Opinion
A la manière de...
La fourmi, le Profit et l'Etat
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Dimanche 23 octobre 2011
Introduction à la fable
1 -
La guerre entre
la raison et le mythe
Le célèbre attentat
du 11 septembre contre les tours du
World Trade Center de New-York avait
fait commencer la décennie précédente en
2001 seulement. A son tour, la décennie
actuelle aura pris un an de retard avec
le réveil politique et intellectuel du
monde arabe en mars 2011. Mais quels que
soient les obstacles que les démocraties
rencontrent sur le chemin de leur
histoire, la liberté de la pensée leur
sert de ressort, tellement elles
illustrent les droits de la réflexion
logique. C'est que la parole libérée
trouve nécessairement son premier champ
d'exercice à revendiquer la prééminence
de l'individu pensant sur le tribal
coutumier. Le droit de raisonner avec
une rigueur implacable est sacrilège par
définition. C'est dire que la démocratie
interdit fatalement l'esprit
d'agenouillement à l'égard du pouvoir
hiératique dont s' inspire le sacré.
Aussi la renaissance
intellectuelle de l'islam
conduira-t-elle à une tragédie
bienvenue, parce que ni la politique
religieuse, ni une morale démocratique
dont la vocation est devenue planétaire
ne sauraient accepter à titre définitif
le principe de prosternation devant des
colonisateurs, donc de la légitimation
de l'oppression du peuple palestinien
par la sainteté démocratique. Comme
Israël demeurera un Etat biblique, la
guerre entre l'esprit ethnique, donc
théocratique, d'une part et l'esprit
dialectique de l'autre deviendra
internationale. La décennie actuelle
sera donc la première qui étendra à la
planète entière la guerre entre la
raison et le mythe à laquelle le XVIIIe
siècle français avait donné le coup
d'envoi à l'échelle mondiale.
2 - L'échec du
capitalisme mondialisé
Le
second axe qui commandera les dix
premières années du IIIe millénaire sera
celui des affres, sursauts et
convulsions du capitalisme. Il y a
quinze ans, en pleine vogue des messes
du libéralisme à Davos, un titre
précurseur faisait le bonheur des
libraires, L'Horreur économique
de Viviane Forrester. Vingt deux
ans après la chute du mur qui sonna le
glas du communisme, non seulement le
verdict de Karl Marx se trouve conforté,
mais il accède à la profondeur
anthropologique . On connaît le verdict
de l'Esculape des temps modernes: le
capitalisme reposant nécessairement sur
le culte du profit et ce dernier non
moins nécessairement sur la plus-value,
il est évident que ce système réclame
l'engloutissement continu des bénéfices
dans les escarcelles des marchands et
des industriels.
Depuis des siècles, ce type d'économie
exigeait donc que la production des
biens demeurât précieuse et réservée aux
possédants. C'est pourquoi, au XVIIe
siècle encore, la modernisation et
l'enrichissement de la France se sont
fondés sur l'essor des industries de
luxe - les tapisseries d'Aubusson, la
porcelaine de Limoges, le verre de
Saint-Gobain : le modèle n'avait pas
changé depuis que les riches Romains du
premier siècle faisaient venir de Grèce
des statues en marbre pentélique et à
têtes d'airain.
Mais au XIXe siècle, la production
industrielle s'est massifiée, ce qui a
entraîné l'universalisation du salariat.
Du coup, la plus-value, donc le profit,
s'est fondé sur la consommation de biens
courants ; et le principe même du
fonctionnement élitiste du capitalisme
s'est écroulé, puisque l'achat des
marchandises même banalisées n'était
plus assuré par la seule classe aisée,
mais par le peuple tout entier, qu'il a
fallu rebaptiser le prolétariat.
3 - La balance à
peser nos encéphales
Comment
une aporie pithécanthropologique par
définition n'appellerait-elle pas le
développement d'une science nouvelle, la
pithécanthropologie? Puisque les
mésaventures du profit se sont révélées
viscérales par nature - et cela du seul
fait que la chute de l'Union soviétique
a démontré à quel point les vices innés
du capitalisme sont incurables - il
était fatal que l'utopie évangélisante
de Karl Marx se révèlerait cautère sur
jambe de bois. Mais comment se fait-il
que le cerveau actuel de notre espèce en
ait conclu, le pauvre, qu'un malade dont
les magiciens et les sorciers ne font
qu'accélérer le trépas serait en
parfaite santé mentale et que, par une
conséquence tenue pour logique, aussi
bien le profit goulu que son ombre, la
plus-value obèse, triompheraient à
s'engloutir dans des goussets ventrus?
Comment expliquer que les deux poids
lourds du moindre coût exprimeraient le
cours naturel des affaires d'un monde
tenu pour sain d'esprit? Que dire de la
prétendue vigueur intellectuelle et de
la fausse prospérité de l'égrotant de
Karl Marx ? Le trottinement constant de
l'humanité sous le soleil exige donc une
observation de la masse crânienne des
semi évadés actuels de la zoologie.
C'est dire également
que les progrès de l'anthropologie
critique conditionneront le train d'une
espèce demeurée mentalement infirme,
mais en quête de lucidité et peut-être
guérissable; c'est dire, de surcroît,
qu'il nous faudra fabriquer le
microscope qui placera sous sa lentille
nos boîtes osseuses inachevées. Faut-il
désespérer d'un organe censé en cours
d'évolution, mais qui se trouve encore
livré à des contradictions internes dont
le gigantisme n'attire en rien
l'attention de notre regard naissant ?
Il faut donc se demander en quoi notre
œil est demeuré embryonnaire et comment
il se trouve en cours de germination.
4 - La langue
inconnue des symboles
Le mois de novembre commencera par un
constat d'impuissance du G 20 à Cannes.
Cet échec sera déguisé ou masqué. Mais
pour la première fois dans l'histoire ,
la jeunesse mondiale s'attaque à la
Bastille nouvelle que la classe
dirigeante a sécrétée en deux siècles du
mythe de la "souveraineté du peuple". Le
temps semble venu de faire débarquer la
fable dans la géopolitique et dans
l'anthropologie scientifique; car il se
cache autant de savoir politique dans
Esope ou Jean de La Fontaine que dans
Machiavel ou Grotius.
Il
m'arrivera donc de demander au fabuliste
de me prêter sa plume et de me pardonner
de mettre si mal en scène le loup, le
corbeau, le renard ou la fourmi. Mais on
sait qu'à l'instar des évangiles, ce
genre littéraire repose sur le modèle de
l'allégorie et que l'allégorie règne
dans la philosophie de Platon à
Nietzsche et d'Epicure à Kafka Quand les
évènements racontés sont symboliques,
leur signification s'exprime par signes.
Pour comprendre que le narrateur les
construit afin que leur irréalité même
rende les évènements intelligibles et
contraigne quasiment de force le lecteur
à les déchiffrer dans l'univers de la
raison et de la logique.
Mais
comment consulter le symbolique? La
Fontaine écrit: "Le récit est
menteur, mais le sens est véritable".
Mentons donc
franchement et spectaculairement afin
que le faux contraigne la vérité à se
montrer.
I
Un prophète des
fourmis sur sa brindille juché
A son peuple rassemblé tenait à peu
près ce langage :
" Quel dieu de son fouet vous a-t-il
frappés,
Quel ciel à son sceptre vous a-t-il
enchaînés,
Quel maître vous tient-il captifs de
ses rets,
Quel roi récolte-t-il la moisson de
vos larmes?
Je vois votre multitude suer sous le
harnais,
Je vois la fatigue fumer
De vos corps affaissés,
Je vois l'idole qui vous a placés
sous son joug.
Ce démon, ce totem, ce fétiche
Sachez que Profit on le nomme.
Coupez seulement quelques têtes des
dévots de ce dieu
Et votre fureur justicière
Sur l'heure le fera trépasser.
Fourmis citoyennes,
Des dorures de vos rois prenez la
relève.
Reléguez au musée la hache, la corde
et la potence.
Que se remplissent vos paniers
De crânes à ras du cou tranchés.
Héros de votre liberté,
Jetez dans la poussière et le sang
La dépouille mortelle
De vos monarques d'hier,
Lancez à vos chiens le cadavre de
Profit."
Et les peuples
de redresser leur échine rouillée,
Et les damnés de la terre de briser
du trône et du ciel
Les chaînes pieusement forgées
Sur les enclumes du sacré.
II
Las, sitôt qu'à
leur propre école
On vit les insectes souverains se
changer
Sitôt qu'en modèles et en maîtres
De leur sainte paresse
La grandeur nonchalante les cloue à
leur fainéantise,
On apprit que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui
l'écoute.
Voici qu'à fond de train la masse
des courtisans
Aux peuples du loisir
Apporte son licol.
L'armée des bréviaires égrène ses
liturgies.
Et déjà montent les litanies
Du dieu au pas traînant.
Faites reluire la patine des dogmes
et de la doctrine,
Faites briller les fermoirs d'un
missel de rechange !
Alors le peuple du Travail
Elève ses tabernacles au ciel du
dieu Processus.
Au labeur de feu d'un seul homme
Dix sommeilleux s'échinent,
La laisse qui enchaîne à leur niche
les disciples de la pause
Est tombée des mains de Profit.
III
Voyez le
peloton des fourmis de haut vol
Reléguées aux galères.
Plus d'antennes de génie, plus
d'altière solitude.
Chacun au boulot récite ses
patenôtres.
Voyez l'insecte de luxe jeté au
rebut.
Foin du poète vagabond,
Fi des cadences et des voix;
Au musée les stances du discours,
A la poubelle les danses et les ors.
Le soleil du Travail s'est levé
Sur les bourgeois et sur les
princes.
Un astre nouveau du levant au ponant
Trace son chemin de lumière
Au firmament des moissons
Du prolétariat victorieux.
IV
Quand les
fourmis de gloire se furent
appauvries
Quand leurs châteaux en Espagne
En poussière furent tombés,
Le Profit, ne se tenant plus de
joie,
Se dit que l'utopie est mortelle aux
insectes
Et que seules sont grasses et
prospères
Les cités où la plèbe et la glèbe
Sous le même harnais réunies
Expient les sottes psalmodies
Des tyrans du labeur.
Et l'on vit les fourmis chamarrées
d'autrefois
Etaler au grand jour leurs bijoux
retrouvés ;
Et la pourpre des Grands d'éblouir
la gent formicole
Piteusement replacée sous le joug de
Profit.
" Fourmi debout vaut mieux
qu'enterrée",
Se disaient maintenant
Les gourmands du farniente à nouveau
ficelés
Aux ramages de Profit.
V
Mais les
machineries
Avaient pris la relève des pattes et
des antennes.
Sur le marché des salaires
On ne trouvait plus, en tous lieux,
Qu'insectes à ressorts.
Savez-vous, Messieurs du Profit
Que vos besogneuses mécaniques
Sont plus ambitieuses, assurément,
Et plus ardentes au travail, je le
jure,
Que toute l'armée pattue d'autrefois
?
Alors les géants du vorace
Pour le salut du monde et de leurs
escarcelles
Tinrent sur l'Olympe un solennel
conseil :
" Décidément, dirent-ils à leurs
goussets,
Nos fourmis de fer et d'acier se
jouent de nos bienfaits.
Comment répandrons-nous sur un
marché tari
De nos automates les produits
Si leur chair et leur sang au rebut
jetés
Livrent à un marché sans acheteurs
Le flot préfabriqué
De l'invendable ?
Comment, au royaume d'un Crésus
infertile,
Mettrons-nous dix fois dans nos
poches
Le coût de nos fabrications ?
Accordons à toutes les fourmis de la
terre
L'achat à usure de nos grâces
avares,
Afin qu'au détriment de leur maigre
pitance
Leur salaire à son tour les plume et
les déplume
Sous la meule de nos prêts
dévorants.
Ainsi fut conclue et signée sur les
cinq continents
La traite du bétail de Profit .
Et les rois couronnés de créances
De s'affairer aux guichets du
troupeau.
Mais lorsque la guerre à mort
Entre les emplois et les estomacs
Eut asséché du crédit le pactole,
Adieu veaux, vaches, cochons,
couvées,
Adieu tire-lire et cassettes,
Les pots au lait de Perrette
Tristement sur le sol s'entassaient.
Et l'oisiveté forcée des insectes
Entraînant partout la mévente,
Et la mévente entraînant l'oisiveté
en retour,
On vit la roue de la richesse et de
la misère
En un éternel tourniquet du ciel et
de l'enfer
Girer sans fin sous le soleil éteint
Du Profit déconfit.
VI
Puis le
gouvernement des fourmis affamées
A la loi des marchands se convertit
à son tour.
Au comptoir des échoppes,
Sur toute marchandise achetée ou
vendue,
Leur Etat préleva de si gras
bénéfices
Que taxes, timbres, charges, impôts,
corvées,
Ne remplirent plus la panse
Des pesantes Républiques.
Privilèges, prérogatives, apanages
Du monstre aux mille griffes à
l'infini s'étendirent.
Et le laboratoire du néant
Qu'on appelle l'immensité
Se mit à boire l'Océan des écus de
papier.
Comment payer sur toute la terre
habitée
Les traites du Titan assoiffé ?
Comment rembourser l'or
Dont se gonflaient les Hercules de
la Bourse?
Comment financer le rang, le
prestige et les armes de l'insecte,
Et ses forteresses, et ses garnisons
et ses arsenaux,
Et ses écoles, et ses canons, et sa
flotte,
Et ses temples, et sa magistrature,
et ses hôpitaux,
Et ses juges, et ses palais, et ses
régiments
Dont la pompe escaladait à prix d'or
Les pentes de l'Hélicon?
VII
La fourmi est
un insecte fort sage
Nous enseigne le poète.
Des pièges que son destin lui tend
Serait-il moins instruit que maître
Corbeau ou Cigale la baronne?
Les pédagogues du lièvre et de la
tortue
Débarquent à l'instant
Dans l'arène des nations
Laissons-les quelques instants
Afûter
leur enseignement.
Songez que vingt-cinq siècles
seulement
Apprennent aux peuples de la terre
Les heurs et les malheurs
Du peuple souverain.
Le dieu Liberté a déposé sur leur
tête
La tiare de la Justice
Et la couronne de la Vérité.
Patience, citoyens,
Depuis qu'à Athènes Alcibiade réfuta
Périclès,
De la clepsydre de Chronos peu de
siècles ont coulé.
Apprenez que la démocratie est un
vaisseau
Plus chargé à ras bords que la
barque de Charon.
Apprenez que la planète de la
Liberté,
Dans les plis de son drapeau
étranglée
Voit le Profit dévorer les enfants
du Profit.
Comment remédier à tant de maux et
de malheurs ?
VIII
La fourmi est
laborieuse, ingénieuse et instruite
en malices.
Qu'elle confie sa tâche à ses pattes
ou à ses antennes,
Il n'est souci ou tracas qui la
puissent égarer
Mais la variété de ses formes et de
ses couleurs
Rend cet animalcule tellement
désordonné
Que jamais ni l'ordre, ni l'anarchie
N'ont raison de ses trottinements.
Donnons notre langue au chat et au
bon La Fontaine.
Seul le fabuliste nous tirera de là.
Reçu de l'auteur pour
publication
Les textes de Manuel de Diéguez
Les dernières mises à jour
|