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Ha'aretz
La French Connection
Meir Zamir *
in
Haaretz, 27.06.2008
http://www.haaretz.com/hasen/spages/996684.html
Le 15
décembre 1947, aux environs de treize heures quarante-cinq, une
vingtaine de combattants de la Haganah – la milice juive
clandestine d’avant la création de l’Etat d’Israël – s’empara
d’un camion britannique, au Sud de Saint-Jean d’Acre. Les
hommes, armés, mais habillés en civil, ont confisqué près de
cinq cents kilos de documents, empaquetés dans huit containers
scellés, en acier, et dans douze sacoches de la valise
diplomatique. Ces documents avaient été envoyés par l’ambassade
britannique à Beyrouth au port de Haïfa, à partir duquel ils
auraient dû être expédiés par bateau vers la Grande-Bretagne.
Le camion
fut détourné vers une destination inconnue. Son chauffeur et ses
gardes armés furent retrouvés, plus tard, dans un bâtiment
abandonné, près de Kiryat Ata. Les Britanniques firent tout pour
minimiser l’importance des documents détournés, affirmant qu’ils
ne contenaient, pour la plupart, que des informations
économiques fournies par la mission britannique à Beyrouth, que
dirigeait, durant la Seconde guerre mondiale, le général Edward
Spears. Mais la réaction des Britanniques, des Français et de la
Haganah elle-même à cet événement suggèrent clairement que les
papiers volés dans ce camion étaient extrêmement importants.
Immédiatement après l’incident, le consul de France à Jérusalem
vint à Tel Aviv. Les Français s’y virent remettre des documents
ultrasecrets, d’une grande importance opérationnelle pour eux.
Les autorités mandataires britanniques censurèrent les
informations relatives à l’incident, interdisant aux journaux
britanniques ou hébreux de publier la moindre information au
sujet de cette opération de la Haganah. Les documents furent
finalement restitués aux Britanniques, mais près d’un pourcent
d’entre eux restèrent entre les mains de la Haganah.
Le fait
que la France considérait que ces documents étaient extrêmement
importants et qu’elle souhaitait s’en emparer est suggéré par un
télégramme que le représentant de l’Agence juive à Paris, un
certain Maurice Fischer, envoya, le 11 janvier 1948, demandant
que des négociations en vue du transfert des documents vers la
France soit tenue à Paris, et non pas au vu et au su du Consulat
de France à Jérusalem. L’opération se basait sur une information
reçue par la Haganah, de la part de services français du
renseignement, indiquant que le camion britannique véhiculait un
chargement d’une importance extrême. Cette information avait
apparemment été obtenue grâce à l’aide d’un agent français actif
à Beyrouth jusqu’à la fin juillet 1947, qui fournissait à la
France des documents internes à la légation britannique.
Immédiatement après le détournement du camion, un officier du
renseignement français, déguisé en reporter de France-Soir,
était envoyé à Tel Aviv pour y étudier les documents anglais.
Cet
incident révéla aux services du renseignement britanniques
l’étendue de la collaboration clandestine entre le Yishuv [la
communauté juive pré-étatique en Palestine] et la France. Les
Britanniques prirent des mesures de rétorsion contre les
Français dès le début de la guerre en Palestine. Les armées
arabes ayant envahi le pays, le 15 mai 1948, des agents
britanniques déguisés en légionnaires jordaniens attaquèrent les
bâtiments du consulat français dans la vieille ville de
Jérusalem. Au plus fort des bombardements, en juillet, quatorze
des employés du consulat français furent blessés. Les
protestations de la France tant auprès du Roi Abullah de
Jordanie qu’auprès du Foreign Office ne servirent strictement à
rien. Et même la menace, transmise par le consul français à
Amman, que son pays couperait ses relations avec la Jordanie si
les bombardements se poursuivaient s’avéra inutile.
Graisser
la patte aux Arabes
Beaucoup
de choses ont été écrites au sujet de l’aide des Français au
mouvement sioniste, de 1946 à 1948, en matière d’immigration
juive clandestine, de fournitures d’armes et de relations
publiques [j’ai écrit à ce sujet un article : « Britain’s
Treachery, France’s Revenge » (La Trahison britannique et la
revanche française), qui a été publié dans Haaretz, le 2 février
2008]. On sait fort peu de choses, toutefois, sur la
collaboration de la France avec des institutions sionistes en
matière de renseignement et de diplomatie secrète, dans le cadre
de la lutte contre la Grande-Bretagne et les pays arabes. Des
recherches récentes révèlent que les services français du
renseignement ont réussi non seulement à infiltrer le ministère
syrien des Affaires étrangères, mais aussi à placer un agent au
sein de la légation britannique à Beyrouth, fin 1944.
La
légation britannique à Beyrouth recevait de la correspondance
secrète du cabinet britannique à Londres et du ministère des
Affaires moyen-orientale, sis au Caire. Trois organisations du
renseignement différentes travaillaient également, à la
légation, dont le bureau politique collectait des rapports de
renseignement sensibles provenant d’agents travaillant pour la
Grande-Bretagne dans l’ensemble du Moyen-Orient. Des noms et des
noms de codes d’agents du renseignement (ainsi, par exemple, le
n° 325 était Mohsen al-Barazi, le secrétaire particulier du
président syrien Shukri al-Quwwatli, qui finit lui-même Premier
ministre de Syrie sous le président Husni Zaïm), des reçus de
très importants pots-de-vin donnés par des officiers
britanniques du renseignement à des dirigeants arabes, et des
accords par lesquels divers personnages promettaient de coopérer
avec la Grande-Bretagne : tout cela, et bien d’autres choses
encore, finit entre les mains des services d’espionnage
français.
La France
agissait contre la Grande-Bretagne essentiellement poussée par
son désir de se venger de sa propre éviction de la Syrie et du
Liban, en mai 1945. Plus tard, les Français nouèrent des liens
avec différents mouvements, groupes et personnalités
antibritanniques au Moyen-Orient. Mais, de tous ces liens, ce
fut ceux que les Français nouèrent avec le mouvement sioniste
qui se révélèrent les plus solides et efficients.
Des
annotations de David Ben Gourion dans son carnet de guerre,
ainsi que des rapports émanant de Fischer, le représentant de
l’Agence juive à Paris, fournissent une preuve indirecte du fait
que les Français donnaient à la Haganah des informations tirées
des documents secrets britanniques et syriens. Les liens avec
les institutions sionistes, qui avaient fini par faire de la
France un ami intime de l’Etat d’Israël naissant, commencèrent
par une lettre envoyée par le chef de la Mission française en
Syrie et au Liban, le général Paul Beynet, au chef du
Gouvernement provisoire de la France, le général Charles de
Gaulle, à la fin juin 1945. Dans cette lettre, dont certains des
passages sont publiés ici pour la première fois, Beynet
écrivait :
"Mon
General,
« Dans la crise récente, l’opinion publique, au Moyen-Orient,
est contre nous. Seuls les juifs de Palestine représentent une
exception. Leur préoccupation de voir le danger auquel la France
est confrontée au Levant a créé chez eux un consensus
qu’eux-mêmes considèrent exceptionnel. Le parallélisme entre un
foyer national juif en Palestine et un foyer chrétien au Liban,
qui a toujours été prôné par l’Agence juive, est devenu,
désormais, le leitmotiv de tous. Mes collaborateurs ont été
approchés par les divers côtés, qui offrent leurs services. J’ai
donné des ordres allant dans le sens du maintien de ces contacts
[…].
« Il
semble que, tout au moins au début, le fait de travailler
ensemble ne puisse être que dans notre intérêt. Il devrait
suffire de donner une réassurance verbale, non pas
nécessairement de soutenir le mouvement sioniste et ses
exigences, mais de s’abstenir d’adopter une attitude hostile, en
particulier en matière d’immigration en Palestine. Les
injustices et les souffrances subies par les juifs français sous
l’occupation allemande nous rend difficile l’adoption de toute
autre attitude. De plus, nous pourrions bénéficier, globalement,
de l’excellent réseau de renseignement, de la propagande et même
des actions politiques dans lesquelles sont engagées l’Agence
juive, des groupes de presse juifs et des groupes parlementaires
pro-sionistes. »
Beynet
était un responsable officiel français qui avait joué le rôle
principal dans les relations entre la France et l’Agence juive.
Avant d’être nommé délégué général en Syrie et au Liban, il
avait servi dans la délégation de la France Libre aux
Etats-Unis, où il avait eu l’occasion de mesurer l’étendue de
l’influence des organisations juives. Beynet avait rencontré Ben
Gourion à Beyrouth le 15 octobre 1944. Il savait déjà, à
l’époque, sur la foi de documents britanniques fournis par une
« taupe » française infiltrée à l’intérieur du British office de
Beyrouth, que la Grande-Bretagne avait l’intention de continuer
à imposer son « Livre Blanc » au mouvement sioniste et à
empêcher l’établissement d’un Etat juif indépendant en
Palestine. Cette politique palestinienne s’intégrait dans le
cadre d’un plan secret de la Grande-Bretagne, visant à créer une
Grande Syrie en unifiant la Syrie, la Transjordanie, le Liban et
la Palestine à l’intérieur d’une entité politique unique.
La
Grande-Bretagne s’était vraiment démenée pour faire progresser
ses intérêts au Moyen-Orient. Les documents subtilisés par les
Français révélaient le cynisme avec lequel la Grande-Bretagne
exploitait la « menace sioniste ». Des officiels britanniques de
très haut rang cherchaient délibérément à approfondir les
craintes des Arabes, en insistant lourdement sur le fait que
seule, une coopération de leur part avec la Grande-Bretagne,
pourrait les protéger contre l’invasion judéo-sioniste…
Il faut
prévenir Truman
Début
1945, dans ses rapports envoyés à Paris, Beynet prédisait que si
les Britanniques réussissaient à chasser les Français de Syrie
et du Liban, leur prochain objectif serait de forcer le
mouvement sioniste à accepter une solution qui servît les
intérêts britanniques dans le monde arabe. Fin février, il donna
à l’officier de liaison français à Jérusalem l’instruction de
contacter les représentations de l’Agence juive afin d’explorer
les domaines de coopération possibles. Les Français contactèrent
tout d’abord des représentants de l’Agence juive à Beyrouth,
puis Ben Gourion rencontra les responsables du ministère
français des Affaires Etrangères, à Paris. Ce n’est qu’après la
crise syrienne, toutefois, qu’une coopération pratique fut
engagée.
Au début,
les deux partenaires recherchèrent des moyens de conjuguer leurs
forces en matière de relations publiques, aux Etats-Unis. En
juillet 1945, à la suite de la lettre envoyée par Beynet à de
Gaulle, l’officier du renseignement de la Haganah Tuvia Arazi se
rendit à Paris ; durant la Seconde guerre mondiale, il avait
maintenu des liens étroits avec les agents du renseignement de
la France Libre, au Levant. Arazi voulait formaliser la relation
entre le Yishuv et la France grâce à une rencontre entre
officiers de haut rang des deux parties. Il pensait que Ben
Gourion et Moshe Sharett devraient rencontrer de Gaulle ou au
minimum le ministre des Affaires étrangères Georges Bidault ; De
Gaulle préférait quant à lui charger Bidault des contacts avec
les dirigeants sionistes.
Le
premier test de la capacité de l’Agence juive de jouer sa partie
dans ce marché, tel qu’il fut mis au point lors de conversations
avec Beynet, se produisit durant la visite de de Gaulle aux
Eats-Unis, à la fin du mois d’août de cette année-là. Au début
dudit mois, Arazi rencontra les aides de de Gaulle afin de
coordonner la visite. Quand de Gaulle arriva aux Etats-Unis, les
organisations juives lui avaient préparé un accueil chaleureux
et sympathique, tant à New York qu’à Chicago.
Le
mouvement sioniste bénéficia aussi de cette visite. Un indice
indirect semble indiquer que de Gaulle avait mis le président
Harry Truman au courant de la nature conspiratrice des actions
britanniques au Moyen-Orient, ainsi que sur leur rôle dans la
crise syrienne. Cela ne doit rien au hasard si la célèbre
déclaration de Truman, dans laquelle il formulait son soutien à
l’émigration de plus de 100 000 juifs de camps de réfugiés
européens vers la Palestine pré-étatique, a été rendu publique à
la fin de ce même mois…
Une
deuxième phase, dans l’approfondissement des relations occultes
entre le gouvernement provisoire de de Gaulle et l’Agence juive,
commença en septembre, après que les Français eurent appris par
des documents britanniques et syriens envoyés par leurs agents
que le nouveau gouvernement travailliste britannique
poursuivrait la politique de son prédécesseur au Moyen-Orient, y
compris l’éradication du reste d’influence française en Syrie et
au Liban. Les dirigeants de l’Agence juive, quant à eux,
apprirent que le gouvernement britannique, dirigé par le Premier
ministre Clement Atlee et le ministre des Affaires étrangères
Ernest Bevin, avait bien l’intention de persister dans sa
politique définie dans son Livre Blanc, et d’interdire toute
immigration libre de juifs en Palestine.
Début
octobre 1945, durant sa visite à Paris, Ben Gourion annonça la
création du Mouvement Juif de Résistance, qui unifia toutes les
milices pré-étatiques dans le combat contre les Britanniques.
Cette déclaration, ainsi que l’engagement croissant des
Etats-Unis dans les efforts visant à trouver une solution au
problème juif [sic, ndt] en Palestine, augmentèrent le prestige
du mouvement sioniste aux yeux des Français. Ben Gourion
attachait une grande importance aux relations avec la France, et
il y veillait, les supervisant personnellement. A la
mi-novembre, il rencontra Bidault à Paris, et il fit de la
Ville-Lumière [bôf ! ndt], les deux années suivantes, le
quartier général de son combat contre les Britanniques, en vue
de la création d’un Etat juif en Palestine [plus exactement : à
la place de la Palestine… ndt].
Pétrole
saoudien (whisky et petites pépées)
Une des
révélations des documents britanniques et syriens retrouvés dans
les archives françaises, c’est le fait que la Grande-Bretagne
essayait d’utiliser le soutien apporté par Truman à
l’immigration de réfugiés juifs en Palestine pour convaincre le
Roi d’Arabie saoudite Abdul Aziz al-Saoud de révoquer des
concessions pétrolières accordées à des compagnies américaines
dans son pays. En octobre 1945, des responsables britanniques
demandèrent au président syrien Quwwatli d’intercéder auprès du
roi à ce sujet. Quelques jours plus tard, Quwwatli rapporta la
réponse du roi, dans une lettre envoyée à l’ambassadeur
britannique à Damas, Terence Shone : « Je n’apporterai jamais
mon consentement à une immigration juive en Palestine, qui est
un pays sacré, pour les Arabes. La Russie m’a rassuré : elle
nous soutiendra si nous persistons dans notre position
inébranlable sur cette question. Quant aux Américains, j’ai bien
l’intention de les menacer de retirer les concessions
[pétrolières] que je leur ai accordées. »
Les
Américains, au courant de la conspiration britannique d’après
leurs propres sources, et probablement, aussi, de sources
françaises, furent en mesure de faire échouer le plan. Truman,
qui était personnellement impliqué dans la garantie de la part
de son pays dans les pétroles du Moyen-Orient, fut ulcéré par
les tentatives britanniques de saboter les intérêts américains.
La
collaboration secrète des Français avec l’Agence juive devint
plus intense, y compris aux Etats-Unis, en particulier à travers
certaines campagnes siono-maronites visant à faire du Liban un
pays chrétien indépendant. En 1946-1948, la France resserra ses
liens avec le mouvement sioniste en Amérique et en Israël, et
elle fournit à l’Agence juive des renseignements sur les projets
britanniques et arabes, apportant ainsi une contribution vitale
au processus qui aboutit à la création de l’Etat d’Israël, en
1948.
Soixante
ans après la création de cet Etat, alors que des milliers de
livres et d’articles étaient publiés sur la question, il
n’existe encore à ce jour aucun récit complet des circonstances
régionales et internationales qui entourèrent la fondation
d’Israël, dont, notamment, le rôle joué par la France, en ces
années décisives.
Traduit
de l’anglais par Marcel Charbonnier
[* Le professeur Meir Zamir enseigne à la Faculté des Etudes
Moyen-Orientales à l’Université du Néguev – Ben Gourion.]
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