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Opinion
Schizophrénie
libyenne
Maurizio Matteuzzi
Tripoli, le mardi 1er mars 2011
La situation en Libye est on ne peut plus confuse. Il est
impossible d’avoir une vue d’ensemble et chacun doit donc se
faire son idée en admettant des informations qu’il ne peut pas
vérifier. Le journaliste italien Maurizio Matteuzzi décrit cette
incertitude depuis Tripoli, où il ne voit qu’une partie de la
réalité et ne parvient pas à l’interpréter. « No massacres,
no bombing, no violence » contre les civils. C’est par ces
paroles que Moussa Ibrahim, le porte-parole du gouvernement
libyen, a commencé hier matin son briefing quotidien pour la
presse étrangère (qui maintenant arrive en foule, journalistes
et média étasuniens en tête, conduits par la superstar de CNN
Christiane Amanpour). Pour lui, la tentative de « regime
change style Irak » est pilotée par les « puissances
impérialistes occidentales », qui veulent « le pétrole »,
et par les islamistes, qui veulent faire de la Libye « une
Somalie méditerranéenne ou un Afghanistan » ; l’ « Occident »
et « al Qaeda » se sont emparés « des protestations
pacifiques et légitimes » en faveur des réformes pour semer
« le chaos » en Libye et provoquer déjà « une centaine »
de morts, mais « des deux côtés ». Quant à la résolution
punitive 1970 approuvée par le Conseil de sécurité, pour le
porte-parole, il est inconcevable qu’elle se soit fondée
exclusivement sur des « media reports », engagés —nous
espérons que ceci est désormais clair pour tout le monde, même
pour les détracteurs les plus inconditionnels de Kadhafi— dans
une opération de désinformation comparable seulement à celle,
pour nous en tenir à la plus récente, sur les « armes de
destruction massive » de Saddam Hussein (on parie que si le
Colonel ne tombe pas tout de suite, il y aura bien quelqu’un
pour les trouver en Libye aussi ?).
Vécue —ou du moins vue— de Tripoli, l’évolution de la crise
libyenne donne le vertige. D’ici on veut donner —et dans une
certaine mesure on a— l’impression que la vie quotidienne est « normale »
(et le jour au moins elle l’est) ; que Kadhafi a le « contrôle »
quasi-complet non seulement de la capitale Tripoli, mais de tout
le pays (seule la Cyrénaïque est perdue, les autres ne sont que
des « pockets » poches de résistance, a dit le
porte-parole) ; qu’on « se dirige rapidement vers le retour
au calme et à la paix » (mots de Saif al-Islam, le fils « réformateur »
du Colonel) ; que si le calme et la paix ne sont pas encore
revenus c’est parce que le leader « a donné des ordres
formels de ne pas tirer sur la foule » (bien qu’il ait
qualifié les rebelles de « rats à exterminer ») ; qu’en
tous cas, on cherche une voie de sortie négociée et que lui
—Saif— a déjà lancé un dialogue avec les rebelles ; que si par
contre on cherche la « guerre civile », on l’aura ; que
la protestation et la révolte sont l’œuvre de quelques
fondamentalistes islamistes que le Colonel a toujours traité
sans y aller par quatre chemins, avec éloges et reconnaissances
de ces mêmes leaders démocratiques qui à présent le condamnent
et veulent l’envoyer se faire juger à la Cour pénale
internationale (qu’il y aille, mais après des gentlemen comme
les Bush, les Blair, les Cheney et les Rumsfeld).
Du dehors, du monde extérieur, le scénario, pour nous qui
sommes ici embedded et qui lisons les informations
libyennes sur les agences internationales et les journaux
italiens, est follement opposé. Pour Kadhafi c’est une question
d’heures ; sur les villes libyennes —excepté Tripoli et sa
province natale de Syrte— flotte le drapeau brandi par les
rebelles, noir-rouge-vert qui était celui de la monarchie
sénousite renversée par Kadhafi en 1969 (sans que ne suscite
aucune question le fait que le roi Idris était une marionnette
des Anglais) ; les morts à cause des militaires, des milices et
des « mercenaires africains » ne se comptent plus et
augmentent ou diminuent selon les jours : 300, 1 000, 10 000,
2 000… ; même Tripoli est désormais perdue et Kadhafi ne
contrôle maintenant que la zone de la ville qui est autour de sa
résidence dans le compound militaire de Bab al-Azizia ;
un général passé aux rebelles, Ahmed Gatrani, selon ce qu’écrit
le Washington Post, a mis sur pied une armée à Benghazi
et est déjà aux portes de Tripoli (qui est à plus de mille
kilomètres de la capitale de la Cyrénaïque) sur laquelle il a
déclenché une première attaque dès vendredi dernier, pour le
moment repoussée par les gouvernementaux (et dont les
journalistes ici présents n’ont ni vu, ni entendu le moindre
signe).
Schizophrénie à l’état pur
Est-ce possible ? Possible dans une situation schizophrénique
comme l’est celle qu’on vit quand on est ici à Tripoli.
L’impression en tous cas est que Kadhafi a perdu la partie et
que le cercle autour de lui s’est déjà refermé au niveau
politico-diplomatico-médiatique mondial, et qu’il est en train
de se fermer aussi en Libye. Question de temps et de façons.
S’ils veulent vraiment pousser jusqu’à cette « guerre civile »
dont menace le Colonel et aussi son fils « dialoguant »,
peut-être faudra-t-il plus de temps et, à coup sûr, plus de
morts. Si l’on va vers une sorte d’issue de secours d’une façon
ou d’une autre négociée, la solution pourrait être plus rapide
et moins sanglante.
Le problème en Libye est que, contrairement à la Tunisie et à
l’Egypte, les forces armées ne sont pas un facteur assez fort
(du moins jusqu’à présent) pour se poser en fléau de la balance.
Un autre problème est, contrairement encore à la Tunisie et à
l’Egypte, manquent aussi d’autres facteurs potentiellement
décisifs pour la résolution de la partie : comme par exemple un
syndicat et des partis, et par contre, comme au Yémen et en
Irak, est présente une structure clanique-tribale avec laquelle
il faut compter.
La révolte aussi, jusqu’à présent, ne donnait pas de signes
de pouvoir se constituer en instance politique au-delà de
l’objectif immédiat de chasser Kadhafi, et si l’on ne veut pas
donner crédit à ce que le Colonel crie depuis le début : que les
rebelles en réalité sont agités par la longue main « d’al
Qaeda » ou du moins, ici, en Libye, par les oulémas
fondamentalistes et par leur fidèles qui crient à la sortie des
mosquées contre « Kadhafi, ennemi de Dieu ».
Dimanche, l’ex-ministre de la justice Moustafa Abdeljalil,
passé du côté « du peuple », a présenté à Benghazi un « Conseil
national » composé de civils représentants des villes « libérées »
et de militaires qui ont démissionné. L’objectif déclaré est
d’aller à des « élections libres » d’ici trois mois
(période trop courte pour être vraiment libres et
représentatives). Le porte-parole du Conseil national s’est
empressé de démentir qu’il s’agisse d’un « gouvernement
provisoire », « d’intérim » ou « de transition »,
peut-être pour arrêter dès le départ toute ambition
d’Abdeljalil. Qui pourtant annonce avoir déjà lancé des
négociations avec les « anciens des tribus » et déclare
au journal Quryna —le quotidien semi-indépendant de Saif
al-Islam : autre paradoxe ou signal ?— qu’il « n’y aura aucun
règlement de comptes » indiscriminé.
Même Saif al-Islam dit avoir déjà commencé des négociations
avec le clan et les tribus, dont beaucoup se sont jointes à la
révolte contre le Colonel. Et avoir offert le dialogue « à
l’opposition », offre repoussée par le Conseil national. La
situation libyenne est, comme dit un diplomate de l’ambassade
italienne, « magmatique ». Très magmatique. Le moment
décisif approche. Et même si le résultat semble décidé, tout
peut encore arriver avant la fin. Dans les prochains jours ou
les prochaines heures.
Traduction
Marie-Ange Patrizio
Source
Il Manifesto (Italie )
Le sommaire du Réseau Voltaire
Le dossier Libye
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