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Pourquoi je suis
contre la capture d'Assange
Mikhaïl Rostovski
Julian
Assange - Photo RIA Novosti © AFP/ Carl
Court
Jeudi 23 août 2012
Source :
RIA Novosti
On dit que la vie
d'un homme est une pièce de théâtre.
Mais dans la vie de certains chanceux,
divers genres se succèdent avec une
rapidité vertigineuse. Le plus notable
"prisonnier d'ambassade" de notre
époque, Julian Assange, en fait partie.
Assange est le "bon
gars" classique, le héros irréprochable
du drame politique sur le "droit de la
société de savoir". Le personnage
négatif d'une pièce sur le thème social
sur un prédateur sexuel. Le figurant
d'un intermède policier avec le titre
symbolique "Scotland Yard Brake". Et
voici la réincarnation finale de Julian
Assange pour une longue période: le
grand révélateur de secrets mondiaux
s'est transformé en un héros central
d'un feuilleton TV latino-américain avec
un léger penchant politique.
En écoutant les philippiques des
présidents de
l'Equateur et du Venezuela adressées
au Royaume-Uni, du genre "vous vous
moquez du droit international et vous ne
respectez pas les droits de l'homme",
j'ai du mal à me retenir d'éclater de
rire. Ajoutez aux discours de Rafael
Correa et d'Hugo Chavez l'expression
soviétique "et vous, vous lynchez bien
les noirs chez vous", et toute cette
histoire atteint définitivement le
niveau de la farce.
Cependant, la vie réelle est toujours
trop à l'étroit dans les limites d'un
seul genre scénique. D'après moi, les
hommes politiques latino-américains qui
ont du tempérament ont raison quelque
part.
"D'après la loi sur le statut des locaux
diplomatiques et consulaires de 1987,
une ambassade peut être privée de son
statut diplomatique si elle cesse
d'utiliser le sol britannique pour
remplir les termes de sa mission ou à
des fins consulaires": cette phrase
bureaucratique ennuyeuse tirée de la
lettre du ministère britannique des
Affaires étrangères envoyée à l'Equateur
est en réalité une véritable bombe
politique à retardement. Une bombe qui
peut exploser n'importe quand et
n'importe où.
La loi de 1987 n'a pas été adoptée au
Royaume-Uni par hasard. Trois ans
auparavant, Londres s'est retrouvé dans
une situation où la police n'a eu pas
d'autre choix que d'assiéger une
ambassade étrangère.
En 1984, la Libye était en pleine
"révolution culturelle" locale. Les
institutions gouvernementales
officielles ont été supprimées et
remplacées par des comités
révolutionnaires – la Libye était
devenue un "Etat des masses".
Pour l'ambassade libyenne de Londres
(oups, pardon – le Bureau populaire
libyen de Londres) cela signifiait la
chose suivante: en février de la même
année les diplomates professionnels ont
été renvoyés de l'ambassade. Ils ont été
remplacés, évidemment avec l'approbation
du dirigeant libyen, par les étudiants
fidèles à Kadhafi du comité
révolutionnaire local.
Le 17 février 1984, cela a provoqué une
tragédie. Ce jour-là, les opposants à
Kadhafi du Front national pour le salut
de la Libye ont organisé une
manifestation devant l'ambassade. Les
"étudiants révolutionnaires" ont averti
les autorités britanniques de leur ferme
intention d'organiser une
contre-manifestation.
C'est la raison de la présence sur la
place d'un grand nombre de policiers.
Tout à coup, une rafale a été tirée
depuis l'ambassade. 11 personnes avaient
été touchées par balle. Une policière de
26 ans, Yvonne Fletcher, a été blessée
au ventre. Son fiancé, qui était
également policier, est immédiatement
venu à son secours. Mais une heure plus
tard la jeune femme est décédée à
l'hôpital.
La radio libyenne à Tripoli a
immédiatement annoncé que la mission
diplomatique libyenne de Londres avait
fait l'objet d'un assaut armé. Et pour
se protéger contre cette "terrible
attaque terroriste" les gardes du
bâtiment ont utilisé les armes en état
de légitime défense.
Le président de l'Equateur devrait
prendre note que même après ce crime
cruel et cynique, personne n'a pris
d'assaut l'ambassade libyenne. La police
l'a simplement assiégée. Et 11 jours
plus tard, tous les "diplomates" libyens
ont été expulsés du Royaume-Uni.
Le meurtrier d'Yvonne Fletcher n'a pas
été traduit en justice. On suppose qu'il
a quitté l'ambassade immédiatement après
avoir tiré.
Et maintenant, posons-nous la question:
est-ce que la loi de 1987 est applicable
dans la situation actuelle avec Assange?
Le "grand révélateur" n'a tué personne.
Les chances qu'il commence à tirer sur
tout ce qui bouge depuis le balcon de
l'ambassade de l'Equateur sont nulles.
D'autant qu'en devenant "l'invité des
diplomates équatoriens", Assange s'est
puni lui-même. Désormais, hormis sa
remise aux autorités britanniques, il
n'a que trois solutions.
a) Vivre à l'ambassade pendant de
longues années. De facto, c'est une
assignation à résidence pas très
différente de la confortable prison
suédoise (pour bien des raisons je ne
crois pas beaucoup à la remise d'Assange
aux Etats-Unis et à sa condamnation à la
peine capitale).
b) Tenter de se glisser entre les
"limiers" britanniques et réussir à fuir
en Equateur. Je pense que les "limiers"
britanniques seront sur le coup. La ruse
du déguisement ou du voyage dans le
coffre d'une voiture diplomatique n'a
pas beaucoup de chances de réussir.
c) Changement de gouvernement en
Equateur.
Le renversement de présidents en
Equateur est une sorte de sport
national. Voici un bref résumé de
l'histoire du système gouvernemental
équatorien des dernières années.
Le président Bucaram a été destitué par
le Congrès pour incapacité mentale à
exercer le pouvoir. Le président Jamil
Mahuad a été renversé suite à un coup
d'Etat militaire. Le président Gustavo
Noboa a obtenu l'asile politique de la
part de la République dominicaine. Le
président Lucio Gutiérrez a été destitué
pour "ne pas avoir rempli ses devoirs
constitutionnels".
Le président Rafael Correa paraît en
plutôt mauvaise posture dans ce
contexte. Il dirige le pays depuis plus
longtemps que quiconque au cours des
dernières décennies: plus de cinq ans.
En 2010, Correa a même survécu à une
tentative de coup d'Etat.
Mais tout peut arriver. Au vu des mœurs
politiques locales très chaudes, Rafael
Correa pourrait à tout moment devenir
ex-président. Ce qui ferait d'Assange un
ex-invité de l'ambassade équatorienne.
Le successeur de Correa ne partagerait
pas forcément son attitude très négative
envers les Etats-Unis. Et si, au
contraire, il voulait marquer des points
aux yeux des USA?
On se demande alors pourquoi Londres a
eu besoin d'en faire tout un plat et de
faire allusion à une éventuelle
extraction de force d'Assange de
l'ambassade équatorienne. On l'ignore.
En revanche, les conséquences
envisageables des propos imprudents du
ministère britannique des Affaires
étrangères sont très claires.
La politique internationale est
construite sur des précédents. Et le
Royaume-Uni, à défaut d'en être la mère,
est la patrie de tous les précédents, un
modèle de conduite dans les procédures
internationales.
Et maintenant, imaginons qu'un certain
dictateur du Tiers monde décide de
fouiller à l'intérieur d'une ambassade
étrangère. Désormais, il a un prétexte
idéal: même la Grande-Bretagne a menacé
l'Equateur de prendre d'assaut son
ambassade. Alors que voulez-vous de
nous, un pays simple et jeune?
Un scénario cauchemardesque pour tous
les diplomates du monde, n'est-ce pas?
Pour cette raison, je suis heureux de
voir que le MAE britannique se soit
arrêté à temps et se distance
actuellement de tout plan de capturer
Assange par la force.
Paris valait peut-être bien une messe.
Mais certainement pas Julian Assange.
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