Europolitique
Les funérailles de
l'Europe
Manuel de
Diéguez
Manuel de
Diéguez
Samedi 30 mars
2013
"Interroger les
grands philosophes, c'est transformer
les questions qu'on leur pose en
instruments d'approfondissement de la
connaissance du genre humain."
Jaspers
1 - Le balcon
Supposons un instant que Tacite se
serait installé non plus au balcon de la
République défunte, mais à celui de
l'effondrement de l'empire romain sous
Claude, Néron ou Tibère, supposons un
instant que, sous Hadrien déjà, la
science historique aurait renoncé à
passer le vieil archet des nostalgies
sénatoriales sur les "cordes du
violoncelle de la démocratie". Du coup
les thrènes mélancoliques qui ont
jalonné le naufrage du peuple des
Quirites auraient été présentés dans une
exposition publique des péripéties dont
les stands se seraient échelonnés tout
au long de la voie appienne. Deux mille
ans plus tard, ce type de surplomb du
narrateur ne présenterait encore aucun
équivalent dans aucune langue et aucune
littérature, parce que les Montesquieu
et les Gibbon eux-mêmes vous racontent
seulement pas à pas l'effondrement du
monde antique, puis tournent les talons
et vous plantent là.
Certes, ils se veulent à la hauteur de
leur sujet. Mais ces dramaturges aux
bras courts manquent d'une science des
désastres. De la première scène jusqu'à
la chute du rideau, leur plume fait acte
de présence et n'y met pas de façons.
Quelquefois, ils vous signalent les
circonstances bien alignées et par trop
évidentes qui ont accompagné le
déroulement de la tragédie; mais jamais
ils n'éclairent la fatalité à laquelle
l'histoire s'est pliée. Que n'ont-ils
mis un peu plus tôt sous nos yeux les
récifs sur lesquels le navire allait se
briser! N'auraient-ils aperçu qu'au
dernier moment les rochers dressés
devant eux? Les auraient-ils contournés
s'ils les avaient vus plus tôt? Mais si
l'historien sans recul s'armait
soudainement du télescope des Cassandre,
comment raconterait-il jour après jour
et quasiment heure par heure les
mécanismes psychiques et politiques qui
pilotent jusque dans le détail les
dérobades des classes dirigeantes et les
démissions au quotidien qui commandent
les intelligences dans les décadences?
La cécité rampe dans sa propre banalité.
Comment la longue vue des visionnaires
de l'immémorial enregistrerait-elle la
démarche assurée des nations courant en
aveugles vers le gouffre qui les attend?
2 - Dans
l'attente d'un vrai regard sur le
cerveau simiohumain
Dans un premier temps, les futurs
historiens de l'agonie politique de
l'Europe imiteront les philosophes de
l'histoire qui, de Thucydide à Hippolyte
Taine, racontaient l'itinéraire d'une
civilisation en marche vers son
sépulcre. Ces éclaireurs de la mort
liront le scénario et les péripéties du
destin sur la rétine des simples
mémorialistes et des chroniqueurs de la
mémoire superficielle des nations, ces
narrateurs aveugles s'échelonneront
entre des bornes clairement signalées,
ces promeneurs ne sauront pas encore que
le miroir millésimé dans lequel leurs
ancêtres se regardaient évoluer sur la
scène du monde venait tout juste de leur
être livré par des miroitoirs dont
Valéry disait qu'ils nous faisaient
entrer dans l'histoire à reculons.
Mais quand le cortège des huissiers aura
défilé en bon ordre, des anthropologues
un peu plus avertis observeront les
configurations de Clio dans leurs
rétroviseurs et ils commenceront
d'observer l'encéphale du monde de leur
temps sur la pellicule des cinéastes
déjà relativement informés des règles
universelles qui commandent le déclin
des nations et la chute des empires dans
leur propre poussière. Leurs bivouacs
les feront encore camper à une faible
distance de l'enceinte des cuisiniers et
des majordomes les plus fatigués de
Clio; mais leur recul, quoique modeste
et dont ils n'auront pas à se vanter,
les remplira pourtant de stupéfaction de
ce que toutes les décadences aient dans
l'œil une seule et même poutre, mais qui
suffit à cacher à la vue de tout le
monde les forêts les plus denses et les
plus étendues.
Puis l'étonnement enfantin des premiers
greffiers de la mort des civilisations
engendrera pour la première fois une
stupéfaction atterrée de ce que le débat
public qui accompagnait la descente
inexorable de l'Europe des XXe et XXIe
siècles au tombeau ne portait jamais sur
la présence honteuse de cinq cents
forteresses américaines implantées sur
le sol du continent des humiliés et de
ce que les classes dirigeantes
fossilisées de l'époque géraient sans
sourciller la prétendue normalité de
leur auto-asservissement militaire,
alors que le spectacle de leur sujétion
aurait dû provoquer un ahurissement
continu des élites rougissantes sous
leur livrée. Mais il aura fallu attendre
la troisième génération des historiens
assis au balcon du funèbre pour que leur
stupeur cérébrale portât ses premiers
fruits politiques.
3 - Les idoles du
tigre et du lion
Ce premier type d'ébahissement demeurera
pourtant pré-anthropologique par nature:
certes, il tranchera sur l'infirmité
mentale des historiens d'aujourd'hui.
Mais le recul des futurs coperniciens de
la raison historienne ne naîtra qu'à la
génération suivante, quand l'heure aura
sonné de remonter aux sources du cancer
généralisé qui, depuis 1945, frappait
les nations et les peuples du Vieux
Monde, parce que seuls les historiens
dont l'ambition épistémologique entrera
dans la véritable postérité de Darwin et
de Freud auront des hauts le cœur et des
vomissements. Ce sera à l'école de la
cécité d'une espèce vouée à demeurer
semi animale sans seulement le savoir
qu'il s'agira de décrypter les chemins
secrets d'une contamination galopante
des nausées. Il faudra donc attendre
l'apparition du type d'intelligence
nouveau qui caractérisera la troisième
génération des précurseurs d'une science
historique méditante et contemplative.
Car, pour apprendre à dérouler le tapis
de la mémoire d'une bête sui generis, il
faut connaître la pathologie dont elle
souffre.
Quelle est la nosologie spécifique d'un
fauve à demi cérébralisé, quel est le
type d'acuité mentale que ce petit
carnassier partage avec les idoles qu'il
a façonnées à son " image et
ressemblance"? De même que les Céleste
du tigre et du lion sont construits sur
le modèle des tyrans, de même ceux des
confituriers de l'éternité dont ils
dotent leur propre ossature gavent leurs
adorateurs des sucreries de
l'immortalité, mais infligent à leur
squelette des tortures atroces et
perpétuelles dans une géhenne
souterraine et posthume.
4 - Les plumes du
canard
Pour l'instant, l'insistance de l'appel
de quelques intelligences à la
bienveillance d'un Zeus plus civilisé
que le précédent demeure pathétique de
ne rencontrer aucun écho. L'Europe
s'était prise pour la première
civilisation de la pensée rationnelle
que la planète eût jamais vu naître.
Mais la cécité d'une espérance aussi
universelle n'est évidemment explicable
que si l'encéphale collectif du début du
XXIe siècle demeurait dépourvu de toute
spectrographie, même embryonnaire, des
ressorts abyssaux des fuyards de la
zoologie. En 2012, Jacques Julliard, un
journaliste célèbre de ce temps-là,
diffusait sur les ondes de France Inter
un éditorial indigné à l'intention des
centaines de milliers d'auditeurs de la
station la plus écoutée du pays. Il y
dénonçait la corruption généralisée de
la classe politique de la France, parce
que seule une putréfaction irréversible
avait permis deux ans auparavant de
porter Mme Aubry à la tête du parti
socialiste, puis à M. François Copé de
remporter les élections internes non
moins truquées de la droite.
Or, cet éditorial de la colère était
tombé dans un silence qui aurait pu, du
moins, ressortir à la consternation de
la presse et du public. Mais ce langage
a passé sur la fourrure de l'animal
comme l'eau sur les plumes d'un canard.
L'étude en laboratoire de la
psychophysiologie d'Adam est donc la
seule assise scientifique à partir de
laquelle la méthode historique de demain
pourra s'élever au rang d'une discipline
étonnée; et ce socle de la méthode
rationnelle ne saurait se révéler autre
que celui d'une autopsie sur la table
d'opération du chirurgien de l'animal
mémorieux.
5 - Une histoire
à détoisonner
Des démocraties encore placées dans
l'enceinte d'une mémoire à peine
détoisonnée et demeurées à cent lieues
de la stupéfaction intellectuelle de
demain attendent avec impatience un
scannage et une problématique de
l'Histoire qui permettraient de mettre
en évidence les traits hérités de la
zoologie d'une espèce au sein de
laquelle la raison du plus fort était
toujours demeurée la meilleure. J'ai
déjà suggéré que le narrateur éclos de
la troisième couvée en découdra avec une
bête dont le décodage de son aveuglement
proprement mental exigera une
vivisection de l'encéphale du genre
simiohumain actuel, donc une pesée de
l'infirmité psychobiologique d'un organe
poussif et que la nature avait mis en
état de marche à grand peine au cours de
plusieurs millénaires de son évolution
psychobiologique.
Mais
quand un puissant empire feint de tendre
une main secourable à un estropié et
réussit, primo, à faire croire à cet
infirme qu'il s'agit d'inaugurer un
compagnonnage chaleureux et durable
entre leurs musculatures respectives,
secundo, que le fort et le faible
associeront leurs charpentes sur le
modèle d'un partenariat entre des
jumeaux pleins d'égards l'un pour
l'autre, tertio que Goliath et David,
gentiment assis côte à côte, en
deviendront deux ou trois fois plus
grands et plus forts sur la planète des
anges et des séraphins de la démocratie
catéchétique mondiale, quarto, que le
nouveau royaume des cieux laissera tout
éblouis et les yeux embués des larmes de
la reconnaissance la classe de feu le
continent de Copernic et de Darwin, de
Newton et de Freud, de Platon et
d'Einstein, on comprend que la boîte
osseuse des évadés partiels du règne
animal ait si peu progressé dans l'ordre
politique au cours des âges qu'il faille
apprendre à construire une balance
entièrement nouvelle, afin de s'essayer
à la pesée de la raison simiohumaine en
tant que telle. Sinon, comment
existerait-il un jour une science
historique explicative, comment
la mémorisation du passé
conjuguerait-elle demain le verbe
comprendre ?
6 - Une
démocratie en trompe-l'oeil
D'un côté, la perspicacité des anciens
historiens-philosophes n'est plus
heuristique, de l'autre, la méthode
historique qui observera les décadences
au jour le jour et sous la lentille des
évènements n'est pas encore suffisamment
expérimentée pour fournir aux apprentis
de l'anthropologie transcendantale du
XXIe siècle les instruments
opérationnels dont elle a besoin. C'est
pourquoi il est de bonne méthode de
commencer par observer la bête semi
réflexive dans son habillage politique
proprement dit et à l'échelle de
l'appareillage dont ses Etats se
revêtent.
Dans un premier temps, on filmera le
fonctionnement de la machine
administrative de l'anthropoïde épilé et
l'on constatera que la classe politique
des démocraties bureaucratiques ne
saurait se composer de citoyens
effectivement élus par le "peuple
souverain", mais seulement d'agents de
la machine de l'Etat, qui parviennent à
se glisser en grand ombre au sein des
Assemblées Nationales et se rendent les
vrais maîtres du pouvoir législatif en
moins de temps qu'il ne faut pour le
dire.
Quatre-vingt dix pour cent des députés
ne sont que des fonctionnaires dont la
campagne électorale a été stipendiée sur
les fonds de leur employeur, donc sur
les ressources fiscales du pays. Ce
personnel du peuple retournera en
régiments serrés dans les rouages de
l'administration s'il n'est pas
reconduit dans ses fonctions par le
prochain "suffrage populaire". Les
agents du peuple-roi ne perdent donc
jamais que sporadiquement leur siège de
représentants officiels censés avoir
supprimé la monarchie. Comme les revenus
somptuaires des nouveaux courtisans du
trône restent à la portée de la nouvelle
démocratie d'une législature à l'autre,
il s'agit d'une milice à la disposition
des gouvernements successifs et qui
compte actuellement six cent soixante
mille fantassins.
Aussi le 14 juillet de chaque année, les
journaux publient-ils une liste de
plusieurs centaines de fonctionnaires et
d'obscurs petits chefs de bureau décorés
de la légion d'honneur par leur maître,
de sorte que la cour se procure à chaque
génération une foule immense et en
progression constante de quelque deux
cent cinquante mille exécutants dociles.
Ces légions prébendées forment un noyau
de privilégiés d'Esculape dont la santé
fait l'objet des soins les plus
attentifs d'Hippocrate et de Galien.
Deux siècles après la chute des
Bourbons, le peuple français se trouve
donc scindé en deux catégories
d'habitants séparés par la Faculté
elle-même entre Versailles et le
parterre: d'un côté les Diafoirus du
petit peuple, dont les ordonnances
guérissent les vrais malades, de
l'autre, les signataires de diagnostics
à l'usage des malades aussi innombrables
qu'imaginaires que sécrète la paresse
des agents de l'Etat.
Il est évident qu'une République armée
jusqu'aux dents par la fainéantise de
ses propres organes et dans laquelle le
pouvoir de promulguer les lois est tombé
entre les mains des domestiques que
nourrit le suffrage universel ne mérite
plus la dénomination de démocratie
citoyenne. Il faudra user d'un autre
vocabulaire de la souveraineté et de la
servitude des nations pour cerner la
spécificité d'un Etat issu du
vieillissement du génie insurrectionnel
qui lui avait donné son assise et son
élan, donc d'une histoire en marche. Un
peuple signe son arrêt de mort à
s'immobiliser. Mais, pour le comprendre,
observons seulement un instant les
premiers effets du règne des valets à
gages sur l'usage quotidien de la
langue.
7- Le naufrage de
la langue et les fonctionnaires au
pouvoir
L'agent au service du pouvoir s'avance
avec un bâillon sur la bouche et d'un
pas hésitant sous le regard
mi-respectueux, mi-craintif de ses
compatriotes. Et pourtant la peur n'est
pas du côté que l'on croit: c'est lui
qui n'ose plus s'exprimer avec l'aisance
et le naturel de la population
domiciliée hors de la Curie, c'est lui
qui marche sur des œufs dans l'enceinte
de la société civile, c'est lui que
paralyse la puissante effigie du maître
qui se dresse dans son dos.
Mais le chef d'un tel Etat s'empêtre,
lui-aussi dans le filet de la langue.
- Le
retour du fléau des e e e e e e e e
- Un dialogue imaginaire avec M.
Alain Rey,
30 octobre
2011
On le
voit confiné à son tour dans le
gigantesque séminaire de
l'administration publique qu'il dirige.
Du coup, on l'entend aligner tous les
deux ou trois mots des eu, eu, eu, du
coup, il hachera de ses hoquets son
discours de bureaucrate corseté. Mais
l'esprit d'imitation que Gabriel
Tarde ( 1843-1904) a mis en évidence
il y a plus d'un siècle et que René
Girard s'est contenté de rebaptiser
"rivalité mimétique", se propagera avec
une constance et une continuité
sidérantes au sein d'un gouvernement
ânonnant à son tour - et aucun ministre
n'échappera à la contamination de la
maladie du langage qui fera tomber de sa
bouche la syllabe inutile et imposée par
l'air du temps. Le petit Poucet
jalonnait de pierres son chemin - mais
les cailloux ministériels sont
pathologiquement superfétatoires et
révérenciels. Il faut ressembler au
fonctionnaire sommital, et cela tant par
le geste que par la voix et le débit;
mais il convient néanmoins de s'y
exercer en tapinois, afin d'éviter de
choir dans un ridicule trop public.
Comme dit Molière: "On supporte la
répréhension, mais non la raillerie".
8 - Une classe
dirigeante inapte
Comment une classe dirigeante de type
bureaucratique de la tête aux pieds,
comment une élite politique que sa
livrée empêche de s'exprimer
naturellement s'armerait-elle d'un
regard de visionnaire de l'histoire,
comment porterait-elle un regard d'aigle
sur les rapports de force qui commandent
les relations entre les grandes
puissances, comment des locuteurs
embarrassés, craintifs et placés jour et
nuit sous la surveillance du maître
étranger qui s'est emparé de leur raison
et de leur conscience entreraient-ils en
dissidence, comment dénonceraient-ils la
domestication craintive qu'un continent
hémiplégique est appelé à subir? Une
monarchie de fonctionnaires de carton ne
sera jamais qu'une noblesse de robe
qu'il serait vain de déguiser en
phalanges macédoniennes, parce qu'un
Etat coupable d'avoir anéanti le débit
autrefois assuré de la langue du pays et
rendu la raison elle-même hésitante, un
tel Etat, dis-je, a oublié que l'esprit
et l'âme d'une civilisation passent non
moins par le rythme de la parole d'un
peuple libre que par la grammaire et la
syntaxe. Les langues sont les symboles
sonores des identités nationales.
Le désastre politique le plus
viscéralement attaché à la dégaine
empruntée d'une classe dirigeante de
professionnels bégayants n'est autre que
le ratatinement de la vie politique et
sa réduction aux tracasseries des
guichets, donc à l'omnipotence rabougrie
d'une bureaucratie. Le ministre
d'apparat qu'une Europe ennuyée a élevé
au rang de Talleyrand du Vieux Continent
a engagé d'un seul coup plus de huit
mille fonctionnaires surgis de nulle
part et dont la fainéantise s'est
aussitôt mise à l'école de vingt-sept
nations dépourvues à titre statutaire de
toute volonté politique observable sur
la scène de leur propre myopie. Des
patries vassalisées à titre
constitutionnel par des traités
bilatéraux qui les lient à un empire
d'outre-Atlantique incrusté sur leur
territoire depuis sept décennies ne
peuvent se voir dirigées que par un
personnel anonyme et placé sous les
ordres d'un souverain aussi anonyme
qu'elles-mêmes.
Mais les vassalités légalisées sous leur
accoutrement administratif font
également un chassé-croisé tragi-comique
entre leurs chasubles respectives:
nommer une Anglaise à la tête d'une
prétendue " diplomatie européenne "
relève d'une méconnaissance titanesque
de la psychophysiologie des peuples
insulaires: depuis Jules César,
l'histoire de l'Angleterre est jalonnée
de guerres inexpiables avec un continent
qui menace sans cesse de s'unifier face
à ses rivages. Par bonheur pour les Iles
britanniques, un ramassis de peuplades
attachés à leur folklore ne font pas un
Tamerlan redoutable.
9 - Les racines
simiennes de la politique
Il se trouve que les décisions à prendre
pour retenir par ses basques une
civilisation décidée à se précipiter
dans le gouffre en appelle au génie
politique le plus sommital; et si les
insectes que le suffrage universel a
hissés au pouvoir ânonnent et trébuchent
dans la syntaxe et la grammaire de leur
propre idiome, jamais on ne verra surgir
du marais une phalange ardente de
guerriers de l'histoire et jamais une
caste de fonctionnaires aux yeux fermés
et aux oreilles bouchées n'imposera tout
soudainement les verdicts du bon sens le
plus simple à un continent de dormeurs
debout.
Aussi les méthodes d'une science
historique articulée avec une
anthropologie offensive ne saurait-elle
s'arrêter sur un chemin dont les bornes
ne sont pas encore placées. Car la
cécité politique de l'Europe et les
tournures trébuchantes de la langue du
pouvoir sont devenues telles que les
régiments serrés de fonctionnaires
dormant à poings fermés ne voient pas le
piège que le Goliath d'outre Atlantique
leur tend avec des mines tour à tour
rusées et hilares. Il faut aller bien
au-delà du scannage actuel des
encéphales pour tenter de s'interroger
sur les secrets d'une évolution
neuronale qui, depuis le paléolithique,
n'a pas fait progresser d'un iota
l'intelligence proprement politique de
la bête, mais seulement sa raison
manœuvrière, mécanicienne et tacticienne
- celle que les psychologues du siècle
dernier qualifiaient déjà de
combinatoire.
10 - Retour aux
primates
Par bonheur, les observations les plus
récentes dont les déficiences mentales
de la bête ont fait l'objet et dont
l'empreinte se révèle indélébile nous
apprennent que le type d'entendement
dont use cet animal renvoie à la
psychophysiologie du primate originel.
Savez-vous que l'astuce de ce quadrumane
lui permettait de décoder avec une
célérité stupéfiante les mécanismes qui
commandent les fermetures les plus
compliquées d'une cage remplie de
bananes? Ne pensez-vous pas que des
dispositions natives aussi prometteuses
préfiguraient l'invention, une centaine
de millénaires plus tard, du moteur à
explosion et du téléphone portable? Il
faut constater sous la lentille de nos
microscopes que le creuset du
fonctionnement politique propre aux
hordes de chimpanzés répond au même
moule que celui de nos démocratie: un
détoisonné aussi juvénile qu'ambitieux
rassemblait des mâles de son âge autour
de sa charpente et sapait allègrement
l'autorité du chef vieilli - et cela sur
le modèle du harcèlement quotidien dont
nous avons pris le relais. Il suffira de
quelques semaines pour que le primate
régnant rende les armes. Réduit à l'exil
dans la solitude de la jungle, il y
deviendra rapidement la victime d'un
fauve aux aguets de sa proie. Mais le
transit de sa chair par l'estomac d'un
carnassier sera seulement plus rapide
que de nos jours.
Un rapport public de l'inspecteur
général des prisons de France vient de
poser sans fards la question du statut
semi carcéral de la masse fort coûteuse
- mais pour leur propre bourse - des
hébergés en attente de leur trépas
massif dans un enfermement de leur
charpente hérité de nos ancêtres
quadrumanes. Savez- vous que, depuis des
années, l'Allemagne de Goethe et de Kant
déporte ses vieillards ? On en estime
actuellement la masse à quatre cent
mille spécimens.
De toute façon, une espèce suffisamment
cérébralisée pour industrialiser ses
funérailles n'est pas près de se doter
d'un gouvernement aussi stable et
rationnel que celui des Houhnhnms de
Jonathan Swift ou des habitants de l'île
d'Utopie de Thomas More. On sait, depuis
Montesquieu, que les monarchies tombent
dans la tyrannie, les oligarchies dans
le népotisme et les démocraties dans la
démagogie. Mais l'anthropologie critique
de demain fera les gorges chaudes d'une
politologie demeurée si longtemps inapte
à observer l'encéphale théologique de la
bête.
Le Général de Gaulle savait que l'empire
américain siège principalement dans les
têtes. Mais en bon catholique, il ne
pouvait fonder l'anthropologie politique
du IIIe millénaire sur une connaissance
scientifique des méthodes messianiques,
apostoliques et rédemptrices que la foi
religieuse partage avec l'idéalisme
démocratique, l'eschatologique marxiste
et tous les finalismes idéologiques. Il
est saisissant que tout le XXe siècle
n'ait pas donné naissance à un seul
spectateur de la boîte osseuse d'un
animal scindé entre le réel et le sacré.
La fossilisation inévitable de
l'aristocratie dans des privilèges
héréditaires préfigurait la
pétrification du régime bureaucratique
dans la rigidité administrative. Aussi
personne n'imagine-t-il un seul instant
que des fonctionnaires sommeilleux
porteront un jour un regard sur le
destin cérébral de la "civilisation
européenne", comme on dit encore - ce
qui compte le plus à leurs yeux, c'est
de quitter le marécage à cinquante ans
avec un viatique de survie minimal de
neuf mille euros par mois jusqu'à leur
mise en bière.
11 - Une science
politique en aval
Mais, encore une fois, si l'encéphale
proprement politique des évadés bancals
de la zoologie avait grossi
parallèlement et au même rythme que le
cubage de leur boîte osseuse de
mécaniciens ingénieux évoqués ci-dessus,
l'Europe ne courrait pas au tombeau les
yeux fermés. C'est donc faute d'une
balance qui permettrait de peser de
siècle en siècle le crâne d'une espèce
socialisée de travers que nous ne
disposons encore en rien d'une
politologie fondée sur une
psychobiologie, alors que notre avenir
cérébral dépend plus que jamais de la
remise en marche du "Connais-toi"
socratique. L'anthropologie critique
tente d'introduire des clés nouvelles
dans les serrures d'une science de notre
évolution cérébrale demeurée en rade -
mais, pour cela, il lui faut construire
au préalable la balance appelée à peser
les sépulcres que cette bête se
construit.
Comment
cela? Par un approfondissement
transanimal de la réflexion sur la
nature même et sur le contenu de la
notion de recul intellectuel. Car
il n'est pas de science de notre espèce
qui ne se prétende distanciée de notre
charpente, et qui "n'objective" notre
ossature précisément à ce titre. Mais
c'est la qualité de notre distanciation
de nous-mêmes qu'il faut apprendre à
radiographier et, par conséquent, la
méthodologie et la problématique qui
commandent notre champ de vision qu'il
faut apprendre à poser sur la balance.
Car l'astronomie de Ptolémée ne se
trompait qu'à titre collatéral. Son
éloignement était suffisant; elle ne
manquait que des paramètres du savoir
rationnel qui lui auraient permis de
dépasser le regard de la science de
l'époque.
Il faut donc convaincre l'observateur de
renverser son champ de vision natal, il
faut lui faire remplacer le code mental
de Ptolémée, il faut substituer le
vagabondage du soleil autour de la terre
par celui des planètes autour d'une
étoile. La notion de recul propre à
l'astronomie d'une époque s'enracine
toujours dans une connaissance
scientifique dûment millésimée, mais
devenue viscérale - et cette propriété
collective commande toute la
problématique et toute la méthodologie
de l'interprétation du savoir.
Naturellement, l'héliocentrisme
supposait un embryon de regard de
l'extérieur sur le géocentrisme casqué;
mais l'encéphale simiohumain a besoin de
centaines de preuves visuelles pour
seulement se résigner à faire changer de
place à son télescope - et Copernic
lui-même n'a pas manqué d'immobiliser à
son tour le soleil dans le même espace
que les astronomes grecs . Il ne pouvait
savoir qu'il faisait voler en éclats les
notions mêmes d'espace et de temps et
qu'il conduisait les heures et l'étendue
à l'errance et à l'éparpillement de la
relativité générale.
12 - La science
historique quadridimensionnelle
Il en
est de même d'une science historique
dont l'agonie politique de l'Europe
révèle la configuration
tridimensionnelle. Le recul du regard de
la simianthropologie générale sur les
horloges et les hectares de la mémoire
ptolémaïque modifie la nature même de la
connaissance explicative du passé. C'est
le savoir expérimental logé sous les os
frontaux qui émigre en direction d'un
territoire où le spectacle semble
demeurer identique à celui dont le
télescope de Copernic reproduisait
seulement celui de Ptolémée; mais la
mise à distance de la théologie
tridimensionnelle bouleverse la mise
perspective à laquelle procédait le
concept même de distanciation,
parce que le réel a radicalement changé
de paramètres mentaux: l'ancien code qui
pilotait le regard des interprétations
de Clio se trouve anéanti avec toute la
méthodologie et toute la logique de
l'observateur ptolémaïque de la
condition simiohumaine.
Si le
miroir du télescope placé en amont
réfléchit désormais l'encéphale même
d'un l'animal onirique à titre
congénital, la classe sociale des
fonctionnaires situés en aval se placera
sous la lentille d'un microscope que
Balzac, Swift, Kafka et d'autres avaient
commencé de construire. Mais les
nouveaux anthropologues feront basculer
toute la science historique classique
dans le scannage de la semi-zoologie qui
guide notre espèce. Lisez Les
Employés de Balzac : cet
anthropologue de l'imaginaire vous
apprendra que les visionnaires
d'autrefois avaient encore besoin des
ressources de la fiction littéraire pour
mettre en scène l'animal socialisé. Mais
quand la fiction littéraire débarque
dans une histoire semi zoologique du
monde actuel, elle déroule son tapis
sous les yeux d'une simianthropologie
engrangeuse de ses premières moissons.
C'est ce que nous observerons le 5 avril
2013
Reçu de l'auteur
pour publication
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