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Opinion

Le retour du fléau des e e e e e e e
Un dialogue imaginaire avec M. Alain Rey
Manuel de Diéguez


Manuel de Diéguez

Dimanche 30 octobre 2011

Les linguistes s'interrogent sur l'origine du fléau mystérieux qui, aux environs de 1980, avait frappé soudainement et de plein fouet la langue française à l'exclusion de toute autre dans le monde et l'avait ravagée un quart de siècle durant. Pourquoi la maladie avait-elle non moins inexplicablement disparu aux alentours de 2008 pour redoubler ses assauts aujourd'hui?

M. Alain Rey : Il me semble que l'énigme soit devenue plus indéchiffrable encore du fait que la guérison s'est révélée une simple rémission: la maladie vient de s'abattre pour la seconde fois et avec la rapidité de l'éclair sur toute la classe dirigeante du pays.

L'étudiant : De plus, la malignité de la rechute laisse tous les observateurs plus pantois que jamais.

M. Alain Rey : J'observe que l'assainissement trompeur de la victime qu'on s'imaginait proche d'un rétablissement définitif a renforcé en secret la toxicité du virus: son retour foudroyant lui a permis de contaminer en quelques jours seulement jusqu'au futur président de la République.

L'étudiant : Cette fois-ci, pas de doute, Maître: puisque le sommet de l'Etat ânonnera et hoquètera à son tour sur la scène internationale, comment expliquez-vous que chaque vocable de notre langue se terminera sur une flatulence verbale dont le cours ininterrompu revêtira Ronsard et Montaigne d'un bêlement boueux?

M. Alain Rey : On sait que cette incontinence phonique est née dans le plus proche entourage phraséologique de M. Mitterrand. Mais si, en 1980, cette monosyllabe hébétée s'était, certes, propagée avec la célérité de la lumière au sein de la classe dirigeante de droite à son tour, elle avait néanmoins pris le plus grand soin de ménager le larynx et les cordes vocales des Présidents de la République: les poumons de MM. Chirac et de Nicolas Sarkozy avaient résisté à l'éructation pathologique du rot bébête. Or, le jeudi 27 octobre, l'épidémie a frappé le chef de l'Etat à son tour.

L'étudiant : Si la timidité du microbe de la première génération lui faisait encore épargner l'Olympe de gauche comme de droite et si la seconde cuvée force les portes d'airain de la forteresse élyséenne, comment organiserons-nous la résistance à une nosologie aussi redoutable?

M. Alain Rey : Puisqu'il ne s'agissait, hélas, que d'un répit illusoire, nous devons découvrir l'antidote qui interdira aux Jupiter successifs de la France de lancer dans l'atmosphère des e e e e e e tout leur content ; mais si nous n'isolons pas le microbe en laboratoire, comment voulez-vous fabriquer le vaccin?

L'étudiant : Vous ne sauriez ignorer pourquoi le plus haut représentant de l'Etat succombera à son tour au trébuchement de la voix de la France. Vous êtes l'Hippocrate de notre langue. Comment combattrez-vous le blocage empâté du pays ? Il y va de notre crédibilité diplomatique. Que dira-t-on d'une République hoquetante sur la scène internationale ? Certes, dès 1980, le mal avait allègrement franchi quelques frontières au sein de la francophonie. Les cantons suisses de Neuchâtel et de Vaud lui avaient accordé son visa d'entrée avec un empressement coupable, mais la République de Genève avait limité les dégâts de la piteuse complaisance de ses voisins et le Québec avait résolument fermé sa porte à l'intrus. Mais cette fois-ci, tout nous avertit que nous serons durement touchés, tout nous laisse présager qu'on rira dans le monde entier de nos ambassadeurs bégayants, tout nous annonce que nos chancelleries deviendront un objet de risée des étudiants étrangers qui voudraient s'initier à notre langue, mais qui ne trouveront que des interlocuteurs trébuchants parmi les héritiers de Voltaire. Je suis impatient, Maître, de connaître votre diagnostic et votre médication.

M. Alain Rey : Je crois que la gauche auguste de 1980 rendait encore un culte relativement apostolique à son enracinement dans l'évangélisme politique des origines et que son langage conservait inconsciemment l'empreinte d'un messianisme candidement salvifique et chrétien. Aujourd'hui la catéchèse mourante de la foi socialiste contraint les dernières légions de l'utopie à s'agripper de toutes leurs forces à quelques bribes de la parole rédemptrice. La France officielle subit une destitution tellement traumatisante qu'elle étouffe de mauvaise foi et se met à mentir avec une lenteur contrôlée, tellement elle craint de mentir imprudemment.

L'étudiant: Vous savez que cette hypothèse a été formulée par quelques linguistes de haut vol et qu'elle a été soutenue par de nombreux spéléologues de la théologie de la délivrance. Mais elle a été unanimement rejetée par le peloton d'avant-garde des pithécanthropologues et des simianthropologues du mythe de la rédemption et cela avec raison, me semble-t-il, puisque vingt-quatre heures seulement après le premier exploit en balbutiements, trébuchements, achoppements et titubements de François Hollande, on a entendu M. Fillon, qui n'est pas un esprit imprégné par le sacré, que je sache, rivaliser d'ardeur et d'audace avec le futur Saint Père du discours entrecoupé de la nation. Puis, le 21 octobre, Marine Le Pen a été frappée du mal en pleine émission sur France-Inter, alors que la syntaxe rieuse et moqueuse de son père avait diverti les connaisseurs pendant un demi-siècle. Le même après-midi, Cohn-Bendit succombait, lui aussi, à la paralysie et aux hachures du discours. Le 20 octobre, tous les journalistes qui ont commenté l'assassinat du Colonel Kadhafi ont été percés des flèches du Parthe. La semaine suivante et dans la foulée, le tour des ministres est venu : leurs phalanges se sont ruées en rang serrés dans la débâcle. Martine Aubry est accourue en queue de peloton se noyer dans la marée des suffoqués de la voyelle à la mode - on s'explique mal le retard de trois jours qu'a pris son gosier. Le lendemain du sommet de Bruxelles du 26 octobre, qui a publié une liste de cautères sur jambe de bois à l'usage de la Grèce, Mme Lagarde, qui préside le fonds monétaire international, a récité une leçon si mal apprise que sa langue est tombée à son tour dans une semi-paralysie. Le 28 octobre, M. Fabius s'est exprimé en clopinant sur France-Inter. Il n'est plus un invité qui n'égrène des couplets hésitants. La classe dirigeante française, consciente du gouffre vers lequel court le monde, imiterait-elle la marée des malades qui, le printemps venu, se jettent en foule dans les eaux du Gange guérisseur? Comment décryptez-vous plus avant le mystère d'une peste et d'un choléra viscéralement enracinés, dites-vous, dans le ciel des derniers séraphins slalommeurs entre les poteaux du vocabulaire des démocraties?

M. Alain Rey : Pour tenter de comprendre l'instantanéité de la catastrophe et le caractère foudroyant de sa propagation, il faut nous demander pourquoi la papauté laïque de la voyelle bêlante laisse stupéfaits et incrédules les peuples allemand, italien, espagnol, portugais, anglais, russe, japonais, chinois et le monde arabe tout entier et pourquoi la population française, donc la multitude des sans grade est demeurée de sang froid dans l'étêtement qui frappe les classes supérieures. Quel miracle, n'est-il pas vrai, que la foule demeure tout entière à l'abri des ravages de la voyelle pâteuse, tandis que toute la gent directoriale du pays de Voltaire a perdu en quelques jours la faculté de parler naturellement! Il faut donc, en tout premier lieu, tenter de nous expliquer par l'effet de quel prodige seules les élites de la nation sont devenues balbutiantes du jour au lendemain; et pour cela, souvenez-vous de l'oubli du parler naturel qui avait valu une raclée mémorable à l'étudiant limousin dans Rabelais.

L'étudiant : Je crois me souvenir qu'il se promenait du dilicule au crépuscule par les compites et les quadrivies de l'urbe et qu'il faisait le prétentieux avec son latin de pédant de Sorbonne. Si je vous ai bien compris, le trépas dramatique de la diction claire, ferme et sans accroc de la langue française s'inscrit dans le déclin des élites qu'un réflexe de survie fait s'agripper à leur faux savoir. Le ton empêtré dans le doctoral trébuchant qu'affichent désormais les cardinaux de la Liberté serait l'ultime avatar de la scolastique parmi les modernes et le signe de la chute des Saints de la démocratie dans l'illettisme.

M. Alain Rey : Comprenez bien, jeune homme, que tout pouvoir humain répond au modèle clérical. Chassez les tiares, les mitres et les chasubles et vous verrez les hiérarchies sociales se reconstituer selon un modèle sacerdotal un peu aménagé et retouché, mais intact. C'est pourquoi le flux interrompu à chaque pas de la langue française de Curie de notre temps s'accompagne du silence complice d'une seconde élite des obédiences de la crosse, celle des hommes-liges et des courtisans du pouvoir en place. La surdité des serviteurs de la légitimité du moment n'a jamais surpris personne: la presse, la radio et la télévision se taisent, ainsi que la foule complaisante des semi-intellectuels de gauche et de droite qui quadrillent le pays d'une armée de flatteurs. Mais le peuple français, lui, demeure loquace de naissance, parce qu'il n'accompagne pas les princes dans leurs déplacements. Il s'agit donc d'une collusion qui souligne le parallélisme, sinon l'endogamie entre la classe dirigeante et les médias qui servent de porte-voix et de mégaphones à la cour. Il en résulte qu'un phénomène aussi nouveau, spectaculaire et ahurissant que la cessation du flux de la parole vivante au sein de l'oligarchie d'une grande puissance tombée en décadence nous offre un spectacle historique et politique extraordinairement riche à déchiffrer à l'école de ses hauts parleurs.

L'étudiant: Les planches de ce théâtre devraient laisser l'univers entier aussi interloqué que le furent les Athéniens à la première représentation des Oiseaux d'Aristophane, qui faisaient de la cité de Pallas une cité des nuées. Aurions-nous retrouvé les machinistes des cintres qui faisaient descendre les dieux de l'époque sur la scène?

M. Alain Rey : Bien plus: si Paris était demeuré le Parthénon de l'univers de la pensée, une alerte générale des linguistes, des philologues, des sociologues, des anthropologues, des psychologues, des psychanalystes, des historiens, des politologues de Néphélococcygie leur donnerait une occasion inespérée de témoigner du sérieux de leur savoir. Mais il se trouve que, sur les cinq continents, aucune des disciplines sus-nommées ne s'interroge sur les causes d'un évènement plus inouï que la grève des autels qui affama les dieux de l'Olympe dans une autre comédie du Molière de la Grèce antique: la chute d'une langue littéraire dans un débit précautionneux, craintif et angoissé.

L'étudiant: Vous êtes le premier politologue, psychanalyste, sociologue et historien de la langue française qui ait lancé un pont large comme les Champs Elysées entre les dictionnaires et l'anthropologie critique de demain. Avant vous, les linguistes, les philologues, les grammairiens, les stylistes et les historiens de la langue campaient sur leurs arpents et leurs lopins en Diafoirus du monde moderne. Vous êtes le synthétiseur qui a compris que la pluridisciplinarité n'est pas un puzzle des problématiques déjà présentes sur l'échiquier, mais qu'elle englobe Ptolémée dans la physique de Copernic et Copernic dans un univers qui a fait exploser la forteresse du sens commun.

M. Alain Rey : Vous attendez de moi seul ce que les Athéniens attendaient de tous leurs dieux réunis sur l'Olympe!

L'étudiant : Je vois également en vous le premier philosophe de la parole qui ait compris que les langues sont des personnages de théâtre au plein sens du terme et que la scène sur laquelle elles débarquent est celle de la nation dont elles illustrent la gestuelle et la tournure d'esprit. Mais pensez-vous vraiment que les faux-pas continus de la langue guetteraient tout soudainement les seuls déconfits français et les seuls naufragés gaulois du salut politico-religieux de la planète des démocraties?

M. Alain Rey : Une démence nationale de ce type ne saurait se glisser seulement par malencontre ou inadvertance dans un vocabulaire catéchisé en sous-main par les idéaux de la République de 1793. Si c'était le cas, des remontrances bien senties de nos derniers hussards de la laïcité nous permettraient d'éduquer avec rudesse nos hommes politiques scolarisés de travers et peu initiés à la logique interne du discours. Mais si la règle de l'instituteur disposait encore de l'autorité de frapper le bout de leurs doigts et si, dans nos écoles, notre classe politique demeurait à la merci de la baguette souveraine des éducateurs d'autrefois, nous n'aurions pas à emménager à Néphéloccygie. Mais ce serait accorder bien trop de crédit à l'instruction publique décérébrée de notre temps de supposer que le ministre de l'éducation nationale nous forgerait une citoyenneté réfléchie et la mettrait en sentinelle au cœur de la nation. Notre scolarité ne nourrit plus qu'une foi toute abstraite en la démocratie. Une laïcité privée de philosophie de la raison, donc d'une réflexion sur la valeur de la réflexion, donc d'une pesée de la cervelle de notre espèce n'est que le portrait en creux d'une France acéphale.

L'étudiant : Comment se fait-il que, deux siècles après 1789, la carence proprement intellectuelle dont souffre la classe dirigeante actuelle de la France ait jeté aux oubliettes une révolution philosophique aussi décisive que celle qui devait terrasser le mythe théocratique dans le monde entier?

M. Alain Rey : Tout se tient. Comment voulez-vous nourrir une ambition linguistique raisonnée si vous entendez vous passer d'une conscience intellectuelle suraiguë et qui seule vous ferait comprendre en profondeur la nature de l'enjeu? Il y faut une rare pénétration d'esprit et une vigilance des cerveaux les plus avertis de la nation.

L'étudiant : Mais ne pensez-vous pas que le mal est plus caché encore et que le naufrage du mythe de la liberté s'enracine dans une débâcle philosophique qu'il appartient désormais aux seuls anthropologues de décrypter?

M. Alain Rey : Il faudrait commencer par se souvenir de ce que la philosophie est une anthropologie depuis Platon, donc une balance à peser les neurones de l'humanité. C'est dire que l'ignorance des illettrés n'est jamais que la conséquence en aval du naufrage des boîtes osseuses en amont. Dans les décadences, les incultes se méfient de la parole déliée, parce qu'ils s'imaginent qu'il est facile de marcher droit dans une langue, alors qu'il faut trente ans d'apprentissage pour qu'un idiome se mette à penser comme on respire. Dans les époques tardives, il s'agit de rendre songeuse en apparence une scolastique ahanante, il s'agit de faire croire au petit peuple que les laborieux accouchements cérébraux des hauts représentants de l'Etat seraient mûrement réfléchis - ce qui les contraindrait de se donner des allures entortillées, tellement la sottise veut se rendre sentencieuse et se parer de savantisme.

L'étudiant: Vous dites, en somme, que si le discours doctrinal qui sous-tendait, hier encore, les grands principes d'une démocratie des idéalités est tombé en lambeaux et que si le malade n'est plus qu'un efflanqué à la fois prétentieux, privé de souffle et réduit à cacher ses vêtements troués dans des récitatifs idéologiques exténués, c'est que la classe d'Etat y trouve secrètement son compte.

M. Alain Rey : Assurément. Apprenez qu'un discours en perdition, exténué et qui accouche laborieusement d'une phrase après l'autre n'est que le masque protecteur d'une ecclésiocratie démocratique devenue un fruit blet.

L'étudiant : Je vous entends, Maître: si la vérité politique, qui était si franche du collier dans La Fontaine, a définitivement cessé d'aller crûment de soi, c'est parce que les mythologies fatiguées enfantent les sacerdoces boitillants.

M. Alain Rey : Imaginez seulement un instant que la liturgie catholique et son clergé vogueraient à la dérive au point que les litanies traditionnelles de l'Eglise seraient psalmodiées d'une voix étranglée.

L'étudiant : Le discours des sermonnaires de la démocratie vous paraît donc moribond.

M. Alain Rey : Evidemment. L'éloquence oubliée d'une liberté trépassée s'applique à mettre des semelles de plomb à un peuple demeuré aussi privé de brioche que sous Marie-Antoinette. L'Etat actuel s'imagine creuser des sillons moins illusoires s'il les trace au cordeau. Le civisme administratif paraît plus seigneurial d' extraire les mots un à un de l'oracle des instances bureaucratiques. On paraît plus appliqué d'extirper des comédons du salut. Les souverains émaciés d'une démocratie censée distribuer du pain aux pauvres ficellent la nation à des dogmes couchés sur un lit de Procuste, ce qui exige que les gouvernements déversent dans le crâne d'une population aux oreilles rebelles des indulgences à distribuer contre monnaie sonnante et trébuchante aux guichets d'une foi publique portant patente. Il faut force guipures à une classe dirigeante proche de tomber en catalepsie. Ne vous y trompez pas, jeune homme, l'expérience vous apprendra que les ânonnements appris et de convention des Etats leur servent de broderies et de blasons et que parler péniblement vous protège du sauve-qui-peut politique. Apprenez, mon jeune ami, que balbutier le français, c'est encore tenter de débiter les recettes éculées d'un trésor perdu, mais qu'on voudrait mettre à l'abri et au frais, c'est encore distiller goutte à goutte un savoir réputé intact, c'est encore chercher désespérément à donner une contenance à des accoucheurs de la République qui ont mangé leur pain bénit depuis belle lurette.

L'étudiant : Que pensez-vous de la thèse plus optimiste, mais qui voudrait se préserver de la candeur et dont la rumeur se répand en ce moment? On prétend, ici ou là, que le débit informe, contourné et d'une difficile parturition dont use notre République témoignerait, au contraire, et fort paradoxalement, il est vrai, pour la survivance têtue, tenace et lucide de la raison bien plantée sur ses jambes dont nos ancêtres avaient le secret. Notre classe dirigeante, quoiqu'en plein désarroi , aurait colloqué à la hâte des vigiles de secours aux points les plus élimés du tissu social. Habilement cachés derrière les décors d'un Etat effaré par sa propre déroute, ces veilleurs seraient chargés de jouer le rôle de garde-fous bénévoles d'une France à la débandade.

M. Alain Rey : Ce serait donc à leur corps défendant, n'est-ce pas, que ces malheureux sauveteurs improvisés provoqueraient, en retour, le douloureux trébuchement des élites au bord de la fosse et qu'affoleraient mille embûches dont l'Etat tenterait de cacher le spectre à leurs yeux censés se trouver dessillés.

L'étudiant : Nos derniers pédagogues, quoique terrorisés en leur for intérieur et se sachant voués à la crémation, assistent en tremblant au déroulement inexorable de la pièce à la manière des spectateurs effarés de la fatalité à Athènes, qui voient la mort en marche dans les tragédies d'Eschyle et de Sophocle.

M. Alain Rey : Décidément, Aristophane est au rendez-vous des démocraties modernes. C'est lui qui, le premier, nous a montré la cité casquée de Minerve vouée à la descente inévitable de sa démocratie au tombeau, c'est lui qui a placé une ultime garde armée au sein de la langue hésitante des mourants de l'époque. Connaissez-vous cette plaisanterie d'Aristophane qui, dans l'une de ses comédies demande à un homme descendu du ciel ce qu'il a vu là-haut: "Des poètes, dit-il, courant à travers les nuages et les vents pour y trouver des vapeurs et des tourbillons à introduire dans leurs prologues". Comment voulez-vous que la France, qui a perdu ses vapeurs et ses tourbillons ne se traîne pas à genoux sur les cailloux du chemin?

L'étudiant : Connaissez-vous M. Jean-Luc Pujo, qui préside les clubs "Penser la France" et qui sait, me semble-t-il, que l'instrument de la raison d'une nation, c'est sa langue et qui se demande, lui aussi, si l'intelligence d'une nation vivante peut couler dans une langue dont on a brisé le creuset?

M. Alain Rey : Je sais que , d'un moule en miettes, il observe les morceaux: si une gauche chancelante et à l'élocution tâtonnante conduit ses brebis pâturer les ultimes promesses électorales de sa folie et si, de son côté, une droite desséchée ne sait pas davantage comment piloter les restes d'une France contrefaite, le Président actuel n'est-il pas à bout de simulacres, faux-fuyants, subterfuges et simagrées? Voyez-le agiter sur la scène du monde sa crécelle de mendiant aux prérogatives évaporées.

L'étudiant : Et pourtant, vous écoutez encore les derniers nautoniers soucieux de séparer distinctement le vrai du faux, le juste de l'injuste et le franc du masqué . Ceux-là ne parlent-ils pas couramment notre langue?

M. Alain Rey : Peut-on dire pour autant qu'ils habitent le plus joyeusement du monde le français élégant et sûr de son pas des générations d'autrefois? Peut-on soutenir qu'ils ne se contorsionnent pas pour un sou? Diderot nous rappelle qu'au début du XVIIIe siècle, un public de connaisseurs applaudissait encore un beau vers au théâtre. Puis, un parterre d'ignorants a cessé d'entendre la manière dont une langue est parlée et écrite pour ne plus écouter que sa lettre. A Athènes, Euripide avait mis trois jours à rédiger trois vers. Un rival se vantait d'en rédiger trois cents dans le même temps. "Les vôtres dureront trois jours", lui répondit l'auteur d'Iphigénie en Tauride. Nous avons les vingt-neuf versions de La jeune Parque de Valéry, nous avons les treize moutures de César Birotteau de Balzac. Comment voulez-vous que nos ânonneurs cisèlent une langue qui tombe en lambeaux de leur bouche!

L'étudiant :Mme Buffet y va encore tout d'un trait.

M. Alain Rey : Il est facile de marcher droit dans l'utopie; mais les cités des nuées trébuchent ici bas. Quand une classe dirigeante est devenue trébuchante dans sa langue et sourde au rythme du discours, quand elle ignore que "la forme, c'est le fond", comme disait Valéry, quand elle ne sait plus que la langue véhicule en tout premier lieu son esthétique, son souffle, son élan, son âme, parce qu'une pensée n'est vivante et respirante qu'à charrier l'esprit des grandes nations, comment voulez-vous qu'elle survive avec le cadavre d'une civilisation sur les bras ? Notre classe bureaucratique porte sur son dos la dépouille mortelle de la France.

L'étudiant : Mais M. Montebourg ne me semble pas un enfant de chœur de la politique; et pourtant, il se tient debout dans un parler dru et bien frappé.

M. Alain Rey : Je vous concède que le vocabulaire de ce jeune homme est tranquille, je vous accorde que le regard de cet acteur porte au loin, j'irai jusqu'à admettre qu'il se veut fidèle à la droiture de la pensée rationnelle de la France. Mais la nouvelle logique du monde appelle une langue aussi nouvelle que celle qui a fait basculer le latin de Cicéron ou d'Ambroise dans celui des Confessions de saint Augustin. Et ceci est une autre histoire.

L'étudiant : Peut-être le balbutiement, la vacillation, le bégaiement et l'empêtrement vocaux de la France illustrent-ils l'adage qu'à quelque chose malheur est bon. Car si vous laissez tomber une voyelle flasque à la fin de tous les vocables, ce matériau malade peut vous aider à conduire d'une main ferme votre spéléologie linguistique vers les profondeurs de l'histoire et de la politique. Vous ferez naître des nageurs en eau profonde. Votre scannage d'un peuple et d'une nation, quel instrument d'une faiblesse du genre humain à décoder! Les pateaugeages actuels de la langue française vous enseignent que les désertions vont bien au-delà des affichages d'une grammaire et d'une syntaxe asphyxiées!

M. Alain Rey: Rêvez, rêvez, jeune homme!

L'étudiant : Le bathyscaphe de l'anthropologie critique dont vous avez posé les fondations enseigne qu'un discours haché, tronçonné et bâillonné par la chute de la phrase dans le grotesque se révèle, à sa manière, non seulement un document à placer sur le billot, mais le plus éloquent témoignage du comportement cérébral d'une société entière. L'agonie des civilisations attend des décrypteurs abyssaux de votre trempe. Vous enseignez que la coulée facile et rapide d'une langue véhicule sa joie et que ses lenteurs charrient son affolement, vous dites qu'un idiome sert de cortège funèbre ou en liesse aux tristesses et aux espoirs d'une nation. Quelle leçon de vie que votre corbillard! Des funérailles comme celles-là, on en redemande!

M. Alain Rey : Mais le poisson pourrit par la tête. Comment une parole souffrante et qui faisandera le pays préparerait-elle un vaccin?

L'étudiant : Quel cerveau, quel cœur, quelle voix de la France que le cortège funèbre d'une langue blessée et à la peine ! On fabrique les antidotes à partir du poison. Quel laboratoire que la ciguë socratique, quelle moisson que le venin de la pensée!

M. Alain Rey : On murmure que les futures élections présidentielles exprimeront le rendez-vous d'un homme avec le pays. Mais si le langage du candidat est un esquif qui fait eau de toutes parts, son plan de sauvetage de la voix de la France ne sera, à son tour, qu'une barque embourbée. Qui soutiendra qu'un discours en suspens entre deux voyelles superfétatoires servirait d'espoir crédible à la renaissance de l' Etat!

L'étudiant : Et pourtant, la France, toute salie qu'elle soit par les barbouilleurs de sa langue est sur le point de vivre l' aventure d'une saine fureur, celle d'une jeunesse en rage, parce que ce sont la profondeur ou la superficialité, le verbiage ou la raison, le balbutiement des désarçonnés du monde ou la hauteur morale des bâtisseurs qui se sont donné rendez-vous au cœur de la langue des armes et des lois. Les paraplégiques de la parole de la France nous mettent hors de nous. Ayez confiance en notre jeunesse, nous sommes la voix irritée de la France ascensionnelle, nous sommes la France qui jettera à la voierie les estropiés et les unijambistes du destin de la nation.

M. Alain Rey : Comment, dans six mois, mettrez-vous le futur président de la République des funérailles de la langue française en jugement? Nous verrons bien si vous nous le présentez guéri par vos soins. Sinon, comment votre tribunal le mettra-t-il en état d'arrestation?

L'étudiant: Nous le tirerons du marécage. Faute de quoi, n'en doutez pas, la jurisprudence des débâillonneurs sera sans appel.

M. Alain Rey :Que dira votre jeunesse? Comment déficellera-t-elle la nation?

L'étudiant : Nous démontrerons que le premier dépositaire de la souveraineté d'un peuple, c'est sa langue.

Le 30 octobre 2011

Reçu de l'auteur pour publication

 

 

   

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Source : Manuel de Diéguez
http://www.dieguez-philosophe.com/

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