Théopolitique
Renan, l'islam et
la France2
Manuel
de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Samedi 26 octobre 2013
|
1 - Les dieux en chair
et en os et le sang de
l'histoire
2 - L'enracinement de la
théologie dans le besoin de
justice
3 - La théologie comparative du
Dieu incarné et du Dieu
désincarné
4 - Les ironistes du sang
sacrificiel
5 - Le regard sur les idoles
6 - La théologie du bébé
7 - Le prophète et le sang de
l'intelligence
8 - La théologie et le sang de
l'histoire
9 - La théologie civilisatrice
10 - L'avenir de la mystique
11 - Jésus et Mahomet
|
1 - Les dieux en
chair et en os et le sang de l'histoire
La semaine dernière
(Renan,
l'islam et la France , 19 octobre
2013), je me demandais si l'expérience
de la politique et de l'histoire
qu'acquiert de siècle en siècle une
religion monothéiste exige en retour et
nécessairement le surgissement de la
croyance en l'incarnation de Dieu sur la
terre et s'il ne manquerait pas à
l'apôtre Jean, qui refusait ce prodige,
le regard d'aigle que seuls les chefs
d'Etat portent sur le cerveau d'un
animal encore en attente d'un bon
fonctionnement de sa tête politique. On
sait que le récit chrétien du "salut" de
l'humanité réclame un Zeus confusible à
la charpente d'un mortel, ce qui
reconduit tout droit la religion de la
Croix aux dieux en chair et en os du
paganisme. Aussi , le Catéchisme romain
de 1992 en est-il réduit à préciser que
Jésus possède la rate , les poumons et
le foie du créateur de l'univers: "En
même temps l'Eglise a toujours reconnu
que, dans le corps de Jésus, "Dieu,
qui est par nature invisible, est devenu
visible à nos yeux". En effet, les
particularités individuelles du corps du
Christ expriment la personne divine du
Fils de Dieu. Celui-ci a fait siens les
traits de son corps humain." (n°
477)
Le prophète Mahomet
présente, en revanche, l'immense
supériorité intellectuelle et morale
d'éviter la rechute des croyants du
septième siècle dans la puérilité des
dieux de l'humanité primitive, qui
gesticulaient dans leur ossature et dont
on adorait la gigantesque carcasse en
marche sur la terre. Mais au concile de
Chalcédoine en 450, l'Eglise semble
avoir reconnu qu'une théologie en état
de fonctionnement dans le temps de
l'histoire doit nécessairement se
brancher sur la faiblesse cérébrale de
l'animal politique. Cette infirmité
révèlerait-elle cependant des
potentialités transmusculaires liées à
la bancalité originelle de la bête et à
sa claudication native, de sorte que cet
animal serait invité à descendre dans
les souterrains psychobiologiques de son
ascension future à une vie épanouie dans
le "surnaturel"? Au premier abord, Renan
semble n'avoir compris ni en
simianthropologue l'immortalité dont
rêvent les évadés de la zoologie ni en
visionnaire l'enracinement viscéral
d'Adam dans une simiennité cérébralisée,
ni la signification secrète que
symbolise un mythe, certes idolâtre,
mais politiquement indispensable, tel
celui qui a rendu visibles "les
particularités individuelles du corps de
Dieu."
2 -
L'enracinement de la théologie dans le
besoin de justice
Qu'est-ce à dire?
Voyons de plus près comment Renan résume
l'itinéraire du cerveau du bimane que
son évolution a rendu semi cogitant et
qui s'est aussitôt empêtré dans une
pénible auto-transfiguration.
" L'évènement
capital de l'histoire du monde est la
révolution par laquelle les plus nobles
portions de l'humanité ont passé des
anciennes religions, comprises sous le
nom de paganisme à une religion fondée
sur l'unité divine, la Trinité,
l'incarnation du Fils de Dieu. Cette
conversion a eu besoin de près de mille
ans pour se faire. La religion nouvelle
avait mis elle-même au moins trois cents
ans à se former."
Renan valide
d'emblée un Dieu réputé se diviser aussi
naturellement que nécessairement en
trois "personnes" distinctes que
l'Eglise déclarera expressément non
confusibles entre elles et pourtant
censées réunies en une divinité
fermement unifiée par la voix de la même
autorité doctrinale. Dans la prose
encore en apprentissage de Renan - nous
sommes loin du styliste des
Souvenirs d'enfance et de jeunesse
- le mythe contradictoire de
l'incarnation de Zeus va tellement de
soi que la substantification magique
d'une divinité invisible hier encore
fait maintenant partie intégrante de ce
type de construction biphasée. Mais si
le mythe de l'incarnation de l'esprit
divin se présente sous les vêtements
théologiques d'une conquête indépassable
de la vie ascensionnelle et intériorisée
du genre simiohumain, on ne voit ni
quelle logique supposée immanente à la
politique des Etats exigerait la
présence dans le cosmos d'un dieu doté
d'un organisme triphasé, dont un tiers
serait moléculaire , ni pourquoi
Socrate, Isaïe ou Jérémie se ruent dans
la mort en suicidaires épaulés, certes,
par leur divinité impérieuse, mais non
consubstantiels à une triple hypostase
de Jupiter.
" Mais l'origine
de la révolution dont il s'agit est un
fait qui eut lieu sous les règnes
d'Auguste et de Tibère. Alors vécut
une personne supérieure qui, par son
initiative hardie et par l'amour qu'elle
sut inspirer, créa l'objet et posa le
point de départ de la foi future de
l'humanité." (p. 1-2) (C'est moi
qui souligne)
Encore une fois,
comment ce passage confus du Jésus
de Renan témoignerait-il d'une
connaissance anthropologique et
politique cohérente de "l'initiative
hardie" de "créer l'objet"?
De quel "objet" s'agit-il? On ne
voit ni de quels apanages une "personne
supérieure" serait dotée pour se
lancer dans une "initiative"
tellement "hardie" qu'elle
enfanterait hardiment dans l'esprit des
plus "nobles portions de l'humanité"
un monothéisme d'une hardiesse nouvelle
et inconnue de Jahvé et d'Allah, ni
comment un édifice mental aussi branlant
se rendrait peu à peu tellement crédible
qu'il conquerrait l'âme et l'encéphale
d'une humanité d'alpinistes du ciel.
Décidément le "point de départ"
de la "foi future de l'humanité"
n'est autre que l'énigme même dont Renan
énumère avec une assurance feinte les
matériaux langagiers, mais sans entrer
le moins du monde dans une construction
verbale qu'il nous faut tenter de
déchiffrer. Et pourtant, cette
mythologie répond à une aporie morale
ancrée dans l'histoire universelle,
celle des relations qu'un créateur du
cosmos réputé bienveillant entretient
avec l'injustice la plus immorale dont
il frappe sans relâche ses malheureux
adorateurs. Cette contradiction rend
l'Ancien Testament tout retentissant des
plaintes de l'Ecclésiaste, de Jérémie,
du Psalmiste, de Malachie, de Job: "Pourquoi
le sort des méchants est-il prospère ?
Pourquoi sont-ils en paix, les fauteurs
de trahison? Tu les plantes et ils
s'enracinent, ils grandissent et portent
du fruit." (Jr 12, 1-2)
A l'époque de
Jésus, la croyance en l'immortalité de
l'âme et en la résurrection des corps
était encore récente, mais elle était
déjà censée apporter la solution
théologique, donc définitive à l'énigme
de la " souffrance des justes et du
triomphe des méchants ". Du coup,
comment le sceptre d'un Dieu plus
trompeur que jamais persévérait-il à le
décharger discrètement de ses
responsabilités morales? Un souverain
réputé omnipotent et omniscient depuis
longtemps et maintenant cellulaire se
rend nécessairement coupable des
malheurs qui frappent ses fidèles et
dont il berne délibérément la bonne foi
- pour ne rien dire de l'atrocité des
tortures qu'il leur inflige désormais
sous la terre.
3 - La théologie
comparative du Dieu incarné et du Dieu
désincarné
Ce sont donc les
espérances et les souffrances mêlées que
charrient les croyances religieuses les
plus simplistes qu'une anthropologie
digne de ce nom est appelée à décoder en
leur animalité spécifique. Il y faut une
généalogie précise de la vie politique
de l'humanité semi pensante, donc une
discipline scientifique dont les
méthodes de réflexion soient en mesure
de calibrer les athlètes de leur
ascension transzoologique et de prendre
la mesure des virtualités "spirituelles"
du bimane détoisonné. Pourquoi les
prophètes des évadés des forêts
connaissent-ils le sort des mouches
écrasées contre une vitre? Ainsi posée,
la question de la nature de ces
malheureux embryons de leur ciel
entrebâille la porte d'un déchiffrage du
mythe: un petit porte-parole du gibet
"sauveur" sur lequel il se trouvera
saintement cloué ne saurait prendre à
son compte et sous sa seule
responsabilité le travail d'Hercule
d'assumer le destin tragique d'une
victime qualifiée de rédemptrice, alors
que sa foi d'insecte la plonge jusqu'au
cou dans la boue de l'histoire des
Etats. Le monothéisme chrétien est né
d'une tentative de réponse d'un
animalcule éphémère à la cruauté
calculée du destin qui l'attend sur la
terre. La noblesse de ce puceron défie
la dramaturgie implacable d'un Zeus
titanesque.
Pour désensauvager
le tueur fou qui chapeaute le cosmos de
la tiare de sa sainteté ensanglantée,
pour aiguiser le couteau du
sacrificateur géant en lequel Adam
rechigne encore à reconnaître son propre
portrait en pied, il faudra apprendre à
porter un regard d'aigle sur le monstre
cruel et stupide qui appâte une créature
microscopique à force de gâteries, mais
qui, en cas de rébellion de sa victime,
abandonne soudainement toute la
confiserie de son Eden pour soumettre la
charpente de ses créatures aux tourments
les plus atroces, celles d'une "justice"
mijotante dans les souterrains de sa
grâce. Jésus est de son siècle: jamais
il ne reconquerra le regard
blasphématoire et surplombant de
l'Ecclésiaste sur le Dieu féroce dont le
glaive le clouera sur la potence de son
"salut".
4 - Les ironistes
du sang sacrificiel
Mais s'il convient
d'armer la politique des ressources
d'une rédemption par le supplice,
vaut-il mieux recourir à un
porte-paroles dûment informé des
tromperies d'un ciel aux dentelles
empoisonnées, vaut-il mieux faire appel
à une victime en prise directe avec la
sauvagerie de l'idole, ou bien est-il
préférable, pour un Etat, d'armer
seulement l' animal parlant d'une
potence gentiment placée sous la herse
de la mort? Renan se raconte une
histoire artificiellement édulcorée de
la théologie des accoucheurs du
sacrifice; le bucolisme évangélisateur a
la vie dure. Et pourtant, c'est le Jésus
à l'eau de rose de Renan qui a mis le
scalpel de l'anthropologie scientifique
entre les mains des chirurgiens d'une
interprétation de plus en plus
rationnelle du meurtre sacré et qui a
aiguisé le glaive de la raison sur la
meule d'une généalogie des
sanctificateurs ironiques de leur sang
sacrificiel.
Car voici que le
Nazaréen censé en attente du bistouri de
la rédemption par le gibet et réputé se
trouver livré à un supplice miraculé par
son "père céleste" refuse tout
subitement de plier l' échine du
crucifié salvifique. Le fou de là-haut
est pourtant réputé bon payeur des
immolations sauvages qu'on lui doit et
dont on acquitte saintement le tribut à
son égard. Quel est cet égorgeur
enrubanné d'une bonté aux senteurs de
mort? Pourquoi veut-il qu'on laisse la
bride sur le cou à son eschatologie de
tueur? Le monstre était sur le point de
réussir un coup politique dont le toupet
laisse pantois: il allait loger ses
carnages parfumés sous l'auréole de son
amour éperdu pour sa créature. Comment
secouer un joug peinturluré d'anges et
de séraphins, sinon avec le secours du
subterfuge de génie qui donne son fumet
au mythe de l'incarnation de Jupiter
dans l'inconscient du croyant? Car ce
sera le sanglant même de cette
sotériologie pour attrape-nigauds que
verra clairement le christologue post-renanien
dont la haute lucidité éclairera la
tragédie sans issue qu'on appelle
l'histoire.
Mais alors, quel
sera l'enseignement ascensionnel des
prophètes en guerre avec la barbarie
d'une idole alléchante? Le Dieu
désincarné de l'islam - donc libéré des
chaînes de la zoologie qui entravent le
Dieu des chrétiens - sera-t-il mieux
armé face aux immolations sacrées que
Clio réclame de la bête? Mahomet ne se
collète pas avec l'essence même d'Allah;
mais, du coup, il lui fait résolument
respirer à lui aussi l'odeur de ses
rôtissoires bouillonnantes jour et nuit
sous la terre. Si l'islam d'aujourd'hui
manque de Titans du ciel prêts à se
moquer de la pestilence d'une divinité
avide du sang des peuples et des
nations, serait-il inutile de précipiter
dans la guerre du "salut" des croisés
inefficaces, parce qu'ils se
trouveraient réduits d'avance à des
insectes agenouillés et tremblants? Le
prophète réduit à un mortel n'est plus
qu'une larve sans voix face à un ciel
auto-glorifié à l'école de ses crimes.
Jésus, lui, est tué par le boucher du
ciel de son temps, Jésus, lui, ouvre à
son corps défendant les yeux des fidèles
sur la stratégie et la politique du roi
des carnages que l'humanité est demeurée
à elle-même depuis les origines et dont
elle enrubanne son sacrificateur céleste
en retour.
5 - Le regard sur
les idoles
Renan, né en 1823,
est demeuré étranger à la réflexion
anthropologique naissante du XIXe siècle
sur l'évolution de la bête et de ses
représentants sanctifiés, donc idéalisés
dans les nues. Il lui manque un regard
du dehors sur un totem immergé dans le
sang de l'histoire universelle. Sans un
globe oculaire extérieur au spectacle,
l'observateur substantifie ardemment un
Zeus censé à l'abri du blasphème; et il
glorifie aveuglément la prise en charge
de son Olympe par une espèce immanente à
sa culpabilité meurtrière et pourtant
repentante.
L'auteur attendri
des Souvenirs d'enfance et de
jeunesse rédigerait-il de nos
jours la biographie d'une idole abreuvée
de l'hémoglobine de l'histoire et
construite sur le modèle d'un animal en
attente d'une cérébralisation
transcendante au crime de lèse-majesté à
l'égard des idoles? Nous montrerait-il
la bête prosternée devant un gigantesque
assassinat sacré, nous raconterait-il la
pavane d'une espèce placée sous les
auréoles de ses idéalités assassines?
Les dieux sont carnassiers. Mais
Nietzsche lui-même n'osera porter sur
les trois monothéismes un regard
d'anthropologue du sacré. Et pourtant le
Dieu des chrétiens manifeste précisément
la spécificité de son animalité
religieuse par la sacralisation pseudo
irénique et griffue de son mythe de
l'incarnation, puisque ce justicier
suprême du cosmos substantifie sans rire
l'empereur des châtiments qu'il est à
lui-même et puisque le prophète des
trucidations censées libératrices se
trouve immolé par un Dieu
gransguignolesque. On attend un Molière
du Tartuffe du ciel. La lucidité
serait-elle un vaccin sotériologique
fabriqué à partir du venin, comme tous
les antidotes? Voyons, dans cet esprit,
comment Renan angélise le spectacle de
la mort d'un prophète atrocement
martyrisé par son "père" putatif, voyons
de plus près comment la générosité d'un
christianisme pour jardin d'enfant
sanctifie en retour un gibet d'assassins
pieux et de tortionnaires dévots.
6 - La théologie
du bébé
En accord avec
toute l'Eglise, le grand hébraïste va
métamorphoser la torture du crucifié en
nectar et en ambroisie de la politique
mondiale du nourrisson. Le confiseur du
ciel de la torture des berceaux portera
l'agonie du prophète sur la scène
internationale: "Jésus n'avait devant
lui que le spectacle de la bassesse
humaine ou de sa stupidité." ( p.
423)
Mais comment un
prophète de haut vol verrait-il la "bassesse"
et la "stupidité" des Etats du
monde avec les yeux des petits
humanistes de la seconde moitié du XIXe
siècle? Pour apprendre à peser la chair
et le sang de l'idole devant laquelle la
bête se jette le front dans la poussière
- donc pour démasquer un animal
sanctifié par son idole - il faudra
attendre la documentation du siècle
suivant, celle des anthropologues et des
examinateurs du singe semi cérébralisé:
Lévy-Bruhl (1857- 1939) et Freud (1856-
1939) permettront d'observer le bistouri
émoussé du chirurgien renanien:
"Le ciel était
sombre ; la terre, comme tous les
environs de Jérusalem sèche et morne. Un
moment, selon certains récits, le cœur
lui défaillit ; un nuage lui cacha la
face de son Père ; il eut une agonie de
désespoir, plus cuisante mille fois que
tous les tourments. Il ne vit que
l'ingratitude des hommes ; il se
repentit peut-être de souffrir pour une
race vile et il s'écria : " Mon Dieu,
mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? "
Mais son instinct divin l'emporta
encore. A mesure que la vie du corps
s'éteignait, son âme se rassérénait et
revenait peu à peu à sa céleste origine.
Il retrouva le sentiment de sa mission ;
il vit dans sa mort le salut du monde ;
il perdit de vue le spectacle hideux qui
se déroulait à ses pieds et,
profondément uni à son Père, il commença
sur le gibet la vie divine qu'il allait
mener dans le cœur de l'humanité pour
des siècles infinis." (424- 425)
"L'instinct
divin" en question n'est autre que
celui de Renan lui-même. Pas un mot sur
la trousse du "père" assassin, pas une
allusion à l'artificier des sacrifices
de sang dont les champs de bataille
regorgent depuis la nuit des temps. Le
regard benoît que les interprètes du
ciel portent sur l'histoire religieuse
du monde se révèle la clé de leur
candeur théologique. Renan ne voit pas
l'histoire remplir sans relâche la panse
d'un maître imaginaire du cosmos, il ne
sait pas que cette panse est rémunérée
par un Olympe insatiable et bénisseur.
Erasme avait porté plus loin le regard
de la raison de son temps sur le bloc
opératoire de Clio: il rappelle que,
pendant des siècles, les nouveau-nés
trop hâtivement trépassés et qu'on
n'avait pas eu le temps d'immerger dans
l'eau baptismale du salut se trouvaient
dévotement précipités dans les flammes
de l'enfer et y rôtissaient pour
l'éternité. L'heure n'avait pas encore
sonné d'écrire la biographie de Dieu
dans le temps chirurgical qui lui
appartient en propre, celui des
empiffrements sacrés.
Mais Erasme
lui-même ne se demande pas encore par
quels chemins la divinité avait modifié
sa première théologie de la torture des
nourrissons. Malaxe-t-elle les
encéphales d'un siècle à l'autre ou ne
cesse-t-elle de prendre du retard sur
ses interprètes? Et pourtant,
l'humaniste de Rotterdam a pris quatre
siècles d'avance sur la "personne
supérieure" dont "l'initiative
hardie" créa "l'objet de son
amour".
7 - Le prophète
et le sang de l'intelligence
A quelle profondeur
de sa réflexion l'auteur de
L'Eloge de la folie savait-il
que les théologies sont des animaux
sauvages, mais en évolution dans les
esprits et qu'elles ne sont jamais que
des miroirs partiels et datés de la
férocité de l'imagination religieuse de
la bête, savait-il pourquoi celle-ci
s'abreuve du sang de sa propre histoire
? L'humanité du XVIe siècle ignorait
encore que le bimane évadé des forêts se
reconnaît à la cruauté des documents que
son encéphale sécrète à son corps
défendant et qui l'arrachent peu à peu
au règne du cyclope du cosmos dont il
partage d'un siècle à l'autre la
férocité et les fureurs.
Et pourtant dans sa
Disputatiuncula de taedio et
pavore Christi de 1499, Erasme
rejette avec énergie le portrait du
Christ que le théologien Colet,
prédicateur de la cathédrale Saint Paul
de Londres et athlétique guerrier
anglais avait traité de pleutre effrayé
comme une femmelette par les saintes
tortures qui l'attendaient pour le salut
de l'humanité. Cinq siècles plus tard,
observons de plus haut le bourreau
salvifique qui torturera à mort son
propre fils, regardons de plus loin
comment il remplira son gousset de
banquier dépité par la perte de la
créance mirifique du péché originel. A
l'époque, on ne se demandait pas encore
pourquoi il fallait qu'il se remboursât
de la dette contractée par la créature à
son égard. La question était seulement
de savoir si le Christ était un couard
du ciel, mais non à quelle nature
ressortissait le courage propre aux
prophètes. Simplement, les tremblements
du Nazaréen contrastaient avec la
sublime intrépidité des martyrs, qui
avaient couru au supplice bien rémunéré
avec des "bondissements de joie". On
s'étonnait seulement qu'une victime aux
prérogatives fabuleuses fît preuve d'une
sotte lâcheté, alors qu'à elle seule,
elle indemnisait le caissier du salut au
grand avantage de tout le monde. On ne
saurait pousser la dureté de cœur
jusqu'à refuser de délivrer tout le
genre humain des affres de la damnation
alors que le ciel vous accorde si
charitablement le privilège d'éponger à
vous tout seul une dette d'un montant
incalculable. Mais pourquoi le péché
originel fonde-t-il toute la stratégie
de la théologie chrétienne sur un
"rachat" politiquement avantageux?
On voit également
que si le prophète immolé à l'idole
machiavélienne des chrétiens n'était pas
une victime censée fournir une charpente
de vil prix au "boucher obscur" dont
Pascal évoquera la fourberie en plein
XVIIe siècle, aucun regard ne portera
jamais sur le capital et les intérêts
bien calculés d'un usurier des prébendes
de sa propre grâce. De son côté Mahomet
n'affuble pas Allah d'une enveloppe
corporelle que l'histoire prendra en
otage. Le Créateur aurait spontanément
aboli les meurtres rituels sans demander
de contrepartie à un débiteur
gratuitement libéré de sa dette. Mais
cet assainissement du marché public de
la viande des sacrifices n'adoucit que
les mœurs, non le contenu doctrinal d'un
mythe carnassier par nature - le Pharaon
Kekrops demeure l'inaugurateur d'une
réforme du culte de sang qui a seul
délivré les premiers habitants de
l'Attique de la sauvagerie du massacre
rituel de leurs concitoyens.
Certes, Mahomet
n'ignore pas que la substitution
profitable d'un mouton au prophète
trucidé sur les étals des chrétiens
n'illustre jamais qu'une victoire
partielle, provisoire et toute terrestre
sur le ciel sanglant des hommes et de
leurs idoles. Mais il faudra attendre
trois millénaires pour que paraissent
des anthropologues décidés à porter le
regard acéré des premiers simiologues
sur la victime dont Erasme s'était
contenté de se demander, à l'école du
Lachès de Platon, si le courage
véritable est celui de l'intelligence de
Nicias l'escrimeur ou celui des
baroudeurs en rivalité avec les bêtes
féroces. Et pourtant, bien avant la
répudiation par l'islam du ciel sanglant
des sacrificateurs chrétiens, Isaïe
exprimait sa fureur et son mépris au
spectacle des offertoires dégoulinants
d'hémoglobine de son temps; et son Jahvé
s'écriait, comme il est rappelé plus
haut: "Vos sacrifices me dégoûtent .
Sachez que le sang que vous faites
couler sur mes parvis, je l'ai en
abomination".
8 - La théologie
et le sang de l'histoire
Revenons un instant
sur nos pas. Quand les évangiles se
furent mis à pulluler à la faveur de la
sentimentalité religieuse pré-byzantine
de l'époque, il a fallu sélectionner les
textes les mieux rédigés et les moins
romanesques. Une littérature et une
théologie dédoublées entre le tragique
et le sentimentalisme populaire ont
découlé du choix des grands lettrés de
l'époque entre le religieux et le
macabre, entre la crudité et la
mièvrerie des dévots, entre la
sauvagerie sacrificielle et la
vulgarisation à outrance, entre la vente
d'un supplice appelé à tomber entre les
mains d'un clergé avide et les
romantiques d'une foi privée de
cervelle. Les uns s'appliquaient à
démontrer, textes en mains, que Dieu
avait exigé avec une dureté toute
sacerdotale à son fils vacillant de se
résigner à son immolation. Au Moyen Age,
on dira qu'il était hautement profitable
à une humanité terrassée sur le champ de
bataille du péché par la faute du diable
de s'emparer du trésor inestimable de la
rédemption, puisque la contrepartie
promise par le Père se révélait d'un
montant incalculable.
Les embarras de la
foi militarisée étaient d'autant plus
grands que Dieu lui-même avait été battu
à plate couture par Lucifer, son rival,
sur le champ de bataille du péché, et
que, conformément aux lois de la guerre,
il devait payer une rançon considérable
à son vainqueur. Mais la créature était
seule responsable de la faiblesse
stratégique du général en chef du
cosmos. Cependant, d'autres théologiens
se sont avancés sur les parvis du
temple: à les entendre, la sauvagerie de
la bête se cachait sous la figure d'un
Dieu tout subitement résigné, lui aussi,
à jouer la brebis agonisante sur ses
propres autels. D'un côté, Urs von
Balthazar (1905-1988) démontrera sans se
lasser, que le Jésus bien saignant se
trouve physiquement déposé en tribut de
bonne odeur aux pieds du dieu de la
guerre, de l'autre le Père Montchanin
(1895-1957) et le Père Henri de Lubac
(1896-1991) , métamorphoseront cette
viande - la vera caro de l'Eglise du
Moyen Age et du Concile de Trente - en
symbole de la rédemption ascensionnelle
du chrétien.
Mais si Urs von
Bathazar et Henri de Lubac, les deux
théologiens les plus en vue de leur
temps et que liait une étroite amitié
ont tous deux reçu la pourpre
cardinalice, c'est parce que seul le
Dieu sauvagement égorgé sur l'autel des
plus célèbres épéistes du ciel a permis,
en plein XXe siècle, à la Curie romaine
de revivifier le culte originel du genre
humain - on exigeait de nouveau la
livraison effective d'un cadavre
palpitant au Dieu rançonneur dont ni
Luther, ni Calvin n'avaient réussi à
civiliser le sacrifice de sang.
9 - La théologie
civilisatrice
Pourquoi les
théologiens officiels du concile de
Trente réclamaient-ils la perpétuation
du "vrai et réel sacrifice" de
l'Eglise, celui que la Lettre aux
Hébreux avait défini une fois pour
toutes? Parce qu'il n'y avait plus de
sacrifice du tout si l'autel n'était pas
dûment aspergé du sang bien frais de la
victime, de sorte que, de leur côté, les
protestants se trouvaient purement et
simplement privés de religion. A eux de
priver en retour leurs adversaires
rapaces du seul culte censé de taille à
mériter à un Golgotha sacrificateur, le
pardon définitif de la divinité. Mais
puisque dans les deux confessions, il
fallait arracher les croyants aux
griffes du Diable, lequel avait fait
manger à Eve la pomme du savoir
rationnel, il était impossible de
départager les deux confessions sans
recourir à une anthropologie qui se
mettrait en mesure de porter le regard
sur une divinité ratée.
Or, cette audace
demeurera interdite aussi longtemps que
les sciences humaines se priveront de
toute dissection de la fonction
nécessairement avortée qu'exerce le
monothéisme dans la politique et dans
l'histoire d'une "délivrance", parce que
toute divinité revendique nécessairement
et par nature le monopole d'un recul
cérébral insurpassable. Son rôle est
précisément de fournir aux sociétés la
garantie sécuritaire que quelqu'un
possède la réponse nec plus ultra
à l'énigme du silence du monde. Si vous
portez un regard de l'extérieur sur une
divinité, ou bien vous l'anéantissez
dans sa fonction fondatrice de vous
regarder de haut, ou bien elle vous
incite à la dépasser et à devenir à
vous-même la source d'un savoir
transcendant au totem dénoncé. Voltaire
cherche un Dieu au-delà de celui du
Moyen Age; et il le forge à l'école de
la tolérance à l'égard de ses négateurs,
ce qui le coupe de toute théologie
politique. Mais nier "l'existence" de la
divinité, c'est seulement avouer que
vous avez atteint la limite de votre
auto-dépassement. A ce titre, Dieu est
le symbole d'une espèce à jamais à la
recherche de son ultime secret Pour
l'instant, l'iconoclaste moyen demande
seulement au ciel de son temps pourquoi
il se montre si ardent à théologiser les
flots de sang que l'histoire fait
couler, alors que, depuis le sacrifice
d'Iphigénie, l'humanité civilisée tente
de refouler ce sang dans l'inconscient
de la politique. C'est demander en
retour à un Mahomet privé de corps
sotériologique pourquoi il n'a pas
trépassé dans l'or et la pourpre des
plus somptueuses liturgies
eschatologiques et s'il permettra
néanmoins à ses saints de se dresser en
suicidaires d'un Allah à civiliser de
siècle en siècle, lui aussi.
Depuis des
millénaires, les autels de la bête
symbolisent l'étal collectif que
l'humanité est demeurée à elle-même; et
si l'on y attend sans relâche
l'exposition publique d'une offrande
gorgée d'hématies rédemptrices, alors le
mythe de l'incarnation des chrétiens
charrie bien plus efficacement que le
Coran, hélas, la sauvagerie des carnages
dont cet animal nourrit sa sainteté.
Isaïe assassiné pour blasphème pèsera
moins lourd sur la balance des
immolations rémunérées qu'un Zeus
brutalement changé en bête égorgée - ce
que Quinte-Curce raconte tout au long
dans sa Vie d'Alexandre:
si ce conquérant n'avait pas été le
premier esprit politique à se faire
proclamer Dieu de son vivant, alors
qu'on n'avait droit à ce rang qu'à titre
posthume, la blessure malencontreuse
d'une flèche que sa divinité reçut par
hasard à la cuisse n'aurait pas entraîné
la capitulation sans conditions de
l'ennemi épouvanté par un si grand
sacrilège.
10 - L'avenir de
la mystique
Mais comment se
fait-il que Renan le bucolique ait pu
conduire à son son corps défendant la
christologie titubante de son temps à la
question de la méthodologie et de la
rationalité qu'exige le genre
biographique appliqué aux prophètes,
alors que les sciences humaines de son
temps étaient encore fort loin de
disséquer les dieux? La réponse est
simple: Renan s'est interrogé
vaillamment sur la vie parallèle du
prophète et de lui-même. Le nain qui se
met à l'écoute du géant qu'il admire est
plus fécond qu'un croyant sûr de lui. Le
biographe de Mozart peut tout ignorer de
la création musicale, le narrateur qui
raconte un prophète ne saurait demeurer
étranger à la planète de la mystique et
à la pétrification morale du ciel des
hommes. C'est dans cet esprit que Renan
s'avoue un ancien croyant. "Pour
écrire l'histoire d'une religion, il est
nécessaire d'y avoir cru, parce que,
sans cela, on ne saurait comprendre
pourquoi elle a charmé et satisfait la
conscience humaine." (LIX)
(C'est moi qui souligne)
Or, les biographes
incroyants de Jésus demeuraient tout
empêtrés dans leur réfutation des sots
miracles dont les religions primitives
sont peuplées. On savait certes, que
Zeus n'avait pas engrossé Alcmène ou
Léda, mais on constatait que les dieux
en activité ont besoin de se soutenir de
prodiges laborieux, parce qu'on ne
saurait échapper à la condition
simiohumaine sans s'exercer à terrasser
les lois de la nature au passage. Aussi
la rivalité entre les christologues de
l'époque opposait-elle la symbolique
protestante des prodiges au rationalisme
français du XVIIIe siècle. David Strauss
avait perdu sa chaire de théologie
luthérienne à l'Université de Zurich
pour avoir retiré à Jésus ses patentes
de magicien insurpassable du cosmos,
Renan se verra privé de sa chaire au
Collège de France pour avoir commis,
apparemment, le même forfait primaire
sous Napoléon III. Mais la biographie de
David Strauss (1808-1874) remontait à
1835 et regorgeait des prodiges de la
phénoménologie de Hegel. Aussi, dans son
Histoire des biographies de Jésus
(Geschichte der Leben-Jesu-Forschung)
depuis Reimarus (1694-1768), Albert
Schweitzer (1875-1965), le futur médecin
de Lambaréné reprochait-il à Renan
d'avoir pillé David Strauss avec trente
ans de retard sur la science biblique
d'avant-garde de l'Allemagne - et cela
bien que Littré eût traduit son œuvre en
français en 1839 (tome I) et 1853 (tome
II).
Mais pourquoi
Nietzsche s'est-il moqué du Jésus riche
de la phénoménologie de Hegel dans ses
Considérations inactuelles?
Parce que le Nazaréen de David Strauss
avait perdu toute vibration spirituelle
pour avoir égaré en chemin son statut de
grand sorcier. Sitôt privé du
fantastique indispensable à la
crédibilité des dieux du paganisme, le
fils de Marie n'était plus qu'une plate
mécanique eschatologique. De plus, cet
automate du salut était censé servir de
véhicule au mythe d'un "esprit du monde"
que Hegel avait substitué à l'épopée
sotériologique du Saint Esprit. Au
spectacle de Napoléon sur son cheval à
Iéna, le phénoménologue allemand s'était
écrié: "Voici l'esprit du monde". En
revanche, le Jésus bucolique de Renan
demeure vivant et respirant, quoique
lavé de toute sorcellerie cosmologique à
l'école dirait-on du Vicaire
savoyard de Rousseau. Et c'est
pour cela que, depuis un siècle et demi,
sa christologie champêtre déclenche la
question qui taraude l'humanisme
occidental face à la montée de l'islam:
"Qu'est-ce qu'un prophète?"
11 - Jésus et
Mahomet
Jusqu'alors les
gentils buveurs de la ciguë du
prophétisme se manifestaient sous la
forme des "imitations de Jésus-Christ",
dans lesquelles la piété de bon aloi
prenait son Dieu pour l'illustration
glorifiante de sa propre candeur
évangélique. Avec Renan, les biographes
des prophètes ont cessé d'en prendre à
leur aise avec le tragique de l'histoire
et ils ont tenté de quitter les
floralies de la dévotion pour devenir
des prospecteurs secrets de leur propre
devenir spirituel, des scrutateurs de
leur propre vie ascensionnelle, des
spéléologues informés de ce que leur
propre "divinité" prend un tragique
retard sur les allumeurs de génie du "surhumain"
que Nietzsche a commencé de délivrer des
dieux fossilisés dans la zoologie.
Mais justement, la
vision bucolique du Jésus de Renan
enseigne à sa postérité en acier trempé
que ce ne sont ni le "charme"
campagnard, ni les coloristes de la "conscience
religieuse" d'une époque qui
alimentent la raison suicidaire des
prophètes. L'humanisme de Renan n'entre
dans le tragique de l'histoire que par
une porte dérobée. Il porte déjà le
regard sur la cécité native de la bête.
Sous sa plume le mythe de la
transsubstantiation eucharistique
s'élève à la métaphore spirituelle quand
il fait dire à Jésus: "Je suis votre
nourriture"?
Qui sera le mieux
armé sur les routes du "spirituel"
de ce siècle, du musulman ou du
chrétien, du glorificateur de la guerre
sainte ou de l'adorateur d'un Allah
pacificateur, du conquérant d'un regard
sur le sang de l'histoire ou de
l'adorateur placé sous le joug de la
fatalité, du juge qui fait comparaître
le Dieu des tortures à la barre du
tribunal de l'humanité et qui dit, avec
Socrate: "Je suis l'abeille et le
dard" ou du croisé qui vous appelle
au carnage? Laissons le dernier mot au
poète du ciel et des âmes qui fait dire
à Mahomet: "Je suis un mot dans la
bouche Allah" (Victor Hugo). Et si,
à l'inverse, Allah était un mot à
approfondir sans fin dans la bouche de
son prophète, peut-être une alliance
nouvelle des incendiaires et des
éveilleurs de Jésus et de Mahomet
féconderait-elle le monde.
le 25 octobre 2013
Reçu de l'auteur
pour publication
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