en dépit de ses efforts désespérés pour s’identifier
à tous les oripeaux de l’Occident.
A la fin des années 1980, le parti Refah
(parti du Bien-Être) d’Erbakan fit l’effet d’une tornade, pour
la Turquie. Ce parti n’avait guère tendance à s’excuser de ses
racines et de son attitude islamiques. Son accession au pouvoir,
à l’issue des élections législatives de 1995, ne manqua pas de
susciter des inquiétudes, la Turquie « résolument
pro-occidentale » déviait, en effet, du script extrêmement
rigide qui avait fait que ce pays avait été définitivement barré
de tout rôle régional possible, en raison de son attitude de
« laquais de l’Otan ». Selon Salama A. Salama, qui a utilisé
cette formule dans un récent article d’Al-Ahram
Weekly, la Turquie n’est plus ce fameux « laquais ». Et
selon M. Kiniklioğlu, c’est là quelque chose à quoi « Israël
doit se faire ».
L’époque d’Erbakan a beau être révolue
depuis longtemps, le legs de cet homme a inscrit dans la
conscience nationale turque quelque chose qui ne l’a jamais
quitté. Il a repoussé la frontière, il a osé défendre une
politique pro-palestinienne, il a défié les diktats occidentaux,
et il a même prôné un repositionnement économique de son pays,
en créant le cartel D-8 des ‘Developing
Eight’ (huit puissances émergentes), qui réunissait les pays
arabes et musulmans dotés du poids politique le plus important.
Lorsqu’Erbakan fut contraint à quitter le pouvoir, à la suite
d’un coup d’état militaire « postmoderniste », cela fut perçu
comme la fin d’une expérimentation politique éphémère, qui se
résuma au fait que même une forme bénigne d’Islam politique ne
saurait être tolérée en Turquie ; l’armée s’était avérée, une
fois de plus, toute-puissante.
Mais, depuis lors, les choses ont changé du
tout au tout. L’AKP a remporté les élections en 2002 et son
leadership était composé d’hommes politiques avisés et dotés de
principes, qui visaient le changement, et même un véritable
tournant géopolitique dans le positionnement politique de leur
pays au Moyen-Orient.
L’AKP commença alors à diriger une Turquie
déterminée, qui n’a jamais recherché l’acquiescement de
l’Europe, ni une quelconque validation américaine. En rejetant
l’utilisation du territoire turc en guise de piste de décollage
pour les frappes américaines contre l’Irak en 2003, la Turquie
acquit une voix – une forte et intelligible voix, devons-nous
préciser – jouissant d’une large représentativité démocratique
et d’un soutien populaire croissant.
Cette tendance s’est poursuivie, ces
dernières années. La Turquie a osé traduire sa puissance et son
expertise politique en action, sans remettre, toutefois, en
cause les équilibres politiques et militaires dont l’édification
avait nécessité des années. Ainsi, tout en continuant à honorer
ses accords militaires précédents avec Israël, elle a pratiqué
aussi plusieurs ouvertures politiques (couronnées de succès) en
direction de la Syrie et de l’Iran. Et, souhaitant d’être perçue
comme un facteur d’unité, en des temps de désunion musulmane et
arabe, elle a refusé de s’inscrire dans les camps bricolés de
manière expédiente pour séparer les « modérés » des
« extrémistes ». En lieu et place, la Turquie a maintenu de
bonnes relations avec tous ses voisins, ainsi qu’avec ses alliés
arabes.
A partir de 2007, les Etats-Unis ont
commencé à percevoir l’émergence de la Turquie Nouvelle. La
visite du président Barack Obama dans ce pays, peu après son
accession au pouvoir, fut un des nombreux signes indiquant que
l’Occident était en train de prendre en compte le statut
« particulier » de la Turquie. On ne saurait abuser, menacer, ni
même intimider la Turquie. Même Israël, qui défie depuis si
longtemps toutes les normes de la diplomatie, est en train de
prendre conscience, en ce moment-même, de ses limites, grâce au
Président turc Abdullah Gül. A la suite de l’insulte belliqueuse
d’Israël à l’encontre de l’ambassadeur de Turquie, celui-ci a en
effet déclaré : « S’il n’y a pas d’excuses formelles de la part
d’Israël, nous allons demander à
çelikkol de
prendre le premier avion pour rentrer à Ankara ». Israël s’est
excusé. Bien platement.
Il a fallu bien des années à la Turquie
pour parvenir à un tel niveau de confiance, et le pays n’est
certainement pas enclin à rester plus longtemps le « valet » de
quiconque. Mieux : la position turque, unie et constante, de
soutien à Gaza, et son franc-parler contre les menaces pesant
sur le Liban, l’Iran et la Syrie montre clairement que les vieux
jours des « relations chaleureuses » sont très loin derrière
nous.
La Turquie trouvera toujours une audience
très réceptive chez les Arabes et chez les musulmans dans le
monde entier, car ceux-ci aspirent désespérément à un leadership
puissant et habile à défendre et à faire connaître leurs causes.
Et, tout naturellement, pour les
Palestiniens assiégés dans la bande de Gaza, Erdoğan est en
passe de devenir un membre de la famille, un héros populaire, un
nouveau Gamal Abel Nasser (qui fut le président de l’Egypte de
1954 à 1970).
Ce sentiment, toute la population du
Moyen-Orient le partage…
[* Ramzy Baroud [site :
http://www.ramzybaroud.net
] est chroniqueur dans plusieurs journaux dans le monde entier,
il est le rédacteur en chef du site PalestineChronicle.com. Son
dernier livre,
My Father Was a Freedom Fighter: Gaza's Untold Story,
vient d’être édité par Pluto Press, à Londres].
© 2010 Ramzy Baroud