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Témoignage
La politique de la France au Proche-Orient
Philippe de Saint Robert
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Philippe de Saint Robert
Lundi 21 février 2011
Témoignage de l’écrivain Philippe de Saint Robert* au
colloque de l’Université Paris-Sorbonne Abu Dhabi :
« Charles de Gaulle et le monde arabe »
(16-18 novembre 2008)
Après avoir, en 1967, publié un ouvrage sur la politique
étrangère du général de Gaulle – Le Jeu de la France (1)
– où il était, à vrai dire, peu question du Proche-Orient,
j’entrepris à partir de la guerre des Six Jours – et même dans
les jours qui la précédèrent –, une enquête dans les pays du
Proche-Orient afin d’éclairer les prolongements de cette
politique à la suite des positions prises alors par la France,
telles qu’elles furent définies par la conférence de presse du
général de Gaulle le 27 novembre 1967.
« Un règlement doit avoir pour base
l’évacuation des territoires
qui ont été pris par la force… »
Rappelons en les grandes lignes : après avoir constaté que les
« données psychologiques » des rapports
franco-israéliens « avaient quelque peu changé depuis 1956 »,
le général de Gaulle établissait un diagnostic rigoureux :
« A la faveur de l’expédition franco-britannique de Suez, on
avait vu apparaître, en effet, un Etat d’Israël guerrier et
résolu à s’agrandir. Ensuite, l’action qu’il menait pour doubler
sa population par l’immigration de nouveaux éléments, donnait à
penser que le territoire qu’il avait acquis ne lui suffirait pas
longtemps et qu’il serait porté, pour l’agrandir, à utiliser
toute occasion qui se présenterait. C’est pourquoi, d’ailleurs,
la Ve République s’était dégagée, vis-à-vis d’Israël, des liens
spéciaux et très étroits que le régime précédent avait noués
avec cet Etat, et s’était appliquée, au contraire, à favoriser
la détente dans le Moyen-Orient. (…) D’autre part, une fois mis
un terme à l’affaire algérienne, nous avions repris avec les
peuples arabes d’Orient la même politique d’amitié, de
coopération, qui avait été pendant des siècles celle de la
France dans cette partie du monde et dont la raison et le
sentiment font qu’elle doit être, aujourd’hui, une des bases
fondamentales de notre action extérieure. Bien entendu, nous ne
laissions pas ignorer aux Arabes que, pour nous, l’Etat d’Israël
était un fait accompli et que nous n’admettrions pas qu’il fût
détruit. » Après avoir détaillé la mise en garde qu’il
avait adressée à Aba Eban le 24 mai précédent, le Général
définit clairement les solutions qui devraient s’imposer,
« à moins que les Nations Unies ne déchirent elles-mêmes leur
propre charte », selon lesquelles « un règlement doit
avoir pour base l’évacuation des territoires qui ont été pris
par la force, la fin de toute belligérance et la reconnaissance
réciproque de chacun des Etats par tous les autres »,
ajoutant que « suivant la France, Jérusalem devrait recevoir
un statut international » (le corpus separatus
prévu par le plan de partage de 1947).
La France était classée de longue date par les meilleurs alliés
de l’Etat d’Israël, au point que les gouvernements de la IVe
République avaient contribué à aider cet Etat à se doter des
moyens d’accéder au nucléaire militaire. Il est vrai que le
général de Gaulle, revenu aux affaires en 1958, avait mis fin à
cette coopération qu’il jugeait excessive et dangereuse à terme
pour l’équilibre du Proche-Orient.
Jusqu’en 1962, la France est absorbée par la solution du
problème algérien. Les relations diplomatiques sont rompues avec
la plupart des pays arabes – sauf le Liban – depuis l’expédition
de Suez, menée par la IVe République de conserve avec les
Britanniques. Le gouvernement français de l’époque avait, bien à
tort, pensé que la clef du problème algérien se trouvait au
Caire, où étaient réfugiés les chefs du FLN. Dès que l’Algérie
eut accédé à la souveraineté internationale, et bien que les
accords d’Evian n’aient été respectés, le général de Gaulle se
préoccupa de rétablir peu à peu les relations traditionnelles
que la France avait toujours entretenues avec les pays arabes.
Cela n’apparaissait pas comme devant avoir des effets
particuliers sur les relations entre Paris et Tel Aviv. Dès
l’indépendance recouvrée par le Maroc, de nombreux Juifs
marocains avaient émigré en Israël, y installant une population
francophone. Lors de l’indépendance de l’Algérie, les Juifs de
cette région, bénéficiant depuis le célèbre décret Crémieux de
la pleine nationalité française, préférèrent pour la plupart
s’installer en France même, instruits sans doute d’une certaine
discrimination envers les Sépharades observée dans l’Etat
hébreu. Leur apport en France métropolitaine modifia peu à peu
l’équilibre de la communauté juive en France, aux dépens des
ashkénazes de vieille souche. Cela se fera sentir dans l’opinion
publique française, notamment après la conférence de presse du
27 novembre. On se souviendra de la déclaration Joël Le Theul,
alors Secrétaire d’Etat à l’information, du 8 janvier 1969 :
« Il est remarquable et il a été remarqué que les influences
israéliennes se font sentir dans les milieux proches de
l’information. » Le premier ambassadeur d’Israël à Paris,
Jacob Tsur, raconte en effet dans ses mémoires les difficultés
qu’il rencontre pour convaincre les Juifs de France d’une
solidarité avec l’Etat qu’il représente, qu’il souhaiterait à la
limite de la « double appartenance ».
L’erreur que ce fut d’avoir tout fait
pour casser les revendications nationalistes de pays arabes
L’incompréhension que rencontra le général de Gaulle, à partir
de 1967, dans l’opinion française, lorsque celle-ci eut le
sentiment qu’il modifiait ce qui passait pour la politique
immuable de la France, fut pour beaucoup dans les démarches que
j’entrepris alors afin de mieux connaître un problème en fait
posé depuis 1948. Est-il nécessaire de revenir ici sur les
conditions du partage de la Palestine décrété par les Nations
Unies en 1947, sans la moindre consultation des populations
concernées et alors que la puissance mandataire allait se
retirer du jour au lendemain, laissant en déshérence une
souveraineté auparavant assumée par l’Empire ottoman démembré à
la suite de la Première guerre mondiale ? La guerre
israélo-arabe qui s’ensuivit aboutit à la suppression avant
naissance de la Palestine arabe prévue par le plan de partage,
engendrant des flots de réfugiés dans des camps où ne pouvaient
naître que les frustrations habituelles avec leur cortège de
misère et d’esprit de revanche, voire de vengeance.
Ce statu quo apparent, qui n’était pas pire que l’actuel, aurait
pu se prolonger si un casus belli ne s’était produit. Le monde
arabe cherchait depuis longtemps à se trouver une identité
reconnue et un rôle dans un monde qui, par ailleurs, était
tyrannisé par le système des blocs. Il allait l’utiliser à cette
fin. Les maladresses américaines, lors de l’affaire du barrage
d’Assouan et de l’expédition de Suez qui s’ensuivit,
précipitèrent l’Egypte et d’autres pays arabes à sa suite dans
la dépendance de l’Union soviétique. C’est elle qui subventionna
la construction du barrage et fournit dès lors l’Egypte et la
Syrie notamment en armes et en « conseillers militaires ».
A Bagdad, la révolution de juillet 1958 devait également faire
basculer l’Irak hors de l’orbite britannique, en mettant fin au
projet de pacte de Bagdad. Ne restaient sous influence
occidentale que la Jordanie et le Liban (l’Arabie séoudite n’est
pas alors dans le jeu), travaillés de l’intérieur par le poids
des réfugiés palestiniens plus ou moins bien secourus par les
Nations Unies par l’intermédiaire de l’UNRWA.
Aujourd’hui que l’Occident est confronté aux violences d’un
islamisme radical qui instrumentalise la religion à ses propres
dépens, on peut mesurer l’erreur que ce fut d’avoir tout fait
pour casser les revendications nationalistes de pays arabes
cherchant à tout prix à retrouver une forme politique
d’existence après un siècle et parfois plus de colonisation ou
d’assujettissement européens. Il est aujourd’hui clair qu’il eut
été beaucoup plus facile de s’entendre avec le nationalisme
arabe, en lui faisant sa juste part, qu’il ne l’est désormais de
résoudre le problème que pose un terrorisme insaisissable et
apparemment invincible – dans la mesure où l’on n’a jamais su
faire de guerre que d’Etat à Etat.
Le général de Gaulle connaît
de longue date l’existence de la Palestine
et les intérêts de la France
dans la région
On connaît les circonstances qui vont conduire la France, en mai
et juin 1967, à rectifier une position qui semblait de longue
date acquise au soutien de l’Etat hébreu. Visionnaire et peu
porté aux émotions dictées par les circonstances, le général de
Gaulle a très vite compris les enjeux d’un nouveau conflit.
L’entrevue qu’il eut avec le ministre israélien des Affaires
étrangères, Aba Eban, quelques jours avant son déclenchement est
bien connue. Cette entrevue avait-elle été mal préparée par
l’ambassadeur d’Israël alors en poste à Paris, Walter Eytan, qui
aurait fait croire à son ministre que le Général ne lui ferait
que quelques observations de convenance, c’est bien possible. Le
blocus, par les Egyptiens, du détroit de Tiran, qui commande le
Golfe d’Akaba, prétexte du conflit, fut-il sciemment monté en
épingle par le gouvernement israélien ? Lors du séjour que je
fis en Israël du 27 mai au 8 juin 1967, je ressentis en tout
cas, auprès de nombre d’interlocuteurs non officiels, un
comportement double : d’une part on me disait que Nasser se
comportait comme un nouveau pharaon prêt à emmener le peuple
juif en esclavage, d’autre part il paraissait que la même
population n’avait aucun doute sur la capacité de son armée à
l’emporter « comme la dernière fois » (c'est-à-dire en
1948).
Un test eut été pourtant simple à réaliser si l’on avait voulu
sauvegarder la paix : tenter de force le blocus du détroit de
Tiran afin de mettre les Egyptiens devant leurs responsabilités
et d’obliger Nasser à endosser le casus belli. Le général Rabin,
par la suite deux fois premier ministre, et qui fut assassiné
dans les conditions que l’on sait, devait témoigner publiquement
(2) de ce que les responsables militaires israéliens
savaient que Nasser n’attaquerait pas. Il est dès lors permis de
s’interroger sur les arrière-pensées du gouvernement israélien
d’alors, dont l’esprit de conquête ou, disons, d’élargissement
des frontières, n’était certainement pas absent.
Le général de Gaulle connaît de longue date l’existence de la
Palestine et les intérêts de la France dans la région : dès le
18 mars 1944, il prônait devant l’Assemblée consultative de la
France libre à Alger « un regroupement occidental (…) en
relation étroite avec (…) les Etats arabes du Proche-Orient – et
dont la Manche, le Rhin, la Méditerranée, seraient comme les
artères – (afin de) constituer un centre capital dans une
organisation mondiale des productions, des échanges et de la
sécurité. » A Paris, le 2 juin 1945, alors qu’un conflit
oppose la France et la Grande-Bretagne au sujet de la Syrie, le
Général déclare, avec un brin d’humour : « Dans cet Orient,
la France, en raison de ses influences intellectuelles,
spirituelles, morales, en raison aussi de ses affinités
particulières avec le monde arabe, la France a joué, depuis des
siècles, un rôle éminent. L’Angleterre, de son côté, en général
pour d’autres raisons, plus spécialement commerciales et
navales, a eu également, dans ces pays d’Orient, un rôle
considérable qu’elle a toujours voulu jouer… » Dans cette
même conférence de presse, le général de Gaulle déclare
incidemment mais comme allant de soi : « Il y a une entité
qui s’appelle la Palestine ».
Quelles sont ces affinités particulières, soulignées alors,
entre la France et le monde arabe ? On se souviendra qu’au début
du XVIe siècle, par l’alliance de François Ier avec Soliman le
Magnifique, la France parvint à briser la « politique de blocs »
de l’époque, puisqu’il s’agissait de l’entreprise de domination
des Habsbourg. Relisons Michelet : « Sauf Venise et quelques
Français, personne en Europe ne comprit rien à la question
d’Orient. (…) Enfin, Venise défaillant, elle légua à la France
son rôle de médiateur entre les deux religions, d’initiateur des
deux mondes, disons le mot, de sauveur de l’Europe. Acceptons
hautement, au nom de la Renaissance, le nom injurieux que
Charles Quint et Philippe II nous lancèrent tant de fois. La
France, après Venise, fut le grand renégat, qui, le Turc aidant,
défendit la chrétienté contre elle-même, la garda de l’Espagne
et du roi de l’Inquisition. Saluons les hommes hardis, les
esprits courageux et libres qui, d’une part, de Paris, de
Venise, d’autre part de Constantinople, se tendirent la main
par-dessus l’Europe et, maudits d’elle, la sauvèrent. La terre
eut beau frémir, le ciel eut beau tonner… Ils n’en firent pas
moins, d’une audace impie, l’œuvre sainte qui, par la
réconciliation de l’Europe et de l’Asie, créa le nouvel
équilibre, l’ordre agrandi des Temps modernes, à l’harmonie
chrétienne substituant l’harmonie humaine» (3). C’est de
cette alliance que la France tint des privilèges au Levant,
qu’on appelle les Capitulations (1535) et qui établissaient pour
la France une sorte de protectorat sur les Lieux saints du
christianisme. L’historien Edouard Driault (4) a établi
la continuité de la politique de la France : « Dès que la
Convention eut délivré la France de l’invasion étrangère et
qu’elle eut le loisir de regarder au-delà des frontières, elle
reprit en Orient les traditions de la politique royale. Le
Comité de Salut public fut en effet le continuateur direct des
diplomates de l’Ancien régime : il pouvait se rendre compte que
la guerre turque, terminée seulement en 1792, avait détourné de
la France une bonne part des efforts de l’Autriche et de la
Russie. (…) Cependant, la Convention et le Directoire reprirent
en Turquie les tentatives de réformes qui avaient été faites
jadis par le marquis de Villeneuve et le baron de Tott, et qui
avaient relevé la puissance musulmane en face de la Russie et de
l’Autriche ». C’est seulement lorsqu’il apparut sous le
règne de Louis-Philippe que la Porte était tombée dans la
dépendance de Saint-Pétersbourg, que la France prit le parti de
favoriser la formation d’un empire arabe capable de prendre la
relève de l’Empire ottoman : le soutien des Tuileries à Méhémet
Ali fut indéfectible. Les Capitulations de 1535 avaient été
renouvelées en 1740, confirmées en 1796 ; elles le seront à
nouveau en 1852 entre Louis-Napoléon et le sultan Abd-ul-Medjid.
Tel est, pourrait-on dire, notre « roman national »
avec cette région du monde. Le général de Gaulle, bien
évidemment, en était pénétré.
La redéfinition de notre politique était par conséquent
prévisible car elle va s’inscrire dans le refus de ce qu’il
était convenu d’appeler la « politique des blocs » et dans notre
contestation de l’hégémonie américaine sur l’Occident, ainsi que
le Général l’exprimera dans son célèbre discours de Phnom Penh.
J’ai recueilli à cet égard un témoignage capital : dès 1963,
David Ben Gourion confie son pressentiment à son ami l’ingénieur
général Bloch, qui me l’a récemment rapporté. Il lui dit que le
général de Gaulle, quelle que soit son amitié pour l’Etat
hébreu, sera conduit à redéfinir sa politique parce qu’« il
est opposé » à la division du monde en deux blocs et qu’il
veut promouvoir un monde multipolaire. Cette perspective me
paraît fondamentale. En janvier 1969 alors qu’une partie de
l’opinion française demeure réservée à l’égard des Arabes à la
suite du conflit algérien et de la guerre de Six Jours, le
Général voulut bien s’en expliquer familièrement à l’issue d’une
réception de journalistes à l’Elysée, au cours de laquelle il
confia à Paul Balta : « Le commerce, l’économie, la culture,
c’est très important. Il faut parler de ce qui se fait parce que
cela prépare l’avenir, et il faut voir loin. Voyez-vous, il y a
de l’autre côté de la Méditerranée, des pays en voie de
développement. Mais il y a aussi chez eux une civilisation, une
culture, un humanisme, un sens des rapports humains que nous
avons tendance à perdre dans nos sociétés industrialisées et
qu’un jour nous serons probablement très contents de retrouver
chez eux. Eux et nous, chacun à notre rythme, avec nos
possibilités et notre génie, nous avançons vers la civilisation
industrielle. Mais si nous voulons, autour de cette Méditerranée
– accoucheuse de grandes civilisations – construire une
civilisation industrielle qui ne passe pas par le modèle
américain et dans laquelle l’homme sera une fin et non un moyen,
alors il faut que nos cultures s’ouvrent très largement l’une à
l’autre» (5). Ces propos reflètent la conscience qu’avait
le Général des difficultés de retourner l’opinion publique
encore traumatisée par l’émancipation du Maghreb et l’échec des
accords d’Evian, qui avait engendré un reflux considérable
d’Européens en France métropolitaine, avec son cortège de
ressentiments.
Georges Pompidou :
la France se doit de défendre
ses propres intérêts
moraux et matériels
dans tout le bassin méditerranéen
Le président Pompidou, qui a cet égard fut un fidèle
continuateur de la politique du général de Gaulle, éprouva, on
s’en souvient, les mêmes difficultés à faire passer son message.
On se souviendra de la réponse cinglante de Michel Jobert
disant, lors de la guerre du Kippour, qu’il n’était pas anormal
que les Egyptiens et les Syriens veuillent rentrer chez eux.
Lors du dernier entretien que j’eus avec Georges Pompidou le 9
novembre 1973, comme je lui demandais d’expliquer sa politique
au pays, je ne l’entendis pas sans étonnement me répondre :
« Oui, j’ai demandé à André Fontaine de venir me voir. Il fera
cela très bien.» Je n’en doutais pas mais une explication
magistrale n’eut-elle pas été préférable ? Il est vrai que dans
sa conférence de presse du 10 juillet 1969, Georges Pompidou
pensait avoir mis une fois pour toutes les points sur les i :
« La politique de la France au Moyen-Orient n’a pas pour
objet, vous vous en doutez d’ailleurs, de vendre des armes, mais
de travailler au rétablissement, je dirais plutôt, à
l’établissement de la paix. Au surplus, l’existence d’un conflit
qui devient chronique et qui, comme toutes les maladies
chroniques, aurait des phases de rémission alternant avec des
crises, l’existence d’un tel conflit constitue un véritable
danger pour la paix et en particulier pour l’équilibre en
Méditerranée. D’autre part, la France se doit, vous vous en
doutez, de défendre ses propres intérêts moraux et matériels qui
sont considérables mais très variés dans tout le bassin
méditerranéen et qui tiennent en particulier aux bonnes
relations anciennes ou renouvelées que nous entretenons avec les
nations arabes. Dans ces conditions, notre politique est, et a
été d’abord, de conseiller – autant que faire se peut – la
sagesse avant tout, et ensuite d’essayer de promouvoir ou de
contribuer à promouvoir un règlement qui permette à l’Etat
d’Israël de vivre en paix à l’intérieur de frontières reconnues
et garanties, en même temps qu’il assurerait la solution de
problèmes humains et politiques que posent l’existence et les
droits des populations palestiniennes. (…) J’ajoute que la
France n’oublie rien non plus, et qu’elle n’oublie pas en
particulier, le martyre qui a été infligé par le régime nazi aux
Juifs dans tous les pays occupés et particulièrement aux Juifs
français. » Georges Pompidou évoquait par la suite
l’embargo total décrété par la France sur toutes les expéditions
d’armes à destination des pays du Moyen-Orient dénommés comme
étant les pays du « champ de bataille ». Ni l’Irak ni
la Libye ne faisaient évidemment partie des pays du champ de
bataille. Les relations avec l’Irak avaient repris du temps même
du général de Gaulle, à l’occasion d’une visite à Paris du
général Aref, mais demeuraient quelque peu perturbées par une
succession de coups d’Etat à Bagdad. En revanche c’est Georges
Pompidou qui inaugura une relation très étroite avec la Libye de
la révolution kadhafiste. En effet, deux bases britanniques et
une base américaine avaient été priées de plier bagage et,
Tripoli n’était certes pas disposée à s’incorporer dans la
politique soviétique, ce qui nous ouvrait un important champ de
coopération qui alla jusqu’à la présence de trois mille
coopérants français en Libye.
André Fontaine, alors rédacteur en chef du Monde,
publia en effet dans ce journal, une série d’articles sous le
titre « Une dernière chance pour les Neuf » (6). Ce
contournement par voie journalistique montrait, une fois de
plus, que la poursuite de notre politique proche-orientale
n’allait pas sans dommage dans une opinion très influencée par
les groupes de pression que l’on sait. Les agressions que subit
à cet égard Georges Pompidou – notamment lors de son passage à
Chicago et du fait du détournement des vedettes de Cherbourg
(qui étaient sous embargo) –, furent si maladroites qu’elles
n’eurent pour effet que de le raidir.
Lorsqu’au lendemain de la guerre des Six Jours, je me rendis
pour la première fois, guidé par mon regretté ami Pierre Rossi
(qui était parfois plus pro-arabe que les Arabes eux-mêmes),
dans les principales capitales de la région (Le Caire, Damas,
Beyrouth, Amman), on me tint à peu près partout le même
discours, en raison sans doute des opinions qu’on connaissait de
moi, et dans cette empreinte, qu’a évoquée Dominique de
Villepin, laissée par la France et plus particulièrement par le
général de Gaulle dans cette région : « La question, pour
nous, est maintenant de savoir si nous allons faire du
‘‘gaullisme’’ ou du ‘‘pétainisme’’. Propos que je ne
manquais pas de rapporter au général de Gaulle lorsqu’il me
reçut à mon retour, en février 1969 (7).
L’honnêteté est de dire que le Général avait déjà des doutes sur
la fermeté égyptienne. Mon verbatim indique que je dis alors au
Général : « - Je ne comprends pas que les Israéliens vous en
veuillent au point où ils le font. Dans votre conférence de
presse de novembre 1967, qui les a mis dans un état si
passionnel, en fin de compte, quand on regarde de près, vous
leur accordez tout ce pourquoi ils prétendent avoir fait la
guerre : d’éventuelles rectifications de frontières, la libre
circulation dans le Canal de Suez et dans le Golfe d’Akaba, une
reconnaissance au moins de fait de leur existence. » A quoi
le Général me répondit, glacial « - Oh, vous savez, ils
mettent dans leur poche » – et il fit le geste de mettre
dans sa poche. On notera que c’est la même position que prendra
Georges Pompidou dans la conférence de presse que nous venons de
citer.
Il convient peut-être de donner un bref aperçu des évolutions
que connut cette politique au cours des présidences suivantes.
Le Général puis Pompidou avaient soupçonné Nasser d’être tenté
par des concessions qui aboutiraient à isoler le drame
palestinien au point que Pompidou me dit un jour, Sadate ayant
succédé à Nasser et souhaitant le recevoir au Caire : « Je
ne cautionnerai pas la capitulation égyptienne. » On me
pardonnera une incidente. Il arrive en effet que nos amis arabes
nous demandent plus qu’ils ne se demandent à eux-mêmes. En
juillet 1976, André Malraux me dira : « Il n’y a pas plus
d’unité arabe qu’il n’y a d’unité européenne. La Ligue arabe n’a
jamais fait preuve de son existence. Lorsque j’ai été au Caire,
Nasser m’a dit : ‘‘Il n’y a pas un seul dirigeant arabe qui,
s’il avait le choix entre me tuer et écraser Israël ne choisisse
de me tuer’’. Alors je trouve que les Israéliens ne se
débrouillent pas si mal – pour l’instant. La suite est une autre
affaire. »
Giscard d’Estaing :
la déclaration de Venise
Valéry Giscard d’Estaing reçut Sadate se rendant à Camp David,
mais ne le reçut pas au retour. La France n’approuvait pas alors
les manœuvres israéliennes visant à établir des paix séparées
avec chacun de ses voisins arabes, pressentant que cela
aboutirait à isoler le problème palestinien afin de le réduire,
ce qui ne manqua pas d’arriver. Nous savons, grâce à la
remarquable communication du professeur Maurice Vaïsse que, dès
le 22 octobre 1968, le général de Gaulle, recevant le roi
Hussein de Jordanie, lui déconseille « une attitude
dispersée des Arabes » et le met en garde contre toute paix
séparée avec l’Etat hébreu. Par la suite, en 1980, la diplomatie
française parvint à faire adopter par ses huit partenaires de la
Communauté européenne une déclaration, dite « déclaration de
Venise », qui pour la première fois parvenait à poser les
principes d’une politique européenne au Proche-Orient découplée
de la politique américaine, dont il était d’ores et déjà évident
qu’elle n’aboutirait à rien. Malheureusement, le premier acte
diplomatique d’importance accompli par François Mitterrand après
son élection en mai 1981 fut d’informer, à Bruxelles, nos
partenaires que la France ne cautionnait plus cette déclaration
qui, pourtant, avait marqué un tournant essentiel dans ce qui
aurait pu être une véritable politique de l’Europe dans cette
région. Le président Mitterrand se rendit peu après en Israël et
s’imagina avoir compensé ce recul diplomatique en proclamant à
la Knesset (comme le fera plus tard le président Sarkozy) la
reconnaissance par la France de l’absolue nécessité de faire
exister un « Etat palestinien ». C’est peu de dire que
cette pétition de principes n’eut jusqu’à présent aucun effet,
d’autant qu’on ne se hasardait pas à définir ce que pourrait
être cet Etat géographiquement enclavé et morcelé, quelles
seraient ses frontières, si celles-ci auraient une continuité
territoriale, et de quels moyens vivrait-il ?
La diplomatie française
n’a plus le moyen
de jouer un rôle qui lui appartienne
Le président Chirac, quant à lui, tenta de revenir à la ligne
définie par le général de Gaulle et par Georges Pompidou, mais
il le fit, comme tout ce qu’il fit, de façon parfois erratique.
Il renforça les liens de la France avec l’Irak et, tant qu’il
fut Premier ministre de Valery Giscard d’Estaing, également nos
liens avec la Libye. Il est permis de citer à cet égard le
communiqué commun issu de sa rencontre avec le commandant
Abdessalam Ahmed Jalloud en date du 22 mars 1976 : « Les
deux parties estiment que le dialogue euro-arabe ne peut être
isolé des questions politiques qui les concernent et doit être
fondé sur le principe du respect mutuel et de la coopération. Le
succès de ce dialogue renforcera le rôle des peuples arabe et
européens dans le monde et augmentera leur capacité de prendre
des décisions sur les principales questions concernant leurs
intérêts mutuels. Les deux parties considèrent que l’accord de
la partie européenne à la représentation de l’OLP dans les
instances du dialogue telle qu’elle est actuellement assurée est
une décision positive. En ce qui concerne le conflit du
Proche-Orient, les deux parties ont procédé à un examen de la
situation actuelle et la France a réaffirmé ses positions
traditionnelles et connues concernant notamment la nécessité de
prendre pleinement en considération les droits légitimes du
peuple palestinien. »
On retiendra surtout à cet égard l’action énergique qu’il mena
avec Dominique de Villepin pour empêcher que l’agression
américaine en Irak, en 2003, fût cautionnée par le Conseil de
sécurité. La diplomatie française ne sembla pourtant pas vouloir
tirer toutes les conséquences d’une position qui l’avait mise
exceptionnellement en flèche. Aussi peut-on s’interroger
sur cette période de « retournement » – pour reprendre
l’expression et la démonstration de Richard Labévière (8),
qui vit la diplomatie française aller au-delà même de ce à quoi
s’attendaient les Américains en faisant voter par le Conseil de
sécurité la résolution 1559, exagérément hostile à la Syrie, et
impliquant un désarmement du Hezbolla, entre temps devenu force
politique reconnue, sans pouvoir préciser à quelles forces
pourrait bien être confié ce désarmement : à l’armée libanaise,
peut-être ? C’est une plaisanterie. En vérité, depuis
l’invention de ce qu’il est convenu d’appeler le « Quartet »,
la diplomatie française n’a plus le moyen de jouer un rôle qui
lui appartienne, d’autant que l’Union européenne ne parvient pas
elle-même à y jouer le sien, et tant il est vrai,
malheureusement, que lorsqu’elle parle d’une seule voix, c’est
pour ne rien dire, sinon des platitudes préfabriquées, et
surtout que cette formule du « Quartet » est
exclusivement manipulée par les Etats-Unis et leurs illusions en
matière de « Grand Moyen-Orient ».
PSR
* Ecrivain, ancien Commissaire général à la langue française
(1984-1987).
Notes :
(1)
Julliard éd..
(2)
Cf. Le Monde, 29 février 1969.
(3)
Histoire de France, « Le XVIe siècle », II, 15.
(4)
La question d’Orient, Paris, 1914.
(5)
Paul Balta, Claudine Rulleau, La politique arabe de la France,
Sindbad, Paris, 1973.
(6)
Le Monde, 17 au 20 novembre 1973.
(7)
Cf. Les Septennats interrompus, Laffont. 1977.
(8)
Cf. Le grand retournement, Bagdad-Beyrouth, Seuil, 2006.
© G. Munier/X.Jardez
Publié le 21 février 2011 avec l'aimable
autorisation de Gilles Munier
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