1 - Un Indien
d'Amérique
Avec
quelles complicités de l'Etat le
festival de Cannes a-t-il pu projeter un
film qualifié de français, Jimmy
P., psychothérapie d'un Indien des
plaines, mais parlant anglais,
tourné aux Etats-Unis et produit par une
entreprise américaine ? Le scénario,
tourné par M. Arnaud Desplechin, met en
scène deux étrangers, un Indien, d'un
côté, que la guerre de 1940 à 1945 a
gravement déséquilibré et que les
psychanalystes du Nouveau Monde ne
parviennent ni à guérir, ni même à
soigner, parce qu'ils ne comprennent
goutte à sa culture, et, de l'autre un
acteur français censé imiter le fort
accent hongrois d'un psychanalyste
franco-américain, né juif roumain,
György Dobó, mais qui abjura la religion
juive, se fit baptiser catholique et
prit le nom de Georges Devereux. A ce
titre, le film le présente en personnage
non moins étranger que l'Indien à la
mentalité du pays d'accueil dans lequel
il exerça son art jusqu'à sa mort en
1985. Ce polyglotte parlait le roumain,
le hongrois, l'allemand, l'anglais, le
français, mais il apprit également le
maltais et le mohave, ces Indiens dont
les mœurs et la sexualité firent l'objet
de sa thèse de doctorat d'anthropologie
à l'université de Berkeley.
Les autorités françaises d'aujourd'hui
savent-elles que Georges Devereux avait
fondé aux Etats-Unis, il y a une
soixantaine d'années, une école de
psychanalyse hyper superficielle,
l'ethnopsychiatrie, qui avait connu une
vogue passagère en raison de l'usage
politique auquel son acéphalie la
conduisait fatalement. Le sujet sain
d'esprit se trouvait parfaitement
immergé dans la société de l'endroit,
tandis que le malheureux déviant se
trouvait dangereusement guetté par la
névrose et ressortissait aux soins
attentionnés du faux disciple du grand
Viennois. A ce compte, le spécimen à son
aise sous le régime franquiste ou qui se
portait comme le pont neuf sous les
régimes nazi, stalinien ou sous
l'inquisition géocentriste de l'Eglise
du XVIe siècle permettait à
l'ethnopsychiatrie américaine de
s'épanouir à l'ombre de la sociologie
mondiale, cette discipline de la
neutralisation internationale des
cerveaux et de la mise à égalité de
toutes les cultures sous le bouclier
d'une acéphalie universelle.
Naturellement, huit ans seulement après
la paix de 1945 - le scénario nous
transporte dans l'Amérique de 1953 - le
Nouveau Monde passait encore pour
l'Eldorado de la démocratie mondiale sur
une planète libérée du nazisme. Mais, de
nos jours, il est bien évident que
l'expansionnisme cinématographique
américain a le plus grand intérêt à
retrouver les présupposés et les
méthodes de l'ethnologie de Georges
Devereux, tellement cette discipline est
devenue pain bénit pour une thérapie
politique enracinée dans le salut par la
médiation du mythe de la Liberté.
L'orthodoxie marxiste l'avait si bien
compris qu'elle soignait au titre de
malades mentaux les opposants au
collectivisme rédempteur.
L'eschatologique religieuse cadenasse
nécessairement l'hérésie dans l'enceinte
d'une nosologie déclenchée par le Diable
et dont la foi brisera les barreaux. La
pestifération et la malédiction vont de
pair avec une incroyance dont le statut
se partage entre le péché et la folie.
2 - La
démocratie sous le regard de
l'ethnopsychiatrie
C'est dire que les organisateurs du
festival de Cannes sont tombés de bonne
foi et en toute innocence dans la même
catéchèse que Mme Nougayrède.
- Le
journal Le Monde et la
vassalisation de l'Europe,
4 mai 2013
Car
l'honnêteté intellectuelle de Georges
Devereux est au-dessus de tout soupçon,
ce qui montre d'autant mieux que la
méconnaissance des fondements
anthropologiques du sacré se révèle la
candide alliée des catastrophes
qu'entraîne l'alliance de la sincérité
messianique avec la naïveté politique.
C'est pourquoi, et dans le même temps,
le public du festival a applaudi de tout
cœur et à tout rompre le producteur
américain Harvey Weinstein, grand homme
d'affaires, mais qui a chaleureusement
approuvé l'initiative de Mme Aurélie
Filippetti de tenter de sauver le cinéma
européen de son naufrage dans une zone
de libre échange artificiellement
nivelée par la sociologie réductrice de
notre temps. H. Weinstein rappelle que
l'Amérique n'a acheté aucun "Western
spaghetti", parce qu'il est
"improductif de faire deux fois la même
chose" et que la copie ne vaut pas
l'original. Rome ville ouverte
ou Le voleur de bicyclette,
ajoute Weinstein, n'auraient pas été
tournés si l'engloutissement du cinéma
du Vieux monde dans un commerce
international de marchandises
indifférenciées avait conduit, dès la
Libération, les identités nationales à
l'anéantissement.
3 -
Mme Filippetti face à l'OTAN culturel
Il est
des thèmes cinématographiques à double
ou à triple fond : si, deux siècles
après Atala de
Chateaubriand, l'Indien pur sucre
d'Arnaud Desplechin est tombé malade
d'une guerre messianique, donc inspirée
par l' esprit de croisade de la
démocratie mondiale et si le prophète de
la nouvelle religion, qui s'appelle la
Liberté, mène le combat désintéressé que
l'on sait pour le triomphe universel de
la Justice et de la Vérité sur les cinq
continents, bref, si le nouvel apostolat
est pathogène en diable, il est à parier
que la guérison de notre "dernier des
Abencérage" lui a fait retrouver la
royaume du Beau et du Bien. Du reste, la
sortie de ce film béatifique coïncide
avec la conversion de l'université
française à l'enseignement en anglais de
la physique, de la chimie et des
mathématiques, ce qui préfigure la
neutralisation politique et culturelle
de l'Europe par le relais de la
neutralisation cinématographique.
Mais
c'est dire également que, soixante ans
après sa parution, L'Etranger
de Camus entre dans la postérité
littéraire et philosophique qui
l'attendait; car, pour la première fois,
le thème central et explosif de
l'aliénation cérébrale des civilisations
mourantes débarque dans le cinéma
mondial, et cela non seulement le jour
de l'inauguration de la plus célèbre
messe annuelle du septième art, mais en
présence de Mme Aurélie Filippetti.
Cette rebelle est d'ores et déjà
parvenue à rassembler autour d'elle
treize insurgés de poids - tous les
ministres européens de la culture, dont
ceux de l'Allemagne, de l'Espagne et de
l'Italie, donc des Etats les plus
dociles de l'OTAN - afin de tenter de
sauver l'identité du Vieux Monde face à
l'offensive du cinéma américain. C'est
dire que l'alliance de la guerre
politique avec la guerre des cerveaux a
commencé à Cannes et que les historiens
retiendront le mois de mai 2013 pour
celui du déclenchement des hostilités.
4 -
Les Indiens sommitaux
Qu'en est-il du
troupeau des intellectuels européens
emportés par les flots d'un
panculturalisme mondial, mais dans la
masse passive desquels on repère
quelques têtes résolument placées à
l'écart de celles de leurs congénères.
Il s'agit d'une insurrection des
cerveaux fort distincte de celle de
l'Indien et du psychanalyste Devereux,
qui s'était fait naturaliser Américain?
Selon le scénario d'Arnaud Desplechin,
l'Indien du film finit par guérir en ce
sens qu'il se trouve docilement
réintégré dans la civilisation mondiale
de la terreur commerciale. On recense
néanmoins quelque deux mille encéphales
européens dont le trépas imminent de la
civilisation de la pensée critique
aiguise les armes et effile le glaive de
leur dialectique. Car ces Indiens-là
bénéficient maintenant d'une
distanciation dont le tragique n'a été
pleinement identifié qu'il y a quelque
douze décennies par un médecin allemand,
un étranger et un malade, lui aussi, un
certain Frederick Nietzsche. Pour avoir
cerné et étiqueté la spécificité de la
pathologie incurable dont souffrait la
raison et la logique européennes de
l'époque, ce Germain a été conduit à une
folie inguérissable et au trépas après
un long et douloureux enfermement de
onze années dans un asile d'aliénés.
Mais sa maladie a conduit les derniers
logiciens du Vieux Monde à descendre
dans le puits creusé à son insu par
Georges Devereux.
Qu'enseignent leurs syllogismes? Que le
parallèle entre l'Indien de Sigmaringen
et l'Indien du cinéaste français résulte
de ce que les deux pathologies ont en
commun de passer à tort pour d'origine
culturelle, alors que le terme de
culture n'a pas le même sens en
Europe et en Amérique. Mais le malade
allemand avait été nommé professeur de
grec à l'Université de Bâle à l'âge de
vingt-neuf ans. On doit à la précocité
de son génie le débarquement
cataclysmique de l'étude philosophique
de la maladie mentale dont souffre
l'Université européenne - et cette
maladie n'est autre que sa cécité à
l'égard du génie.
C'est
dire que le jeune Allemand a renversé le
diagnostic officiel de la folie.
C'étaient eux, disait-il, les nouveaux
sorbonagres et sorbonicoles à guérir
d'une pathologie doctorale déguisée en
bonne santé. Il fallait en conclure que
l'animal rationale rassemble des
masses immenses de spécimens tenus pour
savants, mais dont la démence collective
leur demeure invisible. Qu'en est-il de
la folie des Indiens sommitaux dont la
race remonte à Platon?
Nietzsche fut le premier
psycho-thérapeute de la civilisation
européenne, celui dont le regard de
l'extérieur sur l'encéphale de la bête a
permis aux descendants du grand Athénien
de démontrer qu'un seul cerveau sur dix
mille environ se pose sérieusement la
question de la vérité. Je me suis fait,
ici même, le très modeste écho de ce
psychopathologiste; et pour cela, je me
suis contenté de rappeler la joute
célèbre qui opposa saint Ambroise à
Symmaque dans l'enceinte du Sénat de
Rome en 384.
-
A propos
des caricatures de Mahomet -
Mort et résurrection de l'Europe
de la pensée,
24 février 2006
-
Lettre
ouverte à Hubert Védrine sur
l'avenir intellectuel et
politique de l'Europe,
2 décembre 2002
-
A propos
d'un athéisme endormi Les
troupes de choc du "Connais-toi"
sur la piste du "corps" des
dieux, 4 mars 2006
5 -
Saint Ambroise et Symmaque
Souvenez-vous des
chrétiens de l'époque: ils entendaient
expulser de force la statue de la
Victoire du temple de la démocratie qui
avait servi de théâtre à la célébration
de tous les triomphes guerriers du
peuple romain depuis Romulus. Face à
cette profanation d'un millénaire de la
mémoire des ancêtres, saint Ambroise
faisait valoir un titanesque
contrepoids: une grâce particulière du
Dieu nouveau l'avait fait bénéficier
d'une victoire cérébrale inouïe. Cet
ancien préteur allait jusqu'à suggérer
que les dieux cachés depuis tant de
siècles dans le gosier des oies du
Capitole auraient soudainement perdu
tellement de leur crédibilité religieuse
que, pour sa part, il avait mis la main
sur un dieu unique, solitaire et
définitif, lequel lui avait tendu une
main secourable et avait remplacé sous
ses yeux ses rivaux vieillis et exténués
par tant d'épreuves. Pour sa part, il
adorait désormais le vrai Jupiter, mais
il ne s'expliquait encore ni pourquoi ce
dieu avait tenu si longtemps à demeurer
caché aux yeux de tout le monde ni à
quel âge il avait décidé de monter à son
tour sur les planches de l'histoire.
A ces
observations appuyées de saint Ambroise
- il était allé jusqu'à se moquer des
dieux - Symmaque, préfet de Rome et
ancien consul, n'avait en rien répondu
par un examen de la seule question
décisive, celle de savoir si les dieux
existent ou non. Ce personnage
considérable s'était même si peu
interrogé sur le vrai et le faux qu'il
avait mis toute sa véhémence à faire
valoir la sainteté de tous les dieux du
monde. Symmaque était "omnibus
honoribus defunctus", c'est-à-dire
qu'il avait connu tous les honneurs
attachés aux fonctions publiques. Mais
comment l'éloquence et les plus hautes
magistratures enfanteraient-elles des
prodiges célestes, comment un long usage
des rites cultuels de Rome ferait-il
surgir des dieux dans les nues et les
rendrait-il respectables à souhait?
Mais lorsque le Jupiter de saint
Ambroise connut à son tour de terribles
revers aux yeux des nations et des
peuples les plus divers - en 410, les
barbares avaient non seulement mis Rome
à sac, mais perpétré un massacre
mémorable de citoyens fraîchement
baptisés - il apparut que les neuf mille
neuf cent quatre-vingt dix-neuf pour dix
mille des cerveaux étrangers à la
question du vrai et du faux avaient si
bien laissé cette petite difficulté en
jachère qu'ils retournaient maintenant à
toute allure et en rangs serrés se
pelotonner sous le sceptre des idoles
qu'ils avaient laissé s'endormir un
instant dans leur tête. Il fallait en
conclure que la question de la
complexion psychique, de l'identité
cérébrale et de l'éthique politique des
campeurs de l'Olympe dépendaient
seulement du rappel de leurs succès à la
guerre et qu'ils se contentaient de le
rappeler rudement à leurs fidèles
momentanément devenus négligents ou
tombés dans une coupable inattention à
leur égard.
6 -
Les chrétiens et la question de la
vérité
La question du vrai et du faux
demeurait-elle aussi absente de
l'encéphale de saint Ambroise que de
celui de Symmaque ? Pour l'apprendre,
écoutez le plus illustre élève de
l'évêque de Milan, un certain saint
Augustin , qui mit vingt ans à prouver,
non point que le nouveau Jupiter
n'existait évidemment pas davantage hors
de l'encéphale de ses adorateurs que
l'ancien, mais que la seule énigme à
résoudre était de découvrir pour quelles
raisons, dans sa bonté et sa sagesse
infinies, le nouveau souverain du cosmos
avait cru bon de laisser les barbares
saccager tout leur content la capitale
de l'empire le plus illustre qui eût
jamais paru sous le soleil et pourquoi
ses propres fidèles méritaient de se
trouver exterminés par le glaive des
païens. Et puis, les tueurs étaient-ils
devenus dévots sans seulement s'en
douter, ou bien était-ce en tant que
pécheurs qu'ils accomplissaient les
saintes volontés du nouveau Zeus?
Deux
millénaires plus tard, la distanciation
intellectuelle des cerveaux sommitaux
évoqués ci-dessus ne les a pas fait
sortir de l'auberge; mais la question de
la vérité s'est déplacée vers un nouveau
centre de gravité du monde. Certes, la
multitude des animalia rationalia
continue de toréer ferme dans l'arène de
la cécité mentale de Symmaque, et c'est
non moins unanimement qu'autrefois que
cette masse immense se demande seulement
si les trois dieux actuels sont
culturellement adaptés aux
territoires qu'ils sont chargés de
cultiver ou s'ils les laissent
désespérément en friche.
7 - De la survie
de la civilisation européenne
Mais, parallèlement au jardinage
exclusivement culturel du sacré qui
permet à une espèce acéphale de laisser
merveilleusement de côté la question
centrale de l'existence ou de
l'inexistence de ses trois Jupiter, le
théâtre du vrai et du faux est devenu
celui de la survie ou de la mort de la
civilisation européenne. Car la cécité
intellectuelle du Vieux Monde
d'aujourd'hui le fait courir à l'abîme à
un train d'enfer, si je puis dire, et
cela sans que l'infime minorité des
Indiens de Nietzsche aient conquis la
plus petite chance de se faire mieux
entendre qu'en 1883. Car toute
l'humanité ne songe plus qu'à se
procurer des recettes de cuisine; et
personne ne tourne seulement un instant
la tête du côté du gouffre vers lequel
le navire court à toute vapeur. Cette
disposition de l'encéphale des aveugles
plonge le pourcentage des cerveaux
cogitants répertoriés par l'Indien de
Bâle dans un état para-pathologique tel
qu'il leur devient de plus en plus lourd
de combattre jour après jour pour leur
propre santé mentale. Car aussi
longtemps que l'unanimité de la folie
qui frappe cette espèce condamnait
seulement quelques Robinson à peser dans
leur coin l'encéphale des Symmaque, des
saint Ambroise et des saint Augustin, la
question pouvait demeurer relativement
inoffensive.
Je m'explique :
certes, dira-t-on, des centaines de
millions d'êtres humains croient dur
comme fer qu'ils boivent physiquement le
sang toujours frais et mangent bien crue
la chair éternelle d'un ressuscité,
certes, d'autres milliards de spécimens
de cette espèce lisent jour et nuit un
livre dicté par l'ange Gabriel à l'un
des leurs sur cette terre, certes, un
troisième Jupiter conduit ses adorateurs
à reconquérir, l'arme au poing, une
terre censée leur avoir été remise en
mains propres par leur ciel il y a plus
de deux millénaires de cela. Mais pour
les têtes bien portantes recensées par
Nietzsche, résidait dans la victoire
tardive qui leur avait du moins permis
de mettre leur charpente à l'abri des
flammes: après des siècles de combat
pour la survie de leur ossature, la
majorité en folie avait cessé de brûler
toute vive la frange des animaux de sens
rassis.
Mais maintenant, une
humanité plus plongée dans les ténèbres
que jamais travaille au suicide des
Etats et à la dissolution des nations,
parce que d'immenses troupeaux courent à
l'abattoir sous la houlette de leurs
bergers aveugles, sourds et muets; et
l'on cherche en vain les Indiens du
cinéaste français qui auraient lu
Symmaque, saint Ambroise et saint
Augustin.
8 -
Les nouvelles hallucinations
Voyez le sort de la pensée politique:
n'est-il pas hallucinant que, depuis
soixante dix-ans, personne ne voie
seulement la mort passer à un train
d'enfer sur les arpents d'une
civilisation occupée par cinq cents
forteresses, garnisons et camps
retranchés de l'étranger, n'est-il pas
hallucinant que personne ne voie
seulement qu'une monnaie unique ne
saurait régler durablement les échanges
commerciaux entre des Germains
disciplinés et des Latins dépensiers,
n'est-il pas hallucinant que personne ne
voie seulement qu'une volonté ferme et
partagée ne naîtra jamais d' une Europe
de cantons suisses artificiellement
amalgamés, n'est-il pas hallucinant que
Paris et Berlin ne parviendront à
s'agglutiner que si, à l'image de Zurich
et de Berne, le Vieux Monde se retirait
de l'histoire vivante et se proclamait
neutre à perpétuité, n'est-il pas
hallucinant qu'à l'image des écrivains
helvètes, qui ne peuvent se trouver
édités sérieusement qu'à Berlin, Paris
ou Rome, l'écrivain gaulois
d'aujourd'hui se fait baptiser sur les
fonts baptismaux de l'anglo- américain,
n'est-il pas hallucinant que la
littérature française ne se collète plus
avec la "comédie humaine" au sein d'une
société assiégée, encerclée étouffée par
son silence sur l'occupation militaire
de ses hectares, n'est-il pas
hallucinant que les civilisations
agonisantes ne voient même plus sur quel
théâtre la tragédie se déroule, à la
manière dont l'empire romain ignorait
qu'on ne retourne pas avec nonchalance
au règne des sénateurs du temps des
guerres puniques après un siècle de
présence d'une garde prétorienne sur le
forum, n'est-il pas hallucinant que la
classe dirigeante d'une civilisation
luttât contre l'asphyxie de ses
exportations et l'étranglement de sa
production industrielle sans seulement
se poser la question du prix du travail
et de l'impossibilité de revenir à la
charrue de Cincinnatus sous Tibère ?
9 - Le trépas du
mythe de l'immortalité
Quel est donc le
diagnostic du funèbre qu'attend une
civilisation quand le corbillard passe à
bride abattue sur le triple territoire
du commerce, de la politique et de la
pensée, sinon de se poser à nouveaux
frais la question de la pesée de
l'encéphale de l'espèce? Car les
cerveaux intéressés par la connaissance
du vrai et du faux sont tout proches de
connaître une distanciation qui les
rendra contemplatifs de l'inexorable et
en fera les cinéastes de la fatalité.
Comparons le naufrage de l'élite
intellectuelle de l'empire romain avec
celui d'aujourd'hui. La Grèce vaincue
avait produit de brillantissimes
encyclopédistes. Mais s'ils éduquaient
l'empire à courir d'un bout à l'autre du
monde latin, du moins s'adressaient-ils
en grec à leurs auditoires, parce que
toute l'intelligentsia de l'époque
n'accédait au vrai savoir que dans la
langue d'Athènes. Rien de tel
aujourd'hui: ou bien un cinéma
artificiellement qualifié de français
s'exerce à valoriser son folklore auprès
des Indiens ou des Hongrois du Nouveau
Monde, comme il est rapporté plus haut,
ou bien nos cinéastes se cantonnent dans
nos villages et tournent en rond dans
leur dialecte. Faut-il imiter la fierté
de Sparte, qui se réduisit à quelques
bicoques ratatinées au bord de l'Eurotas
plutôt que de jouer à Rome les doublures
rabougries de la Lacédémone engloutie
des ancêtres? Les sophistes en
vadrouille n'ont rien créé sous la
domination romaine, parce que seuls les
peuples souverains demeurent
intellectuellement féconds. Mais les
Spartiates demeurés sédentaires et
réduits au rang des Indiens d'Amérique,
n'ont rien produit non plus.
10 - Demain, le
génie de l'Europe de Personne
Tel est le choix de l'Europe face à
l'inexorable. La fatalité du trépas
l'attend à la fois dans les studios du
Nouveau Monde et à Perpignan. Mais
alors, n'est il pas temps d'enfanter une
distanciation nouvelle entre l'homme et
l'animal, n'est-il pas temps d'apprendre
à regarder de haut et de loin la bête
semi rationnelle dont l'intelligence
embryonnaire n'ose pas encore se poser
la question de la vérité, n'est-il pas
temps de lancer la foudre d'un regard
sommital sur un bimane infirme, n'est-il
pas temps de se poser la question de la
véritable nature d'un encéphale encore
en gestation et qui se cherche depuis
des millénaires sans jamais trouver sa
véritable assise, mais qui se révèle si
proche de rencontrer, au plus secret de
lui-même, le Dieu du vide et de l'infini
qu'il est à lui-même dans l'univers de
Personne?
En vérité, le
miracle d'une mutation radicale du
regard de l'humanité sur elle-même s'est
produit une première fois il y a seize
siècles, mais au prix d'un millénaire et
demi d'engloutissement des Lettres, des
sciences et des arts : le christianisme
a enfanté un regard tellement nouveau de
notre espèce sur elle-même que l'âme du
latin en a été changée. La langue de
saint Augustin n'est pas encore celle de
l'absence de Dieu et du silence de
l'univers, mais elle respire déjà tout
autrement et le souffle auquel elle
obéit est inconnu de saint Ambroise et
de toute la littérature classique. Seul
le français pourrait retrouver
l'alliance augustinienne de l'esprit
critique avec l'élévation intérieure des
mystiques de la nuit, seul le français
pourrait fonder la spiritualité d'une
espèce devenue consciente du silence de
l'éternité.
Si tous les dieux extérieurs se révèlent
faits de main d'homme, quelle revanche,
pour une civilisation condamnée à
quitter l'histoire volubile et bruyante,
d'y rentrer armé d'une autre cervelle et
de reprendre la tête de l'aventure de la
pensée dans un nouvel univers ! Saint
Augustin se riait du petit Dieu qui
avait créé un monde de pacotille et
qu'on n'avait pas vu se colleter avec la
création de l'espace et du temps. La
spiritualité à construire sur le trépas
du colosse ridicule de la Genèse attend
de l'Europe de l'esprit la fécondation
du néant par le néant, du vide par le
vide, de l'infini par l'infini - une
mystique du trépas de l'éternité des
ossatures nous attend.
Le 25 mai 2013
Reçu de l'auteur
pour publication
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