Opinion
La liquidation
du chef militaire des rebelles libyens :
un coup dur pour l'Otan
Mohamed Tahar Bensaada
Lundi 1er août 2011
L’impasse militaire dans
laquelle se trouve le conflit libyen,
plus de quatre mois après le début de
l’intervention occidentale, risque de se
compliquer davantage pour les forces de
l’Otan après l’élimination du chef des
rebelles, le général-major Abdelfattah
Younes, dans des conditions qui restent
à élucider. Si sur un plan strictement
militaire, cette élimination ne devrait
pas changer grand-chose dans la
stratégie de l’Otan en Libye, en
revanche, elle risque de rendre encore
plus étroite la marge de manœuvre
politique des capitales occidentales
impliquées dans le conflit.
Cela fait déjà quelques
semaines que les dirigeants occidentaux
se sont rendus à l’évidence que la
rébellion était incapable de prendre
militairement Tripoli malgré l’armement
reçu, la couverture aérienne des forces
de l’Otan et la présence à l’Est du pays
de conseillers militaires et de
barbouzes occidentaux. La déception des
capitales occidentales qui pariaient sur
un effondrement rapide du régime de
Kadhafi ne les a pas pour autant
ramenées à la raison.
La feuille de route de
l’Union africaine appelant à un
cessez-le-feu immédiat sous surveillance
internationale suivi d’un dialogue
politique inter-libyen en vue
d’organiser une transition démocratique
dans le cadre de la préservation de
l’indépendance et l’intégrité
territoriale de la Libye, est
superbement ignorée même si les
capitales occidentales font croire
qu’elles planchent sur une « issue
politique » à la crise libyenne. Les
discours diplomatiques sont vite suivis
de l’intensification de la pression
militaire sur les forces loyalistes.
L’évolution de la donne
militaire sur le terrain et le dynamisme
de la diplomatie sud-africaine, qui a
réussi à arracher à Kadhafi son
effacement du futur dialogue politique
et donc de la future reconfiguration de
la scène politique libyenne, n’ont
malheureusement pas réussi à convaincre
les puissances occidentales de la
nécessité de privilégier une solution
politique au conflit. En revanche, ils
ont fini par démasquer le jeu perfide de
ces puissances que les médias à la solde
du capital et des pétromonarchies du
Golfe ont cherché à draper sous des
oripeaux humanitaires alors que la
guerre menée par l’Otan apparaît de plus
en plus comme une guerre menée en
violation flagrante des résolutions
onusiennes 1970 et 1973. En effet,
l’objectif n’est plus la protection de
la population civile par l’interdiction
aérienne de toute avancée des troupes de
Kadhafi mais bien une offensive
militaire assurant la protection
aérienne de forces rebelles soutenues
par des puissances étrangères en vue
d’un changement de régime politique, ce
qui constitue en soi une violation
flagrante de la Charte des Nations
unies.
Sarkozy et Juppé ne
ratent aucune occasion pour prétendre
que si la France et ses alliés n’étaient
pas intervenus, Kadhafi aurait massacré
la population de Benghazi. A supposer
que cela ait été à un moment vrai,
pourquoi n’arrêtent-ils pas la guerre
maintenant puisque la réalité du
terrain, après cinq mois de guerre
fratricide et de bombardements
occidentaux, recommande que les Libyens
doivent se mettre autour d’une table
pour trouver une solution politique
consensuelle qui garantisse leur
autodétermination politique sans
ingérence étrangère ? En fait, à chaque
fois que les tentatives de médiation-
africaine, turque, russe et autres-
semblent se rapprocher d’un
cessez-le-feu, les capitales
occidentales, surtout Paris, font
pression sur leurs marionnettes de
Benghazi pour les amener à rejeter
l’offre de négociations.
Nouvelle tactique de l’Otan
Et pour cause. Les
puissances occidentales sont allées trop
loin dans leur guerre contre le régime
de Kadhafi pour permettre aux gens de
Benghazi de s’arranger avec les gens de
Tripoli qui restent fidèles au régime de
Kadhafi. Ces puissances savent que toute
solution qui reviendrait à marginaliser
le CNT ou à laisser la part trop belle
aux gens de Tripoli risque de leur
coûter cher, stratégiquement et
économiquement parlant, dans le futur.
La reconnaissance du CNT comme
« autorité gouvernementale » par les
puissances occidentales au moment même
où ces dernières arrivent à la
conclusion de son impuissance militaire,
outre qu’elle s’apparente à un holdup
financier à main armée, n’est pas le
moindre des paradoxes de cette guerre.
C’est dans ce cadre
qu’il faut comprendre la nouvelle
orientation tactique des opérations
militaires de l’Otan en Libye. Cette
nouvelle orientation prend acte de
l’impasse militaire sur le terrain comme
l’a avoué, la semaine dernière, lors de
sa dernière conférence de presse avant
son départ à la retraite, le chef
d’état-major interarmées américain,
l’amiral Michael Mullen. Elle consiste
essentiellement à intensifier la
pression militaire contre Tripoli dans
l’espoir de provoquer un soulèvement
populaire contre le régime de Kadhafi.
Les frappes ciblant des bâtiments civils
et l’embargo humanitaire qui frappe
Tripoli et sa région, ne sont pas un
hasard ni un résultat collatéral de la
guerre mais des actes délibérés de
violation du droit international
humanitaire en vue de pousser la
population à se soulever contre le
régime.
Les stratèges de l’Otan
sont arrivés à cette nouvelle tactique
après s’être rendus à l’évidence que les
troupes rebelles ne viendront pas à bout
des forces loyalistes dont la
combativité- inattendue par les
Occidentaux- prouve chaque jour
davantage qu’elles ne se battent pas
tant pour Kadhafi que pour des raisons
tribales, régionales et/ou patriotiques
plus fortes. Cette conclusion a été
tirée il y a quelques semaines alors que
le Général-major Abdelfattah Younes
dirigeait encore l’armée hétéroclite des
rebelles. Son unité appelée « Saiqa »
était considérée comme l’unité la plus
professionnelle et la mieux aguerrie au
sein d’une armée composée en majorité de
miliciens inexpérimentés. Qu’en
sera-t-il maintenant qu’il a été liquidé
avec ses deux adjoints dans une
opération qui a tout l’air d’un guet-
apens tendu par une fraction rivale au
sein de la rébellion de Benghazi ?
Mauvaises perspectives pour l’Otan
Les premiers indices qui
ont suivi l’annonce de la mort du
général Younes ne sont guère rassurants
pour les capitales occidentales. Les
hommes de la « Saiqa » ont quitté leurs
postes à l’entrée du port pétrolier de
Bréga et ont foncé vers Benghazi où ils
auraient échangé des coups de feu avec
d’autres rebelles de la capitale de
l’Est. Mais le plus grave est que la
puissante tribu des Obeidi dont était
originaire le général Younes semble
avoir mal pris la nouvelle de son
élimination et ne paraît guère croire la
version de son assassinat par des agents
de Kadhafi, version qui n’a même pas été
retenue par le CNT dont le président a
fait endosser l’assassinat par une
fraction « incontrôlée. » En effet, il
est de notoriété publique que le général
Younes n’avait pas que des amis parmi la
rébellion de Benghazi.
Une partie du CNT lui
reprochait son passé au sein du régime.
Compagnon de la première heure de
Kadhafi, il a été notamment chef des
forces spéciales durant de longues
années avant d’occuper les postes de
ministre de la défense et de
l’intérieur. Même s’il avait rejoint la
rébellion dès les premiers jours,
certains n’hésitaient pas à voir en lui
un « agent double ». Les motifs de sa
convocation par une commission judicaire
à Benghazi n’étaient pas clairs.
Officiellement, il s’agissait de
l’interroger sur les raisons de
l’enlisement de la rébellion sur le
front de Bréga qu’il dirigeait
personnellement. D’autres sources
affirment qu’il devait être interrogé à
propos de contacts secrets qu’il aurait
eus avec le régime de Kadhafi. Cette
dernière version paraît assez plausible
puisqu’il aurait été intercepté et tué
sur le chemin, avant d’arriver sur le
lieu où il devait être interrogé.
L’élimination du général
Younes risque dans ces conditions de
raviver les luttes intestines au sein
d’un groupement hétéroclite composé d’
« islamistes », de « libéraux », de
« monarchistes », un groupement
d’incapables infiltrés par des agents du
MI5, de la CIA et du Mossad et porté à
bout de bras par des puissances
étrangères qui risquent de se retrouver
plus tôt que prévu devant une guerre
civile politico-tribale ouverte sur tous
les scénarios possibles, y compris celui
qui verrait des radicaux affiliés à la
nébuleuse d’Al Qaida se mettre de la
partie avant le coup d’envoi du sifflet
de l’arbitre américain ! On comprend
dans ces conditions l’inquiétude qui
s’est emparée des capitales occidentales
après cet assassinat. Le Département
américain a rappelé qu’il s’agit d’un
coup dur porté à la rébellion et a
invité les composantes de cette dernière
à la solidarité et à l’union.
En effet, le scénario
d’une guerre politico-tribale dans
laquelle seraient impliqués les
bataillons d’Al Qaida, s’il était
peut-être savamment calculé par les
apprentis-sorciers qui arment et
entraînent aujourd’hui les « Chabab »
dans un agenda aux contours et au timing
flous pour mieux les utiliser comme
épouvantail dans l’après-Kadhafi en vue
de justifier une intervention permanente
et une base de l’Africom dans le désert
libyen, risque aujourd’hui de devenir un
malheureux boulet aux pieds de l’Otan.
En effet, la
précipitation de la perspective d’une
guerre politique et tribale dans le
tiers oriental du pays contrôlé par la
rébellion et ses sponsors occidentaux –
avant la chute du régime de Kadhafi-
risque de contrarier des plans déjà mis
à mal par la précipitation et
l’interférence électrique d’intérêts et
de parties fort divergents. D’une part,
elle pourrait ouvrir les yeux à la
population libyenne sur les risques de
guerre fratricide et de désordre qui
l’attendent au cas où le CNT arrivait au
pouvoir et favoriser son retournement
contre les faux « libérateurs » de
Benghazi dont les violations des droits
de l’Homme ont fini par alerter même le
très conservateur sénateur républicain
John McCain qui a invité fermement ses
amis du CNT à cesser ce genre de
dépassements sous peine de s’aliéner le
soutien américain et atlantique !
D’autre part, cette
sombre perspective risque de donner du
grain à moudre aux forces libyennes,
africaines et internationales qui
militent en faveur d’un cessez-le-feu
immédiat et d’une solution politique
fondée sur le dialogue inclusif
inter-libyen. Avant qu’il ne soit trop
tard.
Mohamed Tahar
Bensaada, Enseignant-chercheur
Publié le 1er août 2011 avec l'aimable
autorisation d'Oumma.com
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