Qu'est-ce que philosopher
Comment peser
les civilisations ? (2)
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Dimanche 26 février
2012
Préambule
A - Pour une ethnologie universelle
Pierre Bourdieu pensait que la
sociologie manquait de rigueur
méthodologique et qu'il fallait élever
cette discipline infirme à la hauteur
dont seule la logique des philosophes la
fera bénéficier. Il se trompait sur deux
points. Premièrement la philosophie
post-kantienne n'accède à un regard
heuristique sur l'encéphale demeuré
embryonnaire du simianthrope qu'à la
condition de construire le télescope
d'une anthropologie dont le miroir
réfléchirait un étrange spectacle, celui
du fonctionnement spéculaire du cerveau
d'un animal rendu pseudo cogitant à
force de se réfléchir dans son effigie
mentale, celle que son langage lui
renvoie. Secondement, la sociologie est
un lunetier trop myope pour jamais
hisser son matériau expérimental à la
hauteur d'une distanciation
interprétative digne de Socrate.
En revanche, la question inconsciemment
soulevée par M. Claude Guéant,
voir -
Comment peser les
civilisations? (1)19
février 2012
nous conduit à une interrogation de haut
vol, celle de savoir si le regard
d'anthropologue que Platon portait sur
l'encéphale des Athéniens se portera sur
la civilisation occidentale à son tour
et la constituera tout entière en
l'empire d'une ethnologie générale. Or,
ce sont la physique mathématique,
l'éthique, l'économie, la géopolitique
et le théâtre des élections
présidentielles dans les démocraties qui
nous contraignent à jeter un regard
d'anthropologue sur l'Europe.
B - Quelques perles sous la lentille des
ethnologues de la civilisation mondiale.
Premier exemple
Supposons qu'une tribu amérindienne se
serait suffisamment instruite des lois
de la physique la plus élémentaire pour
se trouver informée de ce que, dans les
centrales électriques à vapeur,
l'énergie dégagée par la compression de
ladite vapeur en vase clos obéit à une
progression géométrique, tandis que, de
son côté, la chaleur dépensée afin de
livrer l'eau vaporisée à un écrasement
de ses molécules de plus en plus
fabuleux obéit, elle, à une progression
seulement arithmétique. Supposez
maintenant qu'une tribu primitive se
garderait bien de profiter de ce
fabuleux décalage et qu'elle
persévèrerait aveuglément à consumer des
combustibles coûteux tels que le gaz, le
charbon, le pétrole ou même l'énergie
nucléaire. Pourquoi personne ne
songe-t-il à détourner une portion
infime de l'énergie produite à partir
d'une source exponentielle, afin de
porter gratuitement l'eau à une
ébullition si rentable, à la manière
dont le moteur à explosion des
automobiles réalimente sans cesse la
batterie aux étincelles déclenchantes.
Supposez ensuite que cette tribu de
décérébrés se verrait subitement menacée
d'auto-extermination en raison de sa
maîtrise, demeurée par trop hasardeuse
de la masse énergétique concentrée qu'on
appelle des atomes. Or ces acéphales
affolés recourent maintenant en toute
hâte à la force du vent, des marées, ou
à la chaleur que le soleil déverse sur
leurs arpents pour produire de l'énergie
électrique de remplacement, mais hors de
prix. Ne direz-vous pas qu'une véritable
ethnologie devrait s'appliquer à rendre
compte de l'étrange cécité collective
qui frappe une civilisation mondiale
effarée, et qu'une anthropologie
comparée de ce calibre élèverait la
philosophie née en Grèce à un regard
d'anthropologue sur les ethnies
prosternées devant leurs totems devenus
tout verbaux?
Second exemple
Si le regard que l'ethnologie trans-lévistraussienne
porte sur les civilisations dites
avancées prenait appui sur une
distanciation de type éthique, vous vous
étonnerez de ce que l'Europe de la
science et des techniques consacre des
milliards de gros sous à aiguiser des
logiciens du droit dans ses hautes
écoles de la justice et que la
civilisation enseigne une science des
lois dont Rome a fait un édifice
imposant et inébranlable. Mais observez
ensuite l'hallucination qu'a provoqué la
victoire d'un pot de terre sur le pot de
fer de Monsanto - après vingt ans de
procédure, il est vrai, et des sommes
immenses dépensées à rémunérer des
avocats-vautours. Décidément ce
malheureux n'était pas seul. Vous vous
direz sûrement que cette tribu avoue,
mais sans oser le crier sur les toits,
que seule la force fait le droit et que
la justice dite civilisée n'est qu'une
gigantesque simagrée. Du coup, vous vous
demanderez de nouveau, en
ethnologues-anthropologues-philosophes,
comment fonctionne l'encéphale d'une
espèce dont le masque de vertu se révèle
consubstantiel à sa socialisation.
Troisième exemple
Voici des tribus que leur évasion de la
zoologie a conduites en quelques
millénaires seulement au paradis de
l'économie capitaliste, laquelle jette
des millions de ventres vides à la rue,
et cela en toute logique du pot de fer
et du pot de terre, puisque la masse des
salaires, dûment amputée du profit
titanesque des marchands et des
industriels, ne saurait distribuer à
tout vat un pouvoir d'achat équivalent
au prix de vente des produits jetés sur
le marché. Si vous observez que ce type
de société croira entrer en guerre
contre ce fléau avec toute l'acuité de
ses neurones, mais par le moyen de
retranchements supplémentaires du
montant famélique des salaires et des
retraites, vous en tirerez la conclusion
que les progrès de la science et de la
technique des "civilisés" n'ont pas
porté remède au chaos cérébral originel
dont souffre cette espèce et qu'il faut
des ethnologues spécialisés dans
l'examen anthropologique.
Quatrième exemple
Si vous observez qu'une seule tribu,
mais partout répandue dirige, en
réalité, la masse entière de ses
congénères éparpillés sur la mappemonde
et qu'elle entraîne au grand jour la
planète des bimanes à étrangler une
nation de soixante-dix millions
d'habitants - et cela à seule fin de
préserver un "équilibre nucléaire"
profitable à la tribu dirigeante sur
l'étroit territoire du globe terrestre
qu'elle occupe - vous vous direz, une
fois encore, que, faute d'une ethnologie
universelle, donc résolument
observatrice de l'encéphale parallèle
des civilisations et des ethnies, votre
anthropologie philosophique se rendra
décidément aveugle. Laisserons-nous
Socrate trébucher dans les rues
d'Athènes ?
Cinquième exemple
Si vous observez que, dans les
démocraties modernes, l'élection des
chefs d'Etat restreint au préalable et
avec énergie le champ visuel de la
population et jusqu'à laisser ignorer
aux peuples prétendument souverains les
points décisifs évoqués ci-dessus, vous
vous demanderez par quel prodige la
vérité politique est censée inspirer le
suffrage universel à tous coups ; et
vous en conclurez que le sceptre de
l'universel que brandit la civilisation
mondiale des moutons n'est qu'un totem
du langage et un fétiche de sorcier. Du
coup, vous étudierez la dégaine de
l'humanité. J'ai tenté de tirer quelques
conclusions provisoires d'un
élargissement du champ de l'ethnologie
qui féconderait la pesée des
civilisations à la lumière d'une
anthropologie générale.
1
-
Comment distinguer une ethnie d'une
civilisation ?
Comment séparer les ethnies d'un côté et
la civilisation démocratique de l'autre
sans remarquer, en tout premier lieu,
que le refuge des populations des
campagnes dans des cités progressivement
munies de remparts a provoqué, dans
l'Hellade antique, une diversification
rapide des encéphales, donc une
extraordinaire démultiplication des
boîtes osseuses appelées à une
spécialisation de plus en plus
intensive. Les tribus d'Indiens de
l'Oregon, elles, sont à la fois restées
pluridisciplinaires à leur échelle et
pourtant bénéficiaires d'une polyvalence
rudimentaire: tous les mâles y savent
construire un canot, mais ils ne
maîtrisent pas tous la technique affinée
qu'appelle la fabrication d'une
sarbacane: tout le monde accourt
assister à cet exploit individuel et
relativement rare. Néanmoins, les
savoirs ne sont pas encore hiérarchisés
et parcellisés au point que la société
tout entière se scinde entre un crâne
globalisé de haut étiage et la masse
d'une population rendue moins
polyvalente que celle des Indiens:
jamais aucun Etat moderne ne parviendra
à enseigner la lecture et l'écriture à
tout le monde, à initier la population
tout entière au fonctionnement des
organes de l'Etat, à informer un
suffrage universel pourtant proclamé
oraculaire des mécanismes de la finance
internationale ou de relations feutrées
que les Etats entretiennent entre eux
sur cette planète.
A la suite de la diffusion sur les cinq
continents de documents diplomatiques
américains capturés par un hacker, M.
Védrine, ancien ministre des affaires
étrangères de gauche, a déclaré qu'il
n'est pas d'usage d'informer les enfants
des affaires des grandes personnes. On
sait que l'auteur des fuites est en
prison et qu'il encourt la peine de mort
aux Etats-Unis, tellement la
civilisation démocratique se fonde sur
un élitisme aussi drastique que celui
des théocraties de l'Hellade antérieure
à Périclès. Simplement,
l'individualisation extrême des cerveaux
au profit du progrès continu des
sciences et des techniques a enfanté une
aristocratie mondiale des connaissances
dites rationnelles.
2 -
Les civilisations et leurs élites
L'abîme que la civilisation planétaire a
creusé entre les citoyens non
spécialisés et les élites d'un savoir
hyper individualisé remonte, à son tour,
à la Grèce antique: Sophocle et Eschyle
se sont longtemps auto-exilés, parce que
les "commissions culturelles" d'Athènes
étaient composées d'esprits médiocres.
Les comédies et les tragédies dignes, à
leurs yeux, de se trouver représentées
aux frais de l'Etat - il n'y avait pas
encore de théâtres privés - étaient
sélectionnées chaque année au profit de
l'ignorance et de la sottise. On portait
aux nues des poètereaux soutenus par la
corruption des caciques de la ville.
Mais au
XIXe siècle encore, Napoléon, ayant
demandé aux professeurs de l'université
de Neuchâtel ce qu'ils pensaient de Kant
et de sa Critique de la raison
pure, ils lui répondirent: "Sire,
nous ne le comprenons pas". Si le
plus haut enseignement officiel que
dispensent les Etats démocratiques
actuels n'est pas davantage en mesure
que le peuple d'Athènes du Ve siècle
avant notre ère de comprendre avant tout
le monde le génie philosophique ou
littéraire de son temps, la pesée des
civilisations devient un art fort
difficile, sinon un casse-tête.
Ce n'est
pas le corps enseignant français qui a
"lancé" Valéry, Ionesco, Beckett ou
Cioran, pour ne pas remonter à Verlaine
ou à Rimbaud. Il a fallu attendre le
XVIIIe siècle pour qu'un Voltaire pût
saluer le génie de William Shakespeare;
il a fallu attendre un Anatole France
pour élever Rabelais au rang qui lui est
officiellement accordé de nos jours dans
le système d'enseignement qui forme nos
élites - et encore, a-t-il fallu, pour
cela, que l'auteur de Thaïs
recourût à une tournée de conférences en
Argentine. On sait que Stendhal a été
entièrement édité à titre posthume par
l'éditeur d'Anatole France et de Renan,
que Nietzsche et Proust ont été édités à
compte d'auteur et que la plus célèbre
nouvelle de Kafka, La Métamorphose,
a été imprimée plusieurs décennies après
sa rédaction du seul fait que son
éditeur la trouvait trop longue de
quelques pages; on sait que Max Brod a
consacré sa vie à ouvrir l'oeil de verre
du cyclope qu'on appelle
l'intelligentsia mondiale sur le génie
du grand Pragois.
Il faut
donc observer le mécanisme psycho
politique qui permet aux démocraties
d'aujourd'hui de se proclamer
"avancées". Car les civilisations
s'auto-légitiment à l'école de la
progression cahin caha et continûment
paralysée de leurs élites.
3 - Le génie des
juges du génie
La
civilisation moderne se distingue des
ethnies en ce qu'elle s'approprie
collectivement les découvertes sans
cesse nouvelles des cerveaux
d'exception, et cela sans avoir besoin
de les comprendre: le monde est censé
être devenu la "civilisation"
d'internet, du téléphone portable, du
stimulateur cardiaque, de la télévision,
de l'électronique, des logiciels, des
satellites, du moteur à réaction, des
trains à grande vitesse, des greffes
d'organes, des antibiotiques, des
opérations à cœur ouvert, des super
calculatrices, des recherches sur
l'origine de la matière, sur la vitesse
du boson et sur un espace-temps
multidimensionnel qui enjoint à la
civilisation planétaire d'avant-garde de
cesser de conjuguer les verbes
comprendre et expliquer des
ancêtres.
Dans ce
contexte, les multiculturalistes ne
savent ce qu'ils disent et ce qu'ils
font, puisque l'on ne saurait définir le
terme de "civilisation" sans tracer une
ligne de démarcation entre la
description ethnologique, qui demeure
neutre, passive et muette d'une part et,
d'autre part, une science qui n'enseigne
que lentement et seulement à une élite
rarissime à juger les civilisations
sommitales, donc à conquérir un regard
qui permettra de valoriser la rareté et
de conquérir une compréhension du génie
dans tous les ordres - ce qui se révèle
autrement plus difficile que de raconter
les tribus d'Amazonie.
J'ai déjà rappelé que la scission
interne de toutes les civilisations
proprement dites entre la banalité des
cervelles ordinaires et celle des hommes
de génie s'est mise en place dès
l'origine au sein de la démocratie
européenne. Degas disait simplement au
jeune Toulouse-Lautrec: "Vous êtes du
bâtiment". Les hommes de génie se
reconnaissent immédiatement entre eux,
tandis qu'une immense armée
d'enseignants officialisés n'y comprend
goutte et ne communique jamais que le
stock d'un savoir immobile et scolaire à
une jeunesse ennuyée. Mais s'il faut des
pléiades d'hommes de génie pour entrer
dans les secrets du génie, comment les
sottes commissions culturelles d'Athènes
auraient-elles compris Eschyle, Sophocle
et Euripide sous Périclès?
4 - La
civilisation occidentale
et la traque des cerveaux
L'examen
de ce qu'une civilisation "sait faire"
et de ce qu'elle ignore exige donc de
l'encéphale apparemment diversifié de
l'humanité qu'il apprenne à décrypter le
fonctionnement parfois créateur de cet
organe, alors que ses rouages et ses
routines s'y opposent tous les jours.
Les clés de la scolastique ne sont pas
davantage cachées dans le tissu de la
scolastique que le copernicisme dans le
maillage de la problématique qui
imposait ses paramètres ptolémaïques aux
encéphales de l'époque. Le génie sort du
tricot reçu de la connaissance régnante,
il change le globe oculaire de son
temps. Il faut donc tenter d'accéder à
une autre extériorité de la raison qu'à
celle qui nous fait parler communément
et dont nous croyons qu'elle éclaire
notre verbe expliquer à bon
droit, alors que nous ne portons pas de
regard du dehors sur ses coordonnées
ordinaires et toujours passagères. Pour
cela, il faut apprendre à déceler
l'usage confus ou embarrassé d'un verbe
dont nous projetons les a priori
passe-partout sur des territoires
multiples et divers du savoir et du
sens. Quels sont les rituels et les
procédures qui, dans l'inconscient
épistémologique d'une civilisation, ont
élaboré la notion d'intelligibilité
scientifique et qui nous téléguident en
secret ? Pourquoi, sitôt devenu loquace,
le pithécanthrope se laisse-t-il
convaincre en retour par les preuves
assurées qu'il croit apporter à l'appui
de ses dires, mais qui se mordent la
queue au plus secret d'une civilisation?
Si le
sujet n'aperçoit pas du dehors la
subjectivité collective qui gangrène ses
démonstrations, c'est toujours parce
qu'il commet, sans s'en douter le moins
du monde, une faute de logique plus ou
moins grossière et qui n'apparaît qu'à
une logique plus englobante que la
première. C'est pourquoi Platon a
installé une logique transcendantale au
cœur de la philosophie occidentale. Mais
pour juger de l'extérieur cette logique
à son tour, il faut sortir de l'enceinte
de la logique des propositions
auto-confirmatives et tautologiques que
tricote la raison de la tribu, ce qui
exige l'accès à une anthropologie
critique dont le regard portera sur
l'histoire de la critériologie mutante
du "vrai" qui a piloté le cerveau
simiohumain depuis les origines jusqu'à
nos jours. C'est ce qui s'est passé dans
la cervelle nominaliste des Athéniens à
l'heure où Socrate les a acculés dans
les cordes et les a contraints à monter
sur le ring du concept. Mais ce dernier
ressortit, lui aussi, à la
psychophysiologie de la connaissance.
Cette psychophysiologie du signifiant,
Platon l'a mise en scène pour
l'accueillir et la rejeter tour à tour:
Hippias mineur apprend à conceptualiser,
Théétète réfute les prétendus oracles de
l'abstrait.
Depuis
lors, la démocratie sait à la fois qu'il
n'y a pas de science du singulier,
lequel demeure condamné à un mutisme
éternel, et pas de discours non plus
d'un universel qui se révèlerait trans-pragmatique:
c'est cela l'inconscient et le tragique
existentiels de l'Occident de la "pensée
rationnelle" depuis vingt-cinq siècles.
5 - La
science et le néant
Appliquons la méthode anthropologique et
critique, donc ethnologique, à la
science atomique, dont on sait qu'elle a
quitté la forteresse du tridimensionnel
et des "lumières naturelles" en 1904 et
en 1905. Dans son essai, La Partie et
le Tout, Heisenberg raconte comment
son équipe, dans laquelle on comptait
Einstein, Planck, Niels Bohr, Dirac, de
Broglie, se sont entendus au préalable,
mais sans se le formuler expressément,
sur le sens à la fois tout pratique,
donc conforme au "sens commun", et
philosophique qu'ils allaient donner aux
verbes devenus confus expliquer
et comprendre. Il fallait tenter
de rendre intelligible une physique des
"relations d'incertitude" sans tomber
dans le simple globalisme du calcul des
probabilités - Einstein s'y refusait en
théologien résolu du Dieu d'Euclide,
lequel, disait-il, ne saurait s'amuser à
jouer aux dés dans le cosmos. Certes, la
constance des résultats de l'expérience
scientifique serait vérifiée,
disaient-ils; de plus, la répétition
serait, comme par le passé, censée faire
preuve de la loquacité de ses propres
redites à la table de jeu d'une raison
universelle - mais de quoi au juste, une
preuve apporte-t-elle la preuve?
Car, depuis quarante ans, la boussole du
sens commun impavide et autocrate des
ancêtres s'était déréglée. Tout le monde
s'accordait à disqualifier son autarcie.
Premièrement, toujours comme autrefois,
on écarterait d'un revers de la main les
résultats autonomes et devenus indociles
aux ordres impérieux de la logique
d'Archimède - plus que jamais on
proclamerait marginaux et aberrants les
écarts et les incartades, l'exception
étant censée confirmer la règle des
théologiens de la rentabilité.
Secondement, on respecterait la logique
du chef du cosmos, qui, s'il existait,
écarterait les objections des
mathématiciens monacaux, ces saints des
équations dont la logique acharnée dans
le pointilleux commençait de souligner
les contradictions internes à l'oracle
e=mc² - André Lichnerowicz traquera
pendant trente ans cette bancalité
flagrante de la physique au Collège de
France. Troisièmement on insèrerait les
résultats de la physique
quadridimensionnelle dans le champ de
vision de la raison de tout le monde.
Du coup, observer la civilisation
démocratique et mondiale du dehors,
c'est observer l'impuissance - d'origine
psychogénétique par nature - dont la
science expérimentale du Dieu d'Einstein
fait preuve de jamais conquérir un
regard transcendant au "rationnel "
pythique de ses fidèles, donc à la
logique censée mettre l'encéphale
simiohumain à l'écoute d'un cosmos qui
"parlerait raison" sur notre astéroïde.
Mais si
seule la distanciation intellectuelle à
laquelle s'exerce l'intelligence
dite théorique sur cette terre est
susceptible de donner son sens,
donc sa signification au terme de
science, comment construisons-nous un
"rationnel" réputé locuteur dans le
cosmos et comment cet épistémologue
va-t-il nous parler du fruit aphasique
de ses entrailles dans l'immensité? Un
scannage crédible des verbes
expliquer et comprendre dont
l'expérience scientifique était censée
nous entretenir depuis Aristote exige
décidément le débarquement d'un
observateur dûment localisable et dont
le regard de l'extérieur sur notre
civilisation permettrait de quitter le
domicile cérébral naturel dont
l'humanité croyait disposer depuis son
évasion tardive et partielle de la
zoologie. Mais il est impossible,
disions-nous, de se regarder d'
"ailleurs"; le nihil - le vide et
le rien des mystiques eux-mêmes ne
seront jamais qu'une distanciation
artificielle et construite à son tour
sur les fondements du faux conscient
euclidien.
6 - Les contours
d'un trépas
Du coup,
le regard faussement distancié que le
néant simiohumain se bâtit à partir de
son monde viscéralement tridimensionnel
ne saurait nous conduire qu'à une
ethnologie d'emprunt et contrefaite,
tellement le cerveau hémiplégique du
pithécanthrope à la fois euclidien et
einsteinien actuel échoue à s'exiler
dans une quadridimensionnalité du monde
inaccessible à ses neurones. La
civilisation mondiale est ouverte sur
l'infini depuis les mystiques de la
Renaissance, mais cette civilisation ne
saurait aller s'installer avec armes et
bagages dans l'incompréhensible - et
c'est en paralytique d'une émigration
toujours manquée qu'elle lance un défi à
la masse des cerveaux embourbés dans
leur simiohumanité. Car, encore une
fois, il est exclu que les antennes
cérébrales de la seule espèce sur le
point de devenir consciente de son
immersion dans le vide et le silence du
cosmos, prennent jamais rendez-vous avec
un dépassement intellectuel qui
éclairerait la finitude de son
microscopique largage dans le néant.
La
civilisation mondiale actuelle se
distingue donc de toutes les ethnies
connues en ce qu'elle se présente ès
qualité au banc d'essai exclusif et
indépassable de la condition
simiohumaine en tant que telle, donc au
titre d'actrice sur les planches d'un
théâtre de ses savoirs trompeurs.
L'usage bancal de la "pensée" auquel cet
animal s'exerce sur la scène nous
interroge avec inquiétude : cette bête
serait-elle devenue capable de prendre
conscience des barrières qui entourent
son encéphale? Telle est la question qui
a débarqué dans la démocratie athénienne
au Ve siècle avant notre ère.
7 - La
sainteté du néant
Deux millénaires et demi plus tard, la
physique mathématique court à toute
allure vers une rupture radicale et
définitive de la civilisation de la
pensée avec l'enseignement des livres
d'images qui racontaient l'histoire du
monde aux enfants. Pour la première fois
également, notre carcasse se désarrime
d'un cosmos autrefois censé se trouver
dirigé par des divinités sages ou
fantasques; et c'est la science physique
et elle seule qui a découvert les
limites de l'humain dans un espace où le
temps a convolé avec l'espace.
L'illimité disqualifie à jamais
l'encéphale naturel. La
tridimensionnalité du monde et un
leurre, puisque la notion même de
frontière bute sur une
incompréhensibilité qui nous est
congénitale. Il nous est impossible de
courir à bride abattue en direction de
l'inintelligibilité d'une étendue privée
de limite. Une espèce dépossédée de son
accès cérébral à une matière en fuite et
à une durée saisissable est vouée à
fonder la civilisation sur la conscience
de sa solitude.
Du coup, nous tentons de porter sur les
prosternations des primitifs un regard
transcendant aux mythes puérils qui,
encore de nos jours, leur font peupler
le néant de personnages taillés à la
convenance de leurs charpentes; et la
naissance d'une élite devenue
relativement consciente de l'ignorance,
du silence et des ténèbres dans
lesquelles nous nous trouvons encapsulés
se trouve secrètement en rivalité avec
les civilisations ficelées aux récits et
aux légendes de leurs magiciens et de
leurs sorciers. Mais l'émergence d'une
sainteté de la nuit sera lente; et son
ascension vers les hauteurs de la
conscience trans-mythologiques prendra
plusieurs générations, de sorte que le
trépas politique et culturel de l'Europe
ne sera pas conjuré: il est trop tard
pour que le Vieux Continent trouve un
élan "spirituel" qui convertirait le
Vieux Monde à entreprendre un voyage
nouveau des âmes et des intelligences
vers l'inconnu. Dans la lutte de vitesse
entre une agonie et une résurrection, il
est devenu rationnel de préciser les
contours du trépas programmé de la
civilisation européenne.
8-
L'avenir asiatique de l'Europe
Dans un premier temps, nous serons
conviés à nous rappeler qu'aucune
civilisation vivante ne saurait faire
allègrement flotter dans le vent de
l'histoire des enfilades d'abstractions
euphorisantes : la démocratie mondiale
n'est pas une théologie messianique . De
plus, les civilisations sont locales.
L'Egypte fut à la fois la civilisation
du défi des pyramides au royaume des
morts et celle des nautoniers en voyage
vers une immortalité scellée par la
pétrification des trépassés dans leur
éternité, Rome celle de la construction
des routes et des aqueducs d'un peuple
farouche, mais que la "Grèce captive" a
conquis en retour, le XVIe siècle, celle
des philologues minutieux de la
littérature gréco-romaine partiellement
retrouvée, le XVIIe siècle celle qui a
conduit la France sur les hauteurs de la
littérature classique, le XVIIIe siècle,
celle de Voltaire, le rieur lucide, le
XIXe, celle des Balzac, des Victor Hugo
et déjà des Darwin et des Freud, le XXe
celle de l'essoufflement d'une
philosophie qui, avec Pascal, avait
rendue existentielle l'épouvante d'un
continent placé le cou sur le billot, le
XXIe sera celle où l'esprit critique
tragiquement ressuscité s'engagera dans
la brèche nouvelle et grande ouverte de
l'anthropologie des déclins - donc à la
radiographie des entrailles du mythe
désespéré de la liberté.
Autrefois, il était demeuré possible de
glorifier la civilisation des Léonard de
Vinci et des Michel Age sur l'autel de
l'universel, possible de descendre de
quelques marches dans les ténèbres aux
côtés des premiers spéléologues, les
Montaigne et les Rabelais, possible de
forger sur une enclume prometeuse la
civilisation de Goethe, de Schiller, de
Kant, de Beethoven et de Mozart. Mais,
de nos jours, le torrent de
l'énigmatique jaillit des entrailles des
atomes, ce qui marginalise
inexorablement les Lettres et les arts ;
et si l'Europe du titanesque et du
pharaonique ne rivalisait pas
stupidement avec le Hercule américain,
elle frapperait de mort lente toute
pensée de haut vol, tellement on ne
terrasse pas les géants à l'école de la
minusculité des patries. Mais qu'est-ce
donc que le glaive qui rend
vassalisateur le mythe vaporeux de la
liberté démocratique?
On demande quelle sera l'ultime mutation
cérébrale qui attend une démocratie
fondée sur une conscience scientifique
en désarroi. Que faire si nul ne saurait
soutenir, la tête sur les épaules,
qu'une civilisation décontenancée par le
trépas des prophètes de la logique
euclidienne demeurera en marche sur les
chemins du sens rassis des
mathématiques, puisque la planète a
cessé d'universaliser ses savoirs à
l'écoute des mariages du calcul avec le
sens commun et les "lumières naturelles"
dont l'entendement des ancêtres croyait
s'illuminer.
On voudrait connaître l'ultime finitude
qui frappe une civilisation de la
démocratie mondiale que sa science
elle-même condamne à se briser sur
l'inconnaissable et l'incompréhensible.
Ce sera de la Chine et du Japon que
naîtra une alliance nouvelle de l'esprit
pratique et de la lucidité critique, de
l'Asie que nous apprendrons les plongées
futures de la raison dans la finitude
jamais assumée des mystiques de
l'Occident et de l'islam.
9 - La mort de la
langue allemande
Alors seulement la face ultime du
naufrage intellectuel et spirituel de
l'Occident politique conquerra la
première place dans le royaume de la
pensée, celle de la réflexion sur
l'étranglement des peuples privés de
leur langue par leur déclin politique et
condamnés à l'asphyxie de leur identité
en raison de l'étouffement de leur voix.
Tout pays quadrillé de bases militaires
s'auto-vassalise inexorablement et de
l'intérieur. Faute que l'écrivain de
génie parvienne encore à nourrir une
ambition intellectuelle et éthique
planétaire, sa langue s'altère et se
désagrège sous sa plume; et
l'effondrement de l'esprit de la nation
entraîne la ruine parallèle de son
intelligence et de son langage.
Cette
tragédie, l'Allemagne en illustre le
déroulement d'acte en acte. On sait que
ce peuple n'a débarqué dans la
littérature mondiale qu'à partir du
XVIIIe siècle; mais Wieland ne puisait
encore son inspiration poétique et
romanesque que dans une antiquité
grecque et romaine plus tardivement
désensevelie que partout ailleurs en
Europe. Quand Goethe a su placer
l'intrigue et les personnages de
Werther au cœur de l'Allemagne
champêtre, la littérature allemande
nationale a commencé, par un curieux
paradoxe, de franciser son vocabulaire à
outrance, mais nullement aux fins
d'enrichir un idiome demeuré rural par
un afflux des mots citadins de la
science et de la philosophie, à la
manière dont Cicéron avait étoffé une
langue latine demeurée fruste des mots
grecs ignorés des cultures fondées sur
le droit et la guerre.
Quel
spectacle hallucinant que celui d'une
Allemagne acharnée à exterminer ses mots
de tous les jours! Résultat:
aujourd'hui, un Schiller, mort en 1805 à
l'âge de quarante six ans, ne saurait
présenter sur la scène son célèbre
archer suisse, tellement il serait
burlesque de faire prononcer à Guillaume
Telle les mots attackieren, initieren,
ignorieren, charmant, prompt,
inakceptable, plädieren, skandalös,
enorm, promenieren, spekulieren, Revolte,
immens, rebellieren et des centaines
d'autres, tous appelés à substituer
purement et simplement des mots français
ou tirés du latin aux vocables de la vie
quotidienne du peuple allemand. C'est
que la Germanie n'a jamais connu ni
bourgeoisie cultivée, comme la France,
ni corps enseignant soucieux de défendre
la germanité face à la pédanterie
scolaire et au savantisme des pédagogues
officiels. Résulat : on assiste au
naufrage d'une littérature allemande
devenue indigne d'attention à son
salmigondis, tandis que, de son côté, la
France n'est plus de taille à prendre un
recul balzacien à l'égard de la planète
des nouveaux Nucingen.
10 -
Le naufrage du Titanic
Comment
l'aliénation burlesque d'un langage
va-t-elle de pair avec la vassalisation
politique? Au XVIIIe siècle, un écrivain
français remarquable, Frédéric II
d'Allemagne, avait compris le danger et
soutenu la volonté émancipatrice de la
langue allemande. Correspondre avec
Voltaire, Grimm ou Diderot était une
chose, encourager les efforts d'un
Lessing en était une autre. Aujourd'hui,
il apparaît clairement que le gosier de
la langue allemande authentique des
Wieland, des Rilke ou des Heine se
rebelleraient s'il lui était demandé
d'éructer le vocabulaire de la politique
américaine en Europe. C'est que le bon
sens national et l'esprit de raison des
peuples ont gravé leur sceau sur le
vocabulaire usuel des gentes.
Aussi, aucun peuple ne saurait-il
demeurer lui-même à se présenter en
naufrageur de sa propre langue,
tellement l'identité naturelle d'une
population est intransportable sur un
autre terroir.
Paradoxalement, la langue enlacée aux
patries s'exprimait encore d'instinct
chez les latinistes et les hellénistes
allemands du XIXe siècle. En 1884, un
latiniste français, Charles Pascal,
traduisait enfin la Phraséologie
latine de Karl Meissner de 1878,
qui demeure en usage de nos jours, parce
que, pour la première fois chez les
humanistes de la Renaissance, on y
trouvait, du vocabulaire de la guerre ou
de l'agriculture à celui du droit et de
la vie domestique, les tournures du
latin de la vie courante sous César ou
Auguste. Meissner tournait le dos aux
dictionnaires pour s'installer
résolument dans les usages et le bon ton
de la langue latine. Mais, dans
Rabelais, déjà, Pantagruel ne rossait-il
pas un certain étudiant limousin qui
latinisait sottement le français?
Aujourd'hui la banque centrale
européenne est présidée par un Italien,
un ancien responsable de la banque
américaine Goldman Sachs, qui s'adresse
à l'Europe en anglais, l'Italie est
dirigée par un autre anglomane, Mario
Monti, issu, lui aussi de la banque
Goldman Sachs, pour ne rien dire de M.
Papademos, président du gouvernement
grec et ancien collaborateur de la
banque d'outre-Atlantique sus-dite. La
France essaiera-t-elle seule de défendre
sa langue?
- Comment
enseigner sa souveraineté au
citoyen (2) - Le discours
interdit,
11 décembre
2011
-
Comment
enseigner sa souveraineté au
citoyen (1) - Le discours
interdit,
4 décembre
2011
Mais
n'est-il pas significatif que la
question de la définition du terme de
civilisation nous ramène aux
territoires privilégiés où le singulier
et l'universel se croisent et
s'entrecroisent? La civilisation de la
lucidité et de la vaillance d'une
humanité appelée à se rendre digne de sa
haute solitude dans le cosmos , la
civilisation dont le pôle asiatique
donnera un nouvel élan planétaire à
Christophe Colomb, la civilisation des
vigiles de la conscience éveillée attend
le naufrage du Titanic pour renaître à
l'école du désastre dont l'Europe
vassalisée est devenue le pédadogue.
11 -
Europa, en grec, le " regard qui porte
au loin "
Alors, se posera à nouveau la question
décisive des relations que les
civilisations entretiennent avec leur
puissance politique. La civilisation
musulmane s'est répandue par son
extension à l' Espagne, la civilisation
espagnole par son expansion en Amérique
que Sud, la civilisation portugaise par
son franchissement du cap de Bonne
Espérance, la civilisation européenne
par sa propagation en Afrique et en
Orient, la civilisation romaine par la
conquête entière du monde de son temps,
la civilisation grecque par sa victoire
sur les Perses et l'Egypte - et chaque
fois, les territoires conquis se sont
mis à l'école de la langue du vainqueur.
Aujourd'hui une Amérique victorieuse de
l'Allemagne en 1945 nous a convertis à
l'achat de ses produits et de sa langue.
Ou bien ce continent périra de
l'éparpillement et de l'étouffement de
ses voix ou bien elle mettra une fois
encore l'encéphale du genre humain à
l'écoute d'un seul mot: Europe renvoie
au grec "europa", le regard qui
porte au loin. .
Le 26 février 2012
Reçu de l'auteur pour
publication
Les textes de Manuel de Diéguez
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