Opinion
Le retour du fléau
des e e e e e e e
Un dialogue imaginaire avec M. Alain
Rey
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Dimanche 30 octobre 2011
Les
linguistes s'interrogent sur l'origine
du fléau mystérieux qui, aux environs de
1980, avait frappé soudainement et de
plein fouet la langue française à
l'exclusion de toute autre dans le monde
et l'avait ravagée un quart de siècle
durant. Pourquoi la maladie avait-elle
non moins inexplicablement disparu aux
alentours de 2008 pour redoubler ses
assauts aujourd'hui?
M. Alain Rey
: Il me
semble que l'énigme soit devenue plus
indéchiffrable encore du fait que la
guérison s'est révélée une simple
rémission: la maladie vient de s'abattre
pour la seconde fois et avec la rapidité
de l'éclair sur toute la classe
dirigeante du pays.
L'étudiant :
De plus, la malignité de la rechute
laisse tous les observateurs plus
pantois que jamais.
M. Alain Rey
:
J'observe que l'assainissement trompeur
de la victime qu'on s'imaginait proche
d'un rétablissement définitif a renforcé
en secret la toxicité du virus: son
retour foudroyant lui a permis de
contaminer en quelques jours seulement
jusqu'au futur président de la
République.
L'étudiant
: Cette fois-ci,
pas de doute, Maître: puisque le sommet
de l'Etat ânonnera et hoquètera à son
tour sur la scène internationale,
comment expliquez-vous que chaque
vocable de notre langue se terminera sur
une flatulence verbale dont le cours
ininterrompu revêtira Ronsard et
Montaigne d'un bêlement boueux?
M. Alain Rey
: On sait
que cette incontinence phonique est née
dans le plus proche entourage
phraséologique de M. Mitterrand. Mais
si, en 1980, cette monosyllabe hébétée
s'était, certes, propagée avec la
célérité de la lumière au sein de la
classe dirigeante de droite à son tour,
elle avait néanmoins pris le plus grand
soin de ménager le larynx et les cordes
vocales des Présidents de la République:
les poumons de MM. Chirac et de Nicolas
Sarkozy avaient résisté à l'éructation
pathologique du rot bébête. Or, le jeudi
27 octobre, l'épidémie a frappé le chef
de l'Etat à son tour.
L'étudiant :
Si la
timidité du microbe de la première
génération lui faisait encore épargner
l'Olympe de gauche comme de droite et si
la seconde cuvée force les portes
d'airain de la forteresse élyséenne,
comment organiserons-nous la résistance
à une nosologie aussi redoutable?
M. Alain Rey
:
Puisqu'il ne s'agissait, hélas, que d'un
répit illusoire, nous devons découvrir
l'antidote qui interdira aux Jupiter
successifs de la France de lancer dans
l'atmosphère des e e e e e e tout leur
content ; mais si nous n'isolons pas le
microbe en laboratoire, comment
voulez-vous fabriquer le vaccin?
L'étudiant :
Vous ne sauriez ignorer pourquoi le plus
haut représentant de l'Etat succombera à
son tour au trébuchement de la voix de
la France. Vous êtes l'Hippocrate de
notre langue. Comment combattrez-vous le
blocage empâté du pays ? Il y va de
notre crédibilité diplomatique. Que
dira-t-on d'une République hoquetante
sur la scène internationale ? Certes,
dès 1980, le mal avait allègrement
franchi quelques frontières au sein de
la francophonie. Les cantons suisses de
Neuchâtel et de Vaud lui avaient accordé
son visa d'entrée avec un empressement
coupable, mais la République de Genève
avait limité les dégâts de la piteuse
complaisance de ses voisins et le Québec
avait résolument fermé sa porte à
l'intrus. Mais cette fois-ci, tout nous
avertit que nous serons durement
touchés, tout nous laisse présager qu'on
rira dans le monde entier de nos
ambassadeurs bégayants, tout nous
annonce que nos chancelleries
deviendront un objet de risée des
étudiants étrangers qui voudraient
s'initier à notre langue, mais qui ne
trouveront que des interlocuteurs
trébuchants parmi les héritiers de
Voltaire. Je suis impatient, Maître, de
connaître votre diagnostic et votre
médication.
M. Alain Rey
: Je crois
que la gauche auguste de 1980 rendait
encore un culte relativement apostolique
à son enracinement dans l'évangélisme
politique des origines et que son
langage conservait inconsciemment
l'empreinte d'un messianisme candidement
salvifique et chrétien. Aujourd'hui la
catéchèse mourante de la foi socialiste
contraint les dernières légions de
l'utopie à s'agripper de toutes leurs
forces à quelques bribes de la parole
rédemptrice. La France officielle subit
une destitution tellement traumatisante
qu'elle étouffe de mauvaise foi et se
met à mentir avec une lenteur contrôlée,
tellement elle craint de mentir
imprudemment.
L'étudiant:
Vous savez que cette hypothèse a été
formulée par quelques linguistes de haut
vol et qu'elle a été soutenue par de
nombreux spéléologues de la théologie de
la délivrance. Mais elle a été
unanimement rejetée par le peloton
d'avant-garde des pithécanthropologues
et des simianthropologues du mythe de la
rédemption et cela avec raison, me
semble-t-il, puisque vingt-quatre heures
seulement après le premier exploit en
balbutiements, trébuchements,
achoppements et titubements de François
Hollande, on a entendu M. Fillon, qui
n'est pas un esprit imprégné par le
sacré, que je sache, rivaliser d'ardeur
et d'audace avec le futur Saint Père du
discours entrecoupé de la nation. Puis,
le 21 octobre, Marine Le Pen a été
frappée du mal en pleine émission sur
France-Inter, alors que la syntaxe
rieuse et moqueuse de son père avait
diverti les connaisseurs pendant un
demi-siècle. Le même après-midi,
Cohn-Bendit succombait, lui aussi, à la
paralysie et aux hachures du discours.
Le 20 octobre, tous les journalistes qui
ont commenté l'assassinat du Colonel
Kadhafi ont été percés des flèches du
Parthe. La semaine suivante et dans la
foulée, le tour des ministres est venu :
leurs phalanges se sont ruées en rang
serrés dans la débâcle. Martine Aubry
est accourue en queue de peloton se
noyer dans la marée des suffoqués de la
voyelle à la mode - on s'explique mal le
retard de trois jours qu'a pris son
gosier. Le lendemain du sommet de
Bruxelles du 26 octobre, qui a publié
une liste de cautères sur jambe de bois
à l'usage de la Grèce, Mme Lagarde, qui
préside le fonds monétaire
international, a récité une leçon si mal
apprise que sa langue est tombée à son
tour dans une semi-paralysie. Le 28
octobre, M. Fabius s'est exprimé en
clopinant sur France-Inter. Il n'est
plus un invité qui n'égrène des couplets
hésitants. La classe dirigeante
française, consciente du gouffre vers
lequel court le monde, imiterait-elle la
marée des malades qui, le printemps
venu, se jettent en foule dans les eaux
du Gange guérisseur? Comment
décryptez-vous plus avant le mystère
d'une peste et d'un choléra
viscéralement enracinés, dites-vous,
dans le ciel des derniers séraphins
slalommeurs entre les poteaux du
vocabulaire des démocraties?
M. Alain Rey
: Pour tenter de comprendre
l'instantanéité de la catastrophe et le
caractère foudroyant de sa propagation,
il faut nous demander pourquoi la
papauté laïque de la voyelle bêlante
laisse stupéfaits et incrédules les
peuples allemand, italien, espagnol,
portugais, anglais, russe, japonais,
chinois et le monde arabe tout entier et
pourquoi la population française, donc
la multitude des sans grade est demeurée
de sang froid dans l'étêtement qui
frappe les classes supérieures. Quel
miracle, n'est-il pas vrai, que la foule
demeure tout entière à l'abri des
ravages de la voyelle pâteuse, tandis
que toute la gent directoriale du pays
de Voltaire a perdu en quelques jours la
faculté de parler naturellement! Il faut
donc, en tout premier lieu, tenter de
nous expliquer par l'effet de quel
prodige seules les élites de la nation
sont devenues balbutiantes du jour au
lendemain; et pour cela, souvenez-vous
de l'oubli du parler naturel qui avait
valu une raclée mémorable à l'étudiant
limousin dans Rabelais.
L'étudiant
: Je crois me
souvenir qu'il se promenait du dilicule
au crépuscule par les compites et les
quadrivies de l'urbe et qu'il faisait le
prétentieux avec son latin de pédant de
Sorbonne. Si je vous ai bien compris, le
trépas dramatique de la diction claire,
ferme et sans accroc de la langue
française s'inscrit dans le déclin des
élites qu'un réflexe de survie fait
s'agripper à leur faux savoir. Le ton
empêtré dans le doctoral trébuchant
qu'affichent désormais les cardinaux de
la Liberté serait l'ultime avatar de la
scolastique parmi les modernes et le
signe de la chute des Saints de la
démocratie dans l'illettisme.
M. Alain Rey
:
Comprenez bien, jeune homme, que tout
pouvoir humain répond au modèle
clérical. Chassez les tiares, les mitres
et les chasubles et vous verrez les
hiérarchies sociales se reconstituer
selon un modèle sacerdotal un peu
aménagé et retouché, mais intact. C'est
pourquoi le flux interrompu à chaque pas
de la langue française de Curie de notre
temps s'accompagne du silence complice
d'une seconde élite des obédiences de la
crosse, celle des hommes-liges et des
courtisans du pouvoir en place. La
surdité des serviteurs de la légitimité
du moment n'a jamais surpris personne:
la presse, la radio et la télévision se
taisent, ainsi que la foule complaisante
des semi-intellectuels de gauche et de
droite qui quadrillent le pays d'une
armée de flatteurs. Mais le peuple
français, lui, demeure loquace de
naissance, parce qu'il n'accompagne pas
les princes dans leurs déplacements. Il
s'agit donc d'une collusion qui souligne
le parallélisme, sinon l'endogamie entre
la classe dirigeante et les médias qui
servent de porte-voix et de mégaphones à
la cour. Il en résulte qu'un phénomène
aussi nouveau, spectaculaire et
ahurissant que la cessation du flux de
la parole vivante au sein de
l'oligarchie d'une grande puissance
tombée en décadence nous offre un
spectacle historique et politique
extraordinairement riche à déchiffrer à
l'école de ses hauts parleurs.
L'étudiant:
Les planches de ce théâtre devraient
laisser l'univers entier aussi
interloqué que le furent les Athéniens à
la première représentation des Oiseaux
d'Aristophane, qui faisaient de la cité
de Pallas une cité des nuées.
Aurions-nous retrouvé les machinistes
des cintres qui faisaient descendre les
dieux de l'époque sur la scène?
M. Alain Rey
: Bien
plus: si Paris était demeuré le
Parthénon de l'univers de la pensée, une
alerte générale des linguistes, des
philologues, des sociologues, des
anthropologues, des psychologues, des
psychanalystes, des historiens, des
politologues de Néphélococcygie leur
donnerait une occasion inespérée de
témoigner du sérieux de leur savoir.
Mais il se trouve que, sur les cinq
continents, aucune des disciplines
sus-nommées ne s'interroge sur les
causes d'un évènement plus inouï que la
grève des autels qui affama les dieux de
l'Olympe dans une autre comédie du
Molière de la Grèce antique: la chute
d'une langue littéraire dans un débit
précautionneux, craintif et angoissé.
L'étudiant:
Vous êtes le premier politologue,
psychanalyste, sociologue et historien
de la langue française qui ait lancé un
pont large comme les Champs Elysées
entre les dictionnaires et
l'anthropologie critique de demain.
Avant vous, les linguistes, les
philologues, les grammairiens, les
stylistes et les historiens de la langue
campaient sur leurs arpents et leurs
lopins en Diafoirus du monde moderne.
Vous êtes le synthétiseur qui a compris
que la pluridisciplinarité n'est pas un
puzzle des problématiques déjà présentes
sur l'échiquier, mais qu'elle englobe
Ptolémée dans la physique de Copernic et
Copernic dans un univers qui a fait
exploser la forteresse du sens commun.
M. Alain Rey
: Vous attendez de moi seul ce que les
Athéniens attendaient de tous leurs
dieux réunis sur l'Olympe!
L'étudiant
: Je vois
également en vous le premier philosophe
de la parole qui ait compris que les
langues sont des personnages de théâtre
au plein sens du terme et que la scène
sur laquelle elles débarquent est celle
de la nation dont elles illustrent la
gestuelle et la tournure d'esprit. Mais
pensez-vous vraiment que les faux-pas
continus de la langue guetteraient tout
soudainement les seuls déconfits
français et les seuls naufragés gaulois
du salut politico-religieux de la
planète des démocraties?
M. Alain Rey
: Une
démence nationale de ce type ne saurait
se glisser seulement par malencontre ou
inadvertance dans un vocabulaire
catéchisé en sous-main par les idéaux de
la République de 1793. Si c'était le
cas, des remontrances bien senties de
nos derniers hussards de la laïcité nous
permettraient d'éduquer avec rudesse nos
hommes politiques scolarisés de travers
et peu initiés à la logique interne du
discours. Mais si la règle de
l'instituteur disposait encore de
l'autorité de frapper le bout de leurs
doigts et si, dans nos écoles, notre
classe politique demeurait à la merci de
la baguette souveraine des éducateurs
d'autrefois, nous n'aurions pas à
emménager à Néphéloccygie. Mais ce
serait accorder bien trop de crédit à
l'instruction publique décérébrée de
notre temps de supposer que le ministre
de l'éducation nationale nous forgerait
une citoyenneté réfléchie et la mettrait
en sentinelle au cœur de la nation.
Notre scolarité ne nourrit plus qu'une
foi toute abstraite en la démocratie.
Une laïcité privée de philosophie de la
raison, donc d'une réflexion sur la
valeur de la réflexion, donc d'une pesée
de la cervelle de notre espèce n'est que
le portrait en creux d'une France
acéphale.
L'étudiant :
Comment se fait-il que, deux siècles
après 1789, la carence proprement
intellectuelle dont souffre la classe
dirigeante actuelle de la France ait
jeté aux oubliettes une révolution
philosophique aussi décisive que celle
qui devait terrasser le mythe
théocratique dans le monde entier?
M. Alain Rey :
Tout se tient. Comment voulez-vous
nourrir une ambition linguistique
raisonnée si vous entendez vous passer
d'une conscience intellectuelle suraiguë
et qui seule vous ferait comprendre en
profondeur la nature de l'enjeu? Il y
faut une rare pénétration d'esprit et
une vigilance des cerveaux les plus
avertis de la nation.
L'étudiant
: Mais ne
pensez-vous pas que le mal est plus
caché encore et que le naufrage du mythe
de la liberté s'enracine dans une
débâcle philosophique qu'il appartient
désormais aux seuls anthropologues de
décrypter?
M. Alain Rey
: Il
faudrait commencer par se souvenir de ce
que la philosophie est une anthropologie
depuis Platon, donc une balance à peser
les neurones de l'humanité. C'est dire
que l'ignorance des illettrés n'est
jamais que la conséquence en aval du
naufrage des boîtes osseuses en amont.
Dans les décadences, les incultes se
méfient de la parole déliée, parce
qu'ils s'imaginent qu'il est facile de
marcher droit dans une langue, alors
qu'il faut trente ans d'apprentissage
pour qu'un idiome se mette à penser
comme on respire. Dans les époques
tardives, il s'agit de rendre songeuse
en apparence une scolastique ahanante,
il s'agit de faire croire au petit
peuple que les laborieux accouchements
cérébraux des hauts représentants de
l'Etat seraient mûrement réfléchis - ce
qui les contraindrait de se donner des
allures entortillées, tellement la
sottise veut se rendre sentencieuse et
se parer de savantisme.
L'étudiant:
Vous
dites, en somme, que si le discours
doctrinal qui sous-tendait, hier encore,
les grands principes d'une démocratie
des idéalités est tombé en lambeaux et
que si le malade n'est plus qu'un
efflanqué à la fois prétentieux, privé
de souffle et réduit à cacher ses
vêtements troués dans des récitatifs
idéologiques exténués, c'est que la
classe d'Etat y trouve secrètement son
compte.
M. Alain Rey :
Assurément. Apprenez qu'un discours en
perdition, exténué et qui accouche
laborieusement d'une phrase après
l'autre n'est que le masque protecteur
d'une ecclésiocratie démocratique
devenue un fruit blet.
L'étudiant
: Je vous
entends, Maître: si la vérité politique,
qui était si franche du collier dans La
Fontaine, a définitivement cessé d'aller
crûment de soi, c'est parce que les
mythologies fatiguées enfantent les
sacerdoces boitillants.
M. Alain Rey :
Imaginez seulement un instant que la
liturgie catholique et son clergé
vogueraient à la dérive au point que les
litanies traditionnelles de l'Eglise
seraient psalmodiées d'une voix
étranglée.
L'étudiant :
Le discours des sermonnaires de la
démocratie vous paraît donc moribond.
M. Alain Rey
:
Evidemment. L'éloquence oubliée d'une
liberté trépassée s'applique à mettre
des semelles de plomb à un peuple
demeuré aussi privé de brioche que sous
Marie-Antoinette. L'Etat actuel
s'imagine creuser des sillons moins
illusoires s'il les trace au cordeau. Le
civisme administratif paraît plus
seigneurial d' extraire les mots un à un
de l'oracle des instances
bureaucratiques. On paraît plus appliqué
d'extirper des comédons du salut. Les
souverains émaciés d'une démocratie
censée distribuer du pain aux pauvres
ficellent la nation à des dogmes couchés
sur un lit de Procuste, ce qui exige que
les gouvernements déversent dans le
crâne d'une population aux oreilles
rebelles des indulgences à distribuer
contre monnaie sonnante et trébuchante
aux guichets d'une foi publique portant
patente. Il faut force guipures à une
classe dirigeante proche de tomber en
catalepsie. Ne vous y trompez pas, jeune
homme, l'expérience vous apprendra que
les ânonnements appris et de convention
des Etats leur servent de broderies et
de blasons et que parler péniblement
vous protège du sauve-qui-peut
politique. Apprenez, mon jeune ami, que
balbutier le français, c'est encore
tenter de débiter les recettes éculées
d'un trésor perdu, mais qu'on voudrait
mettre à l'abri et au frais, c'est
encore distiller goutte à goutte un
savoir réputé intact, c'est encore
chercher désespérément à donner une
contenance à des accoucheurs de la
République qui ont mangé leur pain bénit
depuis belle lurette.
L'étudiant
: Que pensez-vous
de la thèse plus optimiste, mais qui
voudrait se préserver de la candeur et
dont la rumeur se répand en ce moment?
On prétend, ici ou là, que le débit
informe, contourné et d'une difficile
parturition dont use notre République
témoignerait, au contraire, et fort
paradoxalement, il est vrai, pour la
survivance têtue, tenace et lucide de la
raison bien plantée sur ses jambes dont
nos ancêtres avaient le secret. Notre
classe dirigeante, quoiqu'en plein
désarroi , aurait colloqué à la hâte des
vigiles de secours aux points les plus
élimés du tissu social. Habilement
cachés derrière les décors d'un Etat
effaré par sa propre déroute, ces
veilleurs seraient chargés de jouer le
rôle de garde-fous bénévoles d'une
France à la débandade.
M. Alain Rey
: Ce
serait donc à leur corps défendant,
n'est-ce pas, que ces malheureux
sauveteurs improvisés provoqueraient, en
retour, le douloureux trébuchement des
élites au bord de la fosse et
qu'affoleraient mille embûches dont
l'Etat tenterait de cacher le spectre à
leurs yeux censés se trouver dessillés.
L'étudiant
: Nos derniers
pédagogues, quoique terrorisés en leur
for intérieur et se sachant voués à la
crémation, assistent en tremblant au
déroulement inexorable de la pièce à la
manière des spectateurs effarés de la
fatalité à Athènes, qui voient la mort
en marche dans les tragédies d'Eschyle
et de Sophocle.
M. Alain Rey
:
Décidément, Aristophane est au
rendez-vous des démocraties modernes.
C'est lui qui, le premier, nous a montré
la cité casquée de Minerve vouée à la
descente inévitable de sa démocratie au
tombeau, c'est lui qui a placé une
ultime garde armée au sein de la langue
hésitante des mourants de l'époque.
Connaissez-vous cette plaisanterie
d'Aristophane qui, dans l'une de ses
comédies demande à un homme descendu du
ciel ce qu'il a vu là-haut: "Des poètes,
dit-il, courant à travers les nuages et
les vents pour y trouver des vapeurs et
des tourbillons à introduire dans leurs
prologues". Comment voulez-vous que la
France, qui a perdu ses vapeurs et ses
tourbillons ne se traîne pas à genoux
sur les cailloux du chemin?
L'étudiant
: Connaissez-vous
M. Jean-Luc Pujo, qui préside les clubs
"Penser la France" et qui
sait, me semble-t-il, que l'instrument
de la raison d'une nation, c'est sa
langue et qui se demande, lui aussi, si
l'intelligence d'une nation vivante peut
couler dans une langue dont on a brisé
le creuset?
M. Alain Rey
: Je sais
que , d'un moule en miettes, il observe
les morceaux: si une gauche chancelante
et à l'élocution tâtonnante conduit ses
brebis pâturer les ultimes promesses
électorales de sa folie et si, de son
côté, une droite desséchée ne sait pas
davantage comment piloter les restes
d'une France contrefaite, le Président
actuel n'est-il pas à bout de
simulacres, faux-fuyants, subterfuges et
simagrées? Voyez-le agiter sur la scène
du monde sa crécelle de mendiant aux
prérogatives évaporées.
L'étudiant
: Et pourtant,
vous écoutez encore les derniers
nautoniers soucieux de séparer
distinctement le vrai du faux, le juste
de l'injuste et le franc du masqué .
Ceux-là ne parlent-ils pas couramment
notre langue?
M. Alain Rey
: Peut-on
dire pour autant qu'ils habitent le plus
joyeusement du monde le français élégant
et sûr de son pas des générations
d'autrefois? Peut-on soutenir qu'ils ne
se contorsionnent pas pour un sou?
Diderot nous rappelle qu'au début du
XVIIIe siècle, un public de connaisseurs
applaudissait encore un beau vers au
théâtre. Puis, un parterre d'ignorants a
cessé d'entendre la manière dont une
langue est parlée et écrite pour ne plus
écouter que sa lettre. A Athènes,
Euripide avait mis trois jours à rédiger
trois vers. Un rival se vantait d'en
rédiger trois cents dans le même temps.
"Les vôtres dureront trois jours",
lui répondit l'auteur d'Iphigénie
en Tauride. Nous avons les
vingt-neuf versions de La jeune
Parque de Valéry, nous avons les
treize moutures de César Birotteau
de Balzac. Comment voulez-vous que nos
ânonneurs cisèlent une langue qui tombe
en lambeaux de leur bouche!
L'étudiant
:Mme Buffet y va
encore tout d'un trait.
M. Alain Rey
: Il est facile de marcher droit dans
l'utopie; mais les cités des nuées
trébuchent ici bas. Quand une classe
dirigeante est devenue trébuchante dans
sa langue et sourde au rythme du
discours, quand elle ignore que "la
forme, c'est le fond", comme disait
Valéry, quand elle ne sait plus que la
langue véhicule en tout premier lieu son
esthétique, son souffle, son élan, son
âme, parce qu'une pensée n'est vivante
et respirante qu'à charrier l'esprit des
grandes nations, comment voulez-vous
qu'elle survive avec le cadavre d'une
civilisation sur les bras ? Notre classe
bureaucratique porte sur son dos la
dépouille mortelle de la France.
L'étudiant
: Mais M.
Montebourg ne me semble pas un enfant de
chœur de la politique; et pourtant, il
se tient debout dans un parler dru et
bien frappé.
M. Alain Rey
: Je vous
concède que le vocabulaire de ce jeune
homme est tranquille, je vous accorde
que le regard de cet acteur porte au
loin, j'irai jusqu'à admettre qu'il se
veut fidèle à la droiture de la pensée
rationnelle de la France. Mais la
nouvelle logique du monde appelle une
langue aussi nouvelle que celle qui a
fait basculer le latin de Cicéron ou
d'Ambroise dans celui des Confessions de
saint Augustin. Et ceci est une autre
histoire.
L'étudiant
: Peut-être le
balbutiement, la vacillation, le
bégaiement et l'empêtrement vocaux de la
France illustrent-ils l'adage qu'à
quelque chose malheur est bon. Car si
vous laissez tomber une voyelle flasque
à la fin de tous les vocables, ce
matériau malade peut vous aider à
conduire d'une main ferme votre
spéléologie linguistique vers les
profondeurs de l'histoire et de la
politique. Vous ferez naître des nageurs
en eau profonde. Votre scannage d'un
peuple et d'une nation, quel instrument
d'une faiblesse du genre humain à
décoder! Les pateaugeages actuels de la
langue française vous enseignent que les
désertions vont bien au-delà des
affichages d'une grammaire et d'une
syntaxe asphyxiées!
M. Alain Rey:
Rêvez, rêvez, jeune homme!
L'étudiant :
Le bathyscaphe de l'anthropologie
critique dont vous avez posé les
fondations enseigne qu'un discours
haché, tronçonné et bâillonné par la
chute de la phrase dans le grotesque se
révèle, à sa manière, non seulement un
document à placer sur le billot, mais le
plus éloquent témoignage du comportement
cérébral d'une société entière. L'agonie
des civilisations attend des décrypteurs
abyssaux de votre trempe. Vous enseignez
que la coulée facile et rapide d'une
langue véhicule sa joie et que ses
lenteurs charrient son affolement, vous
dites qu'un idiome sert de cortège
funèbre ou en liesse aux tristesses et
aux espoirs d'une nation. Quelle leçon
de vie que votre corbillard! Des
funérailles comme celles-là, on en
redemande!
M. Alain Rey
: Mais le poisson pourrit par la tête.
Comment une parole souffrante et qui
faisandera le pays préparerait-elle un
vaccin?
L'étudiant
: Quel cerveau, quel cœur, quelle voix
de la France que le cortège funèbre
d'une langue blessée et à la peine ! On
fabrique les antidotes à partir du
poison. Quel laboratoire que la ciguë
socratique, quelle moisson que le venin
de la pensée!
M. Alain Rey
: On
murmure que les futures élections
présidentielles exprimeront le
rendez-vous d'un homme avec le pays.
Mais si le langage du candidat est un
esquif qui fait eau de toutes parts, son
plan de sauvetage de la voix de la
France ne sera, à son tour, qu'une
barque embourbée. Qui soutiendra qu'un
discours en suspens entre deux voyelles
superfétatoires servirait d'espoir
crédible à la renaissance de l' Etat!
L'étudiant
: Et pourtant, la
France, toute salie qu'elle soit par les
barbouilleurs de sa langue est sur le
point de vivre l' aventure d'une saine
fureur, celle d'une jeunesse en rage,
parce que ce sont la profondeur ou la
superficialité, le verbiage ou la
raison, le balbutiement des désarçonnés
du monde ou la hauteur morale des
bâtisseurs qui se sont donné rendez-vous
au cœur de la langue des armes et des
lois. Les paraplégiques de la parole de
la France nous mettent hors de nous.
Ayez confiance en notre jeunesse, nous
sommes la voix irritée de la France
ascensionnelle, nous sommes la France
qui jettera à la voierie les estropiés
et les unijambistes du destin de la
nation.
M. Alain Rey
: Comment,
dans six mois, mettrez-vous le futur
président de la République des
funérailles de la langue française en
jugement? Nous verrons bien si vous nous
le présentez guéri par vos soins. Sinon,
comment votre tribunal le mettra-t-il en
état d'arrestation?
L'étudiant:
Nous le tirerons du marécage. Faute de
quoi, n'en doutez pas, la jurisprudence
des débâillonneurs sera sans appel.
M. Alain Rey
:Que dira votre jeunesse? Comment
déficellera-t-elle la nation?
L'étudiant
: Nous
démontrerons que le premier dépositaire
de la souveraineté d'un peuple, c'est sa
langue.
Le 30 octobre 2011
Reçu de l'auteur pour
publication
Les textes de Manuel de Diéguez
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