|
Ha'aretz
Des beignets de falafel farcis au gruyère
Michael Palti
in Haaretz, 2 septembre 2008
Le chef Stefan Frouat Deveaux, qui a déjà fait son apparition à
l’émission culinaire télévisée israélienne « Combat de
couteaux » (Krav Sakinim, en hébreu), est venu en Israël à la
fin du mois d’août et il a consacré une grande partie de sa
visite à faire le tour des marchés de Nazareth. Il en a profité
pour rencontrer Hussam Abbas, le chef cuisinier du restaurant
al-Babour [le « babour », en dialecte arabe oriental, désigne le
« primus stove » anglais : c’est un réchaud à alcool à
pression : avant de s’en servir, on pompe, comme avec une sorte
de pompe à vélo, afin d’initier le processus de haute pression
qui fait de cet appareil très simple un redoutable appareil de
cuisson… ndt], dans le Wadi Ara. « A chaque fois qu’il vient en
Israël, il achète de grandes quantités de ‘frikéh’(gruau de blé
vert – ce mot est sans doute à l’origine du mot argotique ‘le
fric’, désignant l’argent, ndt), qui est soumis à un processus
de fumage afin d’en assurer la conservation – un produit qu’il
soumet à toutes sortes d’expérimentations culinaires », explique
Abbas. « Il aime aussi jouer avec le kadif, un mélange
d’aubergines et de poivrons grillés. Stefan est tout simplement
amoureux de la cuisine arabe. Il a acheté pour 2 000 nouveaux
shekels d’épices… »
Abbas, un vétéran de la cuisine, voit l’admiration pour la
cuisine arabe palestinienne qui fait florès depuis deux ans,
avec une certaine surprise. Cela lui semble un tantinet
ridicule. « Nous cuisinons des plantes sauvages et tout ce qui
pousse dans notre jardin depuis des années, mais cette cuisine
n’est devenue à la mode seulement aujourd’hui : il a fallu que
Stefan vienne de France, et fasse cuire de la ‘frikéh’ »,
explique-t-il, goguenard. « Nous assaisonnions notre salade avec
de l’arugula [la roquette, ndt] depuis des lustres, et voilà que
maintenant, la cuisine américaine découvre la roquette…
Décidément, les gens ne voient pas ce qu’ils ont là, sous leur
le nez… »
La cuisine arabe a commencé à révéler ses multiples facettes aux
Israéliens, qui pensaient que tout ce qu’elle avait à offrir se
résumait à de la viande en brochettes, ainsi qu’au hommos et aux
mezzés servis dans les cafeterias des stations-services. Mais
les épices, les produits et les méthodes de cuisson
caractéristiques de la cuisine arabe sont en train de s’imposer
sur la carte des grands chefs israéliens ; l’esprit consistant à
cuisiner les produits de saison et les produits locaux est
caractéristique de cette cuisine, que l’on remet au goût du jour
dans une cuisine fusionnelle et dans des plats réservés aux
gourmets. Les grains de grenades, les feuilles de khubbeïzéh
(mauve) et de moutarde relèvent les plats [palestiniens] depuis
des siècles, mais un intérêt nouveau les fait apparaître en
bonne et prestigieuse place, à côté des entrecôtes et autres
crèmes brûlées…
Liora Gevion, qui a étudié la cuisine arabe en Israël, décrit
dans son ouvrage ‘Be’gova Habeten’ (éditions Carmel) les
nombreuses barrières qui ont empêché la cuisine arabe d’être
acceptée par la population juive. Elle pense que pour
l’essentiel le caractère absolument unique en son genre de la
cuisine palestinienne provient du fait qu’elle est entièrement
entre les mains des femmes, et que cela explique aussi dans une
très large mesure pourquoi cette cuisine ne s’est pas répandue
dans d’autres populations. « Grâce aux nombreuses fêtes
familiales auxquelles nous avons participé, nous avons appris
pas mal de choses », dit Abbas, ajoutant que ce sont les femmes
de sa famille qui lui ont appris à faire la cuisine.
L’enthousiasme des Israéliens pour la cuisine arabe indique-t-il
que la coupure entre les deux peuples a commencé à s’estomper,
ou bien s’agit-il plutôt d’un snobisme israélien vis-à-vis des
Arabes ? La réponse dépend de qui la personne à laquelle vous
posez la question…
La chef (israélienne) Dorit Ohana propose, depuis quelque temps,
des plats saisonniers et organiques, sous le nom de Vegedora,
dans lesquels l’influence de la cuisine palestinienne est
palpable. Son menu, qui comporte des cubes d’aubergines ‘baladi’
(littéralement : du cru), de chou-fleur, et des boules de tofu
[un dérivé du soja, utilisé en cuisine végétarienne, ndt], des
légumes farcis avec du riz et des herbes et des pâtes au blé
entier, est modifié chaque jour. Deux ou trois fois dans
l’année, Ohana organise des ateliers de cuisine avec des
représentants de la cuisine palestinienne aussi prestigieux
qu’Habib Daud du restaurant Ezba [une ‘ezbah’ est une ferme
prestigieuse d’un riche propriétaire terrien, en Egypte, ndt],
de Kafr Rama, en Haute Galilée. Le 7 septembre, un atelier sera
organisé autour du chef Uda Abu el-Haweh, de Jérusalem-Est. Mme
El-Haweh est spécialiste ès plats transis de génération en
génération dans les familles, « des plats que les Israéliens ont
encore à découvrir ». « Après tout, il s’agit de plats composés
à partir d’aliments produits ici… », explique-t-elle. « C’est la
cuisine la mieux adaptée à la région dans laquelle nous vivons,
et c’est la raison pour laquelle cette cuisine m’intéresse
tellement… »
Hammudi Shahbani a passé quant à lui près de deux décennies à
suivre les changements dans la cuisine arabe en Israël, et il
reconnaît avoir décelé une nouvelle tendance, depuis deux ans.
Shahbani et son épouse, Leila, opèrent au Bayit Mispar 3 (La
Maison numéro 3), dans la rue Amiad, à Jaffa. Le couple a acheté
cette maison vide, voici dix-huit ans de cela, et il l’a rénovée
petit à petit, en veillant à lui conserver son caractère
originel. « Nous avons grandis tous deux à Jaffa, dans la
cuisine traditionnelle », explique Shahbani, chef infirmier
hospitalier à l’Hôpital Ichilov de Tel Aviv, qui a fait de son
hobby préféré – la cuisine – une profession. Depuis quinze ans,
il organisent des dîners, lui et son épouse, chez lui, pour des
groupes, sa cuisine étant fondée sur les traditions culinaires
locales, avec des variations propres aux Shahbanis
L’ambiance fusionnelle prédomine, dans la vaste maison du
couple, à Jaffa. Le hall d’entrée comporte un mur couvert de
bouteilles de vin, auxquelles font suite des rangées d’assiettes
blanches, et, sur la droite, s’ouvre la chambre des enfants et
le living room, avec ses sièges Foof pour lesl invités, tandis
que sur la terrasse, un jardin sert à servir les repas, durant
l’été. « Quand j’étais gamin, il y avait des légumes et des
fruits que les paysans arabes étaient les
seuls à les produire », explique Shahbani. « Soyons
sérieux : c’est toujours le cas, aujourd’hui. Ainsi, par
exemple, de ces carottes rouges, qui viennent de Gaza, et qui
sont plus acides que les carottes ordinaires. Aujourd’hui, on ne
les trouve que chez certains marchands de légumes de Nazareth,
et pas n’importe lesquels… »
En plus des carottes rouges, il pense que la khubeïzéh (les
mauves), le silan (miel de dattiers) et les kebabs de poisson ne
bénéficient pas (pas encore ?) de l’appréciation qu’ils
mériteraient. « Le mélange de tahinéh (crème de sésame, ndt) et
de silan est appelée dibas, un ancien mets arabe. Ce n’est que
maintenant qu’on commence à servir des desserts avec du silan et
de la tahinéh dans toutes sortes de restaurants, et le message
commence à se répandre… », dit
Shahbani. « Mais c’est le b-a=ba de la cuisine arabe, et
le fait que cela ne devienne populaire seulement maintenant ne
fait que traduire une prise de conscience fort tardive. La
khubeïzéh est un plat très simple à réaliser : vous faites
bouillir les feuilles de mauve, vous [obtenez une sorte de purée
d’épinards à laquelle vous] ajoutez du jus de citron, et vous
servez ça avec du riz (miam !)… Des chefs comme Ezra Kedem et
Erez Komarovsky ont donné à ce plat un réel coup d’envoi… »
Quand les Shahbani ont ouvert leur foyer à des groupes de
dîneurs, il n’y avait qu’une ouverture limitée sur la cuisine
arabe. L’intérêt pour la cuisine locale s’étant accru, les
Hamudi ont développé des plats fusionnels qui ont fini par être
identifiés avec le lieu. Il mentionne, parmi ces plats les
escabèches de poisson accompagnées de mauve et de citron, une
salade de saumon fumé, avec des noix, de la frikéh (gruau de blé
vert), du concentré de grenade (dibs, en arabe, ndt) et du
tamarin, ainsi que la masbaha, qui comporte des aubergines
frites et réduites en purée.
Ces plats conviviaux font connaître la cuisine arabe au public
juif, et cela encourage aussi les cuisiniers arabes à faire
preuve de créativité. Le chef Nabil Ahu, qui dirige l’école de
cuisine Notre Dame à Jérusalem-Est, constate cette tendance de
jour en jour. Son école, qui forme quelque deux cents apprentis,
a déménagé, il y a deux mois, sur un nouveau site. Des écrans
plasmas ont été suspendus au-dessus des plans de travail en
acier inoxydable, et des pompes à vide, ainsi que d’autres
équipements high-tech nécessaires à la cuisine moléculaire, ont
été apportés. « Les étudiants veulent innover, et changer les
choses, à toute occasion », explique M. Ahu. « Un de mes
étudiants a fait une expérience : il a farci des beignets de
falafel (ce sont des beignets préparés avec une pâte à base de
pois chiches concassés, ndt) avec du gruyère et du sumac [cette
épice, de couleur violette, est produite par un arbre local – de
saveur aigrelette, elle remplace souvent le citron dans la
cuisine palestinienne, ndt]. Ils tiennent innover, pour donner
un nouveau visage aux plats qu’ils connaissent depuis toujours,
dans leur famille. C’est ça, le véritable défi que doit relever
tout véritable chef aimant cuisiner… »
Traduit de l’anglais par Marcel
Charbonnier
|