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Opinion
Le manifeste de
Marly et la pauvreté intellectuelle de la classe politique
européenne
Manuel de Diéguez
Manuel de Diéguez
Dimanche 27 février 2011
1-
La vocation
intellectuelle de la France
Alain notait que, dans les vraies
démocraties, les citoyens sont appelés à se mettre en esprit à
la tête de l'Etat et à voter dans l'intérêt supérieur du pays. A
plus forte raison, si des diplomates se trouvaient conviés à
exposer leur vision de l'avenir de la France sur la scène
internationale, leur devoir les hisserait sur les hauteurs où
leur regard d'aigle embrasserait l'étendue des cinq continents.
Que verraient-ils? Que toute la science diplomatique n'est
jamais qu'un tricot stérile si aucune vocation éthique et
civilisatrice ne lui donne son élan et son souffle. Depuis la
sortie du Moyen Age, quel est l'apostolat de la France? Cette
nation est appelée à faire progresser la raison du monde. Son
devoir est donc celui d'un messianisme de l'intelligence. A ce
titre, ce pays peut-il saluer bien bas les sorciers qui font
vrombir les moulins à prières du Tibet au mépris du plus grand
génie philosophique de tous les temps, celui de l'Eveillé, qui
fonda la vie spirituelle du genre humain sur les ressources d'un
athéisme abyssal? La France de l'avant-garde du cerveau de
l'humanité peut-elle se taire au spectacle de la plus grande
démocratie du monde, qui a légalisé à nouveau la torture que
Louis XVI avait abolie et à laquelle l'humanité doit un retour
en arrière de deux siècles?
2 -
Marly
On sait qu'un groupe de diplomates français prudemment tapis
sous le pseudonyme collectif de Marly s'indignait publiquement
de ce que trois ans seulement après l'entrée de M. Nicolas
Sarkozy au service du pays, ce haut dignitaire du génie de la
nation les conduisît au constat suivant: "L'Europe est
impuissante, l'Afrique nous échappe, la Méditerranée nous boude,
la Chine nous a domptés, Washington nous ignore et notre
suivisme à l'égard des Etats-Unis a fait disparaître la voix de
la France dans le monde."
Voilà un constat d'échec qui en dit long sur l'état d'esprit
d'un Quai d'Orsay dont la bonne volonté ignore qu'une politique
étrangère privée de vocation cérébrale jauge ses échecs à
l'école des constats d'huissier.
Sous la Ve République, le corps diplomatique
de la France ne répond pas au modèle du citoyen responsable
défini par Alain, parce qu'il ne se met pas en esprit au service
des plus hauts intérêts d'une civilisation. Dans quelle mesure
cet exécutant loyal et zélé d'une politique étrangère que la
Constitution a placée sous l'autorité exclusive du chef de
l'Etat est-il responsable de l'élan et du souffle du pays sur la
scène internationale. Sous Vichy, le Quai d'Orsay était au
service de Vichy et, pour le pire, sous la IVe République
également, puisqu'il s'agissait de chanter les louanges de
l'hégémonie américaine, sous de Gaulle enfin, une vision
prophétique de l'avenir politique de la planète a guidé le pays.
Dans sa critique des initiatives de M.
Nicolas Sarkozy sur la scène internationale, le corps
diplomatique actuel ne met en question ni la disposition des
pièces sur l'échiquier, ni les règles du jeu. Certes, laissé à
lui-même, on comprend que le Quai d'Orsay ne soit pas un Général
de Gaulle à lui tout seul. Mais comment se fait-il que le groupe
de Marly se garde bien d'évoquer le blocus de Gaza ou la
conquête de la Cisjordanie par Israël - et encore moins, la
stratégie de la France dans une Europe occupée par cinq cents
bases militaires américaines. Mais si les conjurés se sont
baptisés du nom du café où ils se sont réunis pour la première
fois, voyons un peu ce qu'ils auraient dit s'ils avaient pris
pour symbole l'extraordinaire machine hydraulique que Louis XIV
avait fait construire à Marly-le-Roi afin d' alimenter en eau
fraiche le coeur du Royaume, le château de Versailles.
3 - Chez
les aveugles, les borgnes sont rois
Si un Quai d'Orsay silencieux était à
lui-même un chef d'Etat condamné au mutisme, il aurait souligné
qu'en 1989, le Vieux Monde n'a pas osé prendre le tournant
gaullien qui s'imposait à la planète: c'était pourtant un devoir
constitutionnel, pour tout Etat qui se voudrait souverain, de
renvoyer au plus vite les troupes étrangères qui campaient sur
son territoire depuis 1949. Comment juger un corps diplomatique
qui, en 2011, ne s'étonne en rien de ce que la puissance des
Etats-Unis se soit hypertrophiée à l'heure même où la logique de
l'histoire exigeait, au contraire, qu'elle s'effondrât à toute
allure, puisque les alliés du secouriste intéressé n'avaient
plus besoin de son bouclier? De plus, l'hégémonie de l'empire au
grand cœur fait désormais partie du paysage, dirait-on. Pourquoi
la domination de l'étranger est-elle acceptée et légitimée pour
toujours et dans son principe? Un Quai d'Orsay vigilant dirait
que la politique étrangère de la France et de l'Europe ne
saurait demeurer soumise pour toujours à la médiocrité
congénitale à la politique étrangère des démocraties.
Les faux insurgés de Marly illustrent à
merveille combien tout corps diplomatique se situe spontanément
dans la tradition d'une passivité enrubannée et propre, hélas, à
tous les corps constitués. On ne déplore que les effets
collatéraux d'une médiocratie basique et l'on se garde bien de
remonter à leur source, on passe outre aux exigences du plus
élémentaire bon sens, on ignore la logique interne qui commande
l'Histoire du monde, on ne sait pas clairement où va le globe
terrestre, on n'a pas de vision de l'avenir. Chateaubriand
savait cela, et Talleyrand et tant d'autres, tellement les
chemins de la fatalité crèvent les yeux des voyants.
4 -
L'occupation vassalisatrice
Si nos comploteurs de Marly regardaient la carte du monde du
haut du nid d'aigle qu'ils se seraient aménagés dans leur
esprit, ils remarqueraient que le chancelier Schröder avait
refusé l'envoi de troupes allemandes en Irak, mais que sa
désobéissance lui a valu de violentes attaques de la presse
"démocratique" de son pays et qu'il n'a pu empêcher la garnison
américaine de Darmstadt de servir de base arrière et de plaque
tournante pour l'envoi massif des guerriers d'Outre-Atlantique
en direction de l'Irak. Cinquante huit ans après la fin de la
seconde guerre mondiale, la nation allemande n'avait donc pas
retrouvé le pouvoir d'interdire à une armée étrangère de
transiter à toute allure et du pas le plus martial du monde par
ses arpents, et cela pour aller en envahir un autre. Mais alors,
la Germanie d'aujourd'hui est-elle tout subitement redevenue
souveraine sur ses lopins, et cela au sens précis que le droit
international donne au terme de souveraineté? M.
Berlusconi a envoyé des soldats de son propre pays ravager
l'Irak, et il a consenti, à cette fin, de les placer sous le
commandement d'une puissance étrangère. Qu'en est-il d'une
démocratie qui ne consulte ni le peuple, ni le Parlement pour
déclarer une guerre profitable seulement à un Etat étranger?
Mais la police italienne a violemment réprimé les manifestations
de protestation des citoyens qui tentaient, les mains nues,
d'arrêter les troupes américaines en route pour l'Irak à partir
des garnisons de l'occupant installées à Pise, à Florence, à
Bologne, à Venise.
5 - Le
statut juridique des troupes d'occupation américaines
Quelle est, aux
yeux des héros anonymes du Quai d'Orsay, la stratégie d'une
France peureuse et qui se garde bien, de son côté, d'informer
franchement les peuples italien et allemand de ce qu'en droit
public, leurs gouvernements sont illégitimes par nature et par
définition, parce qu'aucun pays sur la terre n'est autorisé à
livrer son territoire à des troupes étrangères, et cela,
soixante-cinq après la fin d'un conflit militaire. Mais l'heure
est proche où l'Italie et l'Allemagne prendront le chemin de la
Tunisie, de l'Egypte ou de la Lybie, l'heure est proche où le
peuple allemand exigera de sa classe dirigeante qu'elle renvoie
les deux cents garnisons qui quadrillent l'Allemagne et le
peuple italien, les cent trente sept forteresses qui font, de
l'Italie une sorte de gigantesque porte-avions américain au
centre de la Méditerranée.
Si le groupe de Marly avait laissé tomber du plus haut des cieux
un bréviaire de la diplomatie mondiale dans lequel il serait
écrit que non seulement les gouvernements italien et allemand
sont illégitimes par nature et par définition, comme il est
rappelé ci-dessus, mais qu'ils sont inconstitutionnels de
surcroît et ab origine, ces deux peuples sauraient que,
demain, leur classe dirigeante comparaîtra en haute cour pour
trahison. Mais il manque encore aux émeutiers du Quai d'Orsay
les yeux et les oreilles des connaisseurs de l'histoire réelle
des nations.
Qu'aurait écrit le groupe des diplomates
distingués de Marly si, non content de se distancier de la
politique internationale de M. Nicolas Sarkozy , il avait
témoigné d'une vraie hauteur de vues? Il aurait publié des
documents connus de tous les historiens depuis plus de trois
décennies et qui permettent d'ores et déjà de dresser le futur
acte d'accusation des survivants de la classe dirigeante de 1930
à 2010. Voyez comme sa servitude consentie fera honte à l'Europe
pour des siècles ! Car à la suite du coup d'éclat de la France
en 1966, les Etats-Unis - chat échaudé craint l'eau froide - ont
pris soin de faire signer à leurs "alliés" les clauses les plus
rigoureuses et les plus minutieuses aux fins d'encadrer leurs
abandons de souveraineté par des traités impérieux et
d'enrubanner leur vassalité.
6 - De
la théologie protestante de la servitude
Une fois de
plus, il faut admirer le génie politique avec lequel le
protestantisme a assimilé les leçons de l'Eglise catholique. On
sait que, depuis deux mille ans, celle-ci sacralise la liberté
"paulinienne" du chrétien, puis lui retire l'un après l'autre
ses droits de "penser par lui-même", comme dira Voltaire. C'est
ainsi que les traités signés entre les Etats-Unis et l'Allemagne
commencent par proclamer le principe intangible de la
souveraineté de l'Etat occupé; puis ils édictent des limitations
drastiques de l'indépendance des Germains, et cela au point de
conférer aux bases américaines le statut d'exterritorialité dont
bénéficient les ambassades dans le monde entier. Du coup,
l'occupant se soustrait purement et simplement à la juridiction
nationale de l'Allemagne.
Il sera donc
aisé, aux futurs cours de justice des démocraties de dénoncer
l'absence de limitation dans le temps des droits, privilèges et
apanages accordés à la puissance occupante, et d'abord au
chapitre du stockage et de l'entretien des bombes atomique
dispersées sur tout le territoire de l'Europe. On sait que ce
gigantesque arsenal demeure omniprésent, alors même qu'aucun
ennemi n'est plus à craindre depuis 1989. Mais comment la classe
dirigeante d'une démocratie saurait-elle que jamais un allié
"secourable" ne quitte gentiment ses amis "délivrés" et qui
devient sa proie naturelle? Il faut enseigner cela aux enfants.
Si les magistrats des cours de justice des
Etats libérés de demain devaient bénéficier de l'indulgence du
tribunal, la perpétuation au-delà de la chute du mur de Berlin
de traités soustraits à toute péremption sera jugée incompatible
avec la souveraineté des peuples et des nations dans le monde
entier.
Allons, encore
un effort, hommes de Marly, la science diplomatique vous attend!
7 - Des
causes de l'incompétence diplomatique de la classe dirigeante du
XXe siècle
La longévité
moyenne d'une génération s'élevant désormais à quelque
quatre-vingts ans dans la portion médicalisée de la planète, on
peut considérer que la population européenne actuelle est née
vers 1930. Il est donc possible de résumer les évènements d'une
portée internationale qui ont jalonné son parcours et d'observer
utilement l'étiage intellectuel de la classe dirigeante de
l'Occident tout au long du siècle précédent.
Certes, cette
classe d'âge n'a accédé à la conscience politique minimale
qu'illustre l'adolescence que vers 1945, de sorte qu'elle ne
saurait se trouver informée de la cécité des dirigeants
européens entre 1919 et l'accession au pouvoir de Hitler en
1936. Mais la carence cérébrale qui caractérisait les élites
issues du suffrage universel de l'époque ressortissait déjà à
leur méconnaissance de la nature même des Etats et du
fonctionnement des empires, donc à leur sous-information au
chapitre de l'identité et de l'esprit des grands peuples et des
nations les plus prestigieuses.
Si tel n'avait
pas été le cas, l'impéritie des dirigeants municipaux de la
République de Weimar aurait fait éclater de rire jusqu'aux
élèves de première année en sciences Po, tellement cette
démocratie de village s'était illustrée à l'école d'un certain
Del Cano, un industriel qu'on avait porté à la tête du
gouvernement et qui s'était aussitôt dit que si la France
occupait la Ruhr, c'était évidemment à seule fin d'empocher les
bénéfices d'une riche entreprise d'extraction du charbon. Il
suffisait donc d'obtenir des syndicats de l'endroit qu'ils
fissent voter la grève aux mineurs pour que Paris capitulât.
Naturellement, Henri Poincaré avait envoyé sur l'heure un
régiment occuper ce lieu emblématique de la victoire française
de 1918. Il était donc inévitable que Hitler reconquerrait, lui
aussi, la Ruhr les armes à la main et que son coup de force,
légitime aux yeux de toute nation souveraine, mettrait
l'Allemagne tout entière à l'unisson d'un dirigeant qui y avait
gagné ses galons de chef d'Etat.
8 -
Continuation du même sujet
Quarante ans
plus tard, la classe dirigeante allemande n'avait rien appris :
le Bundestag ayant renversé le Chancelier Adenauer en raison de
son grand âge - les députés avaient poussé un humour de mauvais
goût jusqu'à lui offrir un banc de pierre - un certain Ludwig
Erhard avait été élu à la tête du gouvernement au titre de "père
du miracle économique allemand".
Avec beaucoup de dignité, Konrad Adenauer
avait tenté d'informer les députés de son pays de la différence
de nature qui permet de distinguer un chef d'Etat d'un brillant
économiste. Ce fut peine perdue; mais à force de voir le Keynes
des Germains se faire recevoir, le sourire de la commisération
aux lèvres et entre deux portes à Washington, un Bundestag
repentant, mais nullement disposé à retourner sur les bancs de
l'école pour une peccadille, l'avait démis de ses fonctions avec
un brin de rudesse. Savez-vous que les ignorants s'étonnent
davantage qu'ils ne se sentent humiliés par la mise en évidence
de leur incompétence? Comment les députés allemands auraient-ils
compris ce qui manquait à un Del Cano ou à un Dr Erhard?
Puis, tout au long de la présidence du
Général de Gaulle, il suffisait à John Kennedy de faire le tour
des parlements européens pour enterrer les accords de la France
avec un Konrad Adenauer prisonnier de la médiocrité des élus du
peuple allemand. En 2010 encore, le département d'Etat américain
achetera sans difficultés et en quelques jours une majorité de
petites Béoties européennes afin de mettre en échec le
rapprochement de la France et de l'Allemagne avec la Chine au
chapitre de la vente d'armes à Pékin, vingt et un ans après le
massacre de la place Tien An Men.
Aussi les
historiens à venir observeront-ils que la principale carence de
la classe dirigeante européenne du XXe siècle aura résidé dans
son incapacité naturelle à enseigner aux peuples - et cela dès
les bancs de l'école - quelques rudiments à l'usage des enfants
d'une science des relations entre les Etats qui a fait
l'histoire du monde. Mais comment remédier à ce type de
faiblesse mentale des gouvernements démocratiques? Platon
soulignait déjà que le gouvernement populaire athénien ne
disposait d'aucun moyen de sélectionner une jeunesse éducable à
l'art de conduire des Etats face à Lacédémone. C'est pourquoi,
Mme Merkel et M. Berlusconi - une fille de pasteur luthérien et
un industriel prospère - ne songent même pas à demander poliment
le retour au pays des troupes américaines si gentiment
stationnées sur leur sol depuis soixante cinq ans. Mais, la
postérité unanime racontera que l'Europe aura sombré pour avoir
perdu le sentiment de l'honneur national au point d'avoir
applaudi à l'occupation à perpétuité de son territoire par une
puissance étrangère et "alliée".
9 - Et
la France ?
M. Nicolas
Sarkozy ne pense pas davantage à mal que M. Del Cano ou M.
Erhard quand, quarante-deux ans après l'expulsion de l'occupant
par la courtoise volonté du Général de Gaulle, il renvoie la
France et son armée sous le commandement de l'OTAN.
Naturellement, devant tant de naïveté, M. Barack Obama a tenté
de rencontrer M. Chirac à Paris, afin d'exprimer toute son
estime à un adversaire des Etats-Unis de forte et saine trempe ;
et il a refusé gentiment à M. Sarkozy de déjeuner avec lui à
l'Elysée. Enfin, il a tenu à camper fièrement sur un arpent de
terre américaine sur notre territoire - le cimetière de
Colleville/sur/mer - afin de jouer le rôle de la puissance
invitante de l'ex-France du Général de Gaulle aux cérémonies
commémoratives du débarquement le 6 juin 2007.
Ayant conquis le pouvoir en raison de la
supériorité de son talent à flatter le peuple français, M.
Nicolas Sarkozy s'imagine que tous les chefs d'Etat du monde se
laisseraient séduire par les caresses qui permettent aux
démagogues de tromper le suffrage universel. Mais comment un
homme politique qui aura passé trente ans à perfectionner son
habileté à égarer une nation disposerait-il de la tournure
d'esprit particulière aux grands chefs d'Etat? Aussi, toute la
classe dirigeante des démocraties européennes d'aujourd'hui
répond-elle à une mentalité d'invités à la table d'un grand. Ces
serviteurs-nés d'un maître qui les a subjugués se montrent fort
honorés qu'on veuille bien les traiter en interlocuteurs à
l'encolure bien peignée. Comme dit Washington avec une
condescendance mal dissimulée, ce sont des "partenaires",
c'est-à-dire des subordonnés flattés et fascinés par un chef de
file glorifié.
Cet état
d'esprit préside en secret et dans l'inconscient à des
marchandages conclus sous un joug mal déguisé: toute diplomatie
domestiquée d'avance se réclame du principe de l'équilibre des
liqueurs entre des vases communicants. Si vous faites passer un
canal entre deux récipients et si vous remplissez le premier, le
second se mettra à son niveau. Mais Talleyrand ignore
superbement le type de tractations qui permet aux puissants de
vassaliser les petits Etats à seulement bien feindre de les
faire participer à une gestion "équilibrée" de la planète par le
biais d'une globalisation astucieuse, mais trompeuse des
affaires. Quand M. Nicolas Sarkozy fait retourner la France sous
le bât de l'OTAN, il croit, en petit commerçant de la politique
mondiale, que le marchand d'en face va déposer sur l'autre
plateau de la balance un cadeau amicalement proportionné à son
appréciation de la qualité du service qu'on lui aura rendu.
10 -
L'infirmité de la politologie actuelle
Mais, par delà les affairistes déguisés en
diplomates - calamité dont les élites municipales des
démocraties marchandes européennes souffrent à titre congénital
et que tous les historiens sérieux ont patiemment recensées
depuis Périclès - la génération qui aura dirigé les Etats du
Vieux Monde de 1930 à 2010 aura témoigné d'une forme de la
cécité politique entièrement inédite sur la scène
internationale, parce que son aveuglement aura témoigné de la
spécificité d'une crise de la méthodologie même de la science
politique classique. Pourquoi, de 1945 à 1989, date de la chute
du mur de Berlin, aucun homme politique n'a-t-il seulement songé
à acquérir la science anthropologique élémentaire qui seule lui
aurait permis d'analyser et de faire connaître à la communauté
internationale des géopolitologues la signification cérébrale et
psychobiologique profonde de la disqualification de l'utopie
marxiste?
Nulle
radiographie, même rudimentaire, de la condition onirique du
genre simiohumain n'a permis de comprendre qu'une société fondée
sur une éradication de type évangélique, messianique et
apostolique du "péché capitaliste" engendrerait fatalement une
classe dirigeante de catéchètes du peuple, lesquels feindraient
de se mettre au service d'un prolétariat sacralisé. Du coup, ils
acquerraient le même type domination vassalisatrice des
troupeaux ou des "brebis du seigneur" que l'Eglise d'autrefois.
Une nouvelle dogmatique ecclésiocratique, non moins bardée des
certitudes doctrinales de la piété marxiste que la précédente de
la piété évangélique placerait une classe ouvrière proclamée
dictatoriale et dûment légitimée à ce titre en position
d'imposer son indiscipline et sa paresse aux Etats. On croyait
discréditer le prophète du Capital à le traiter d'idéologue.
Mais une critique superficielle de l'idéalisme en politique ne
saurait suffire à armer les sciences humaines d'un regard
d'anthropologue sur les dévotions qui pilotent les semi-évadés
du règne animal.
11 - L'impasse
Il était évident
que la classe politique des démocraties se révèlerait inapte à
approfondir la psychobiologie, l'anthropologie critique et la
science des ramifications du sacré dans l'inconscient de
l'histoire; mais il était non moins fatal que cette classe
ignorerait tout des racines religieuses d'un capitalisme livré à
la sauvagerie inscrite dans ses gène et grisé par son triomphe
illusoire sur le monde du travail. Du coup, la planète a été
conduite à un chaos cérébral et messianique conjugués. De son
côté, un empire américain voué au naufrage monétaire - en
raison, entre autres, de l'hypertrophie de la première puissance
militaire mondiale - a conduit, dès 1990, un capitalisme
"salvateur" et pseudo victorieux à rejoindre et même à dépasser
en exécration le socialisme des goulags.
On sait qu'au
XIXe siècle, un capitalisme fondé sur les premiers pas du
machinisme empochait le fruit de la distorsion entre le salaire
ouvrier, dont le montant permettait tout juste à la "classe
laborieuse" de survivre, et le prix de vente le plus cher
possible de la marchandise au public. En 2008, l'analyse
marxiste de la plus-value n'a été que confirmée, et avec quel
éclat, par la mise au chômage d'une masse immense de
travailleurs devenus aisément jetables en raison des progrès des
machines et d'une informatique qui allait permettre non
seulement d'automatiser la gestion des entreprises, mais de
délocaliser la main-d'œuvre de surcroît. On voit que, depuis
2008, le lien qui s'impose entre le socialisme et le capitalisme
a été ignoré sur un modèle seulement plus perfectionné qu'au
XIXe siècle, mais également plus suicidaire, puisque c'est
désormais aux travailleurs qu'on demande d'écouler les
marchandises qu'on produit, alors que, dans le même temps, on
les prive d'emploi, donc du statut de consommateurs. Tel est
l'aveuglement sur lui-même qui, dès 2010, a permis au
capitalisme de proclamer haut et fort qu'il était "sorti de la
crise" de 2008. Mais quel vain subterfuge d'alléguer que les
entreprises étaient redevenues florissantes et distribuaient à
nouveau de confortables dividendes aux actionnaires!
12 - A
la recherche du levier à soulever le monde
Comment tenter d'armer d'un avenir politique
et philosophique défendables à l'échelle du monde un système
économique dominé par la loi du plus fort et dont la course vers
la jungle ne trouve plus de contrepoids dans les appels vaporeux
d'autrefois aux sentiments moraux ou religieux. Il sera inutile
d'user jusqu'à la corde les recettes d'une société à bout de
souffle et dont les subterfuges se trouvent consignés depuis
l'antiquité dans des traités de la "bonne gouvernance" des
Etats; car, sans un approfondissement vertigineux de la
connaissance des ressorts et des poulies, de l'animal
cérébralisé et vocalisé qu'on appelle l'humanité, on se mettra
dans l'incapacité d'observer les apories nouvelles dans
lesquelles se rue la politique moderne. Car, pour "réformer" le
capitalisme, comme on dit, il faut trouver un levier; et si le
levier des rêves sacrés a été mis hors d'usage, les peuples pris
en étau entre les songes rouillés des autels et la loi de la
jungle bouillonnent comme jamais dans la marmite des siècles.
Une explosion générale est donc proche de se produire, mais sans
qu'on sache quelles silhouettes des cités surgiront des
décombres.
Songez qu'au
XVIIIe siècle encore, la classe dirigeante demeurait
reconnaissable au spectacle qu'elle présentait d'elle-même dans
la rue. On observait ses dorures, et ses privilèges attiraient
les regards des badauds. Mais à quels attributs invisibles de
l'ignorance et de la sottise s'en prendre si l'art de gouverner
est désormais davantage à réinventer qu'au siècle des Lumières?
Nos ancêtres s'offraient le luxe de clouer au pilori des cochers
et des carrosses; mais comment allez-vous démontrer au peuple
les carences cérébrales dont souffre M. Nicolas Sarkozy ?
Comment allez-vous enseigner au suffrage universel à reconnaître
un chef d'Etat au premier coup d'œil et à le distinguer sur
l'heure d'un acteur ou d'un mime? Pour la première fois dans
l'histoire de la France, le peuple a élu en toute innocence un
Président de la République appelé à un tout autre emploi qu'à
celui d'un chef d'Etat et que tout le monde tente en vain de
"présidentialiser".
Jusqu'alors, les armes millénaires de la
démagogie n'allaient pas jusqu'à la pitrerie de faire élire par
des masses faciles à égarer un jardinier à la place d'un chef de
train, un serrurier à la place d'un médecin, un géographe à la
place d'un physicien. Mais si une population livrée pieds et
poings liés à un démagogue d'un type nouveau va jusqu'à ignorer
qu'on lui a fait élire un serrurier, un jardinier ou un
géographe à la place d'un chef de train, d'un médecin ou d'un
physicien et si la démocratie des farces et attrapes du suffrage
universel réussit à faire emprunter les vêtements d'un chef
d'Etat aux yeux des naïfs rassemblés sur l'agora, à quelle
classe dirigeante devrons-nous apprendre à éduquer la nation de
Candide à la science des Machiavel ou des Talleyrand?
13- La double mâchoire de l'histoire et de la politique
Qu'arrivera-t-il quand Israël tirera le
glaive contre le peuple palestinien révolté? Qu'arrivera-t-il
quand on aura dessillé les yeux de notre civilisation et qu'elle
découvrira, éberluée, qu'on aura contraint un peuple à négocier
avec son cambrioleur, qu'elle découvrira, ébahie, qu'on aura
autorisé le monte-en-l'air à piller un propriétaire sous ses
yeux, quand elle découvrira, interloquée, qu'on aura proclamé la
victime coupable de refuser de négocier avec un canon sur la
tempe ? Croit-on qu'une civilisation qui aura mêlé à ce point
l'immoralité à la barbarie et à la sottise occupera une place
enviable dans l'histoire du monde?
La moralité et
l'immoralité illustrent la double mâchoire de l'histoire et de
la politique. La chute sanglante de M. Kadhafi a subitement
réveillé les consciences. Mais comment la flottille qui joindra
Gaza au mois de mai ne mettrait-elle pas l'Europe de l'éthique
face à la contradiction titanesque titanesque de tomber
subitement à bras raccourci sur les Ben Ali, les Moubarak les
Kadhafi, alors que la France des droits de l'homme fait
comparaître devant ses tribunaux les citoyens qu'indigne le
blocus de Gaza et qui refusent d'acheter les fruits et légumes
que les assiégeants d'une ville martyre prétendent leur vendre
de force?
D'un côté, le réveil d'un monde musulman juvénile et plus
laïcisé qu'on ne le pensait accompagne l'ascension de la
Turquie, de la Chine, de la Russie et de l'Amérique du Sud sur
la scène internationale, ce qui marginalisera l'Europe au point
qu'elle se verra condamnée, soit à suivre à contre-cœur le
déplacement inexorable du centre de gravité de la géopolitique
vers l'Asie, soit de s'enfermer dans un rôle de comparse de plus
en plus lilliputien du monde anglo-saxon. De l'autre, les
descendants d'Homère ont grand tort d'attendre tranquillement
l'effondrement aussi fatal qu'imminent de la Rome moderne, parce
que, disent-ils, jamais aucune puissance ne sera de taille à
légitimer durablement son hégémonie militaire tant navale que
terrestre sur les cinq continents et parce que sa monnaie se
volatilisera sous l'assaut répété des moyens de paiement
nouveaux que les pays émergents déverseront sur le marché
mondial de la finance et de l'industrie. Mais comment l'Europe
serait-elle sauvée à demeurer seulement une puissance de
techniciens et de commerçants en attente du bon vouloir d'une
Histoire dont le déroulement naturel daignera lui consentir, à
ce qu'elle s'imagine, une place digne d'attention dans la course
des évènements?
14 - Un
capitalisme suicidaire
Telle est la question de fond que soulève le réveil des peuples
arabes; car ce réveil placera le sort de la Palestine et de Gaza
au cœur de la géopolotique. Une convulsion aussi titanesque que
le débarquement d'un débat de fond sur la civilisation et sur la
barbarie - débat que déclenchera nécessairement l'arrivée d'un
milliard et demi de nouveaux guerriers de la raison et de
l'intelligence - écrira l'histoire centrale du globe terrestre.
Et le spectacle du géant américain ridiculement ficelé par la
volonté conquérante du peuple hébreu servira de déclic aux
retrouvailles du monde avec sa véritable histoire. Comment
l'humanité vivante, donc mouvante, ne contraindrait-elle pas ses
dirigeants à secouer le joug d'Israël et à reprendre sa marche
vers la souveraineté des peuples et des nations? C'est cela qui
se cache derrière le décor, c'est cela que les révolutions
égyptienne, tunisienne et lybienne ont d'ores et déjà fait
débouler sur les planches.
Les quelques réconforts collatéraux que les Etats ont retirés de
l'effondrement subit du marxisme se sont révélés de peu de poids
face à l'immensité des tâches nouvelles qui attendent la
réflexion politique. Ce n'est pas pour le motif que Léningrad
s'appelle de nouveau Saint Pétersbourg, que Berlin a retrouvé
son rang de capitale de l'Allemagne unifiée, que l'Angleterre se
révèle plus que jamais allogène au continent cartésien et de
droit romain que ces retrouvailles avec les assises d'une
politique faussement rassurée de marcher à nouveau sur la terre
ferme et de garder la tête vissée sur les épaules suffiront à
relever les vrais défis. Certes, ni la République de Platon, ni
l'île d'Utopie de Thomas More, ni la République des Houyhnmns de
Jonathan Swift ne détiennent les clés de l'histoire; mais, de
son côté, un capitalisme devenu kafkaïen se révèle aussi
suicidaire que feu le paradis soviétique.
Du coup, la
classe dirigeante mondiale aurait dû prendre conscience de ce
que, pour la première fois dans l'histoire, une classe politique
dont le réseau enserre maintenant la planète se trouve condamnée
à se changer en fer de lance du progrès de la connaissance
scientifique des arcanes du genre humain et que le type
d'intelligentsia que formaient les écoles des démocraties
humanistes et marchandes depuis la Renaissance ne sont plus en
mesure de répondre aux défis du capitalisme industriel
mondialisé.
15 -
Clochemerle et le monde
En voici l'ultime preuve: le G20, qui s'est réuni les 19 et 20
février 2011 à Paris, a chargé les bras des conseillers
municipaux de Clochemerle des dossiers les plus lourds de la
planète. On leur demande, les pauvres, de feindre de savoir
comment un empire militaire hérissé de plus de mille places
fortes réparties aux points stratégiques du globe terrestre va
conserver le pouvoir de ses magiciens et de ses sorciers
d'émettre des tonnes de monnaie fictive dont on jaugera le
volume au poids du papier. On leur demande, les malheureux, de
s'initier à l'art nouveau des empires d'aujourd'hui, qui règnent
sur des ennemis imaginaires et qui sculptent dans les airs des
spectres du démon nécessaires à l'étalage de la puissance du
Dieu Démocratie. On leur demande, les malheureux, d'étudier de
près, l'encéphale des éberlués de la zoologie. On leur demande,
les éclopés, de feindre de savoir comment le peuple hébreu
colloque ses conquêtes terrestres sous le sceptre du ciel de
1789. On leur demande, les infirmes, de feindre de savoir
comment les talismans et les amulettes du droit et de la justice
universels seront protégés par le bouclier d'Israël. Est-il un
seul de ces casse-tête dont la solution ne soit liée au
décryptage de la boîte osseuse d'un genre simiohumain inconnu?
Où se cache-t-elle, la classe dirigeante de Phénix de
l'intelligence? Le conseil municipal de Clochemerle est-il prêt
à répondre à l'appel?
Face aux embarras de nos Copernic de village, j'ai songé que ma
minusculité suffirait du moins à dresser un modeste état des
lieux et à rédiger un premier inventaire des difficultés à
résoudre. J'espère que des esprits infiniment plus affûtés que
le mien construiront la balance à peser les énigmes sur
lesquelles j'attire l'attention du groupe de Marly.
A la semaine
prochaine.
Publié le 27 février 2011 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez
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