Les défis de l'Europe
L'hypertrophie de
la vassalisation atlantiste
Manuel
de Diéguez
Samedi 20 juillet 2013
1 -
L'étalage de la servitude
Selon que les évènements fades ou
dramatiques de l'été auront nécessité un
diagnostic rapide de l'état désespéré du
malade ou une pause dans le traitement
de l'incurable, ma prochaine
spectrographie anthropologique des
évènements mondiaux paraîtra le 24 ou le
31 août. Mais, d'ores et déjà, nous nous
trouvons sur une trajectoire de
l'acharnement thérapeutique dont la
courbure est tracée jusqu'en automne: le
3 juillet, deux évènements titanesques
ont infléchi la course de la planète sur
l'écliptique de l'histoire médicale
d'une civilisation.
Le premier coup de semonce fut le
débarquement des affaires cliniques de
la mappemonde sur les arpents de la
conscience politique locale, le second
fut l'alerte aussitôt déclenchée pour
tenter du moins d'orienter l'opinion
publique, s'il en était encore temps,
vers un redressement de l'atlantisme
français en péril, afin de sauver en
catastrophe la politique étrangère
officielle et doctrinale de la
République. L'irruption torrentielle de
la géopolitique dans les petits tracas
du civisme hexagonal s'est opérée sur
deux fronts indissolublement associés et
même entièrement confondus: d'un côté,
quand une puissance étrangère va jusqu'à
écouter aux portes et à enregistre de
jour et de nuit les conversations des
citoyens d'une nation déjà garrottée, il
devient impossible de cacher plus
longtemps et à tout le monde l'évidence
que l'occupant dresse maintenant
l'oreille dans votre chambre à coucher,
votre cuisine et votre salle à manger.
Mais, parallèlement, et en raison de la
naïveté même d'une découverte aussi
tardive de Paris et des provinces, il a
été démontré jusqu'aux enfants en bas
âge que l'Organisation du traité de
l'Atlantique nord n'est qu'un peloton de
pays sur la touche et candidement
agglutinés autour du chef de guerre
d'une puissance lointaine, mais
dominatrice et que le vainqueur de 1945
peut ordonner d'un coup de fil, à une
France, à une Italie, à une Espagne
marginalisées d'interdire le survol de
leur territoire à un célèbre Président
sud américain ; car la honte des vassaux
va désormais jusqu'à les contraindre de
fouler aux pieds l'immunité diplomatique
des chefs d'Etat qui ne seraient pas en
odeur de sainteté à la cour du roi du
monde.
Les yeux de la province se sont si
subitement dessillés que France Inter
s'est hâtée de mettre en place une
contre-offensive fébrile, mais dont
l'ampleur et la cohérence apparentes ont
mal masqué la précipitation et permis,
bien au contraire, de prendre la mesure
de l'étendue du désastre diplomatique.
Aussi la classe dirigeante française
a-t-elle jugé nécessaire d'égarer de
toute urgence le jugement de la
population demeurée peu ou prou saine
d'esprit. Quelles sont les ressources
des Etats démocratiques dans l'art,
vieux comme le monde, d'interpréter
souverainement la situation et d'en
présenter un tableau séducteur et
trompeur ? Voici comment les pièces ont
été déplacées sur l'échiquier et
présentées dans une configuration
apparemment logique et raisonnée.
2 - France Inter et
l'Etat
En premier lieu, on a vu M. Frédéric
Encel, stratège de l'atlantisme et grand
laudateur de la puissance militaire et
de la domination des mers au profit de
l'empire américain, remplacer non plus
M. Bernard Guetta, comme en 2012, mais
M. Thomas Legrand, le commentateur
parfois aiguisé de la politique
intérieure. On sait que la vision
oraculaire et impérieuse de M. Frédéric
Encel se trouve aussi clairement
formulée que facile à décoder: la
dialectique comminatoire dont il use lui
permet de présenter l'alliance
auto-messianisée par le mythe
démocratique qu'on appelle l'OTAN sous
les traits rassurants d'une entente
équilibrée et mûrement réfléchie entre
des Etats tous gentiment qualifiées de
souverains.
Cette sophistique diplomatique exige
qu'on feigne d'ignorer le caractère fort
peu apostolique d'un pacte de nations
rendues obéissantes depuis 1945 et
placées sous les ordres d'un général
américain dont le commandement central
s'est installé à Mons en Belgique à la
suite de son expulsion manu militari de
la France par le Général de Gaulle en
1966. Naturellement, ce sceptre censé
évangélisateur n'est nullement au
service d'un mythe démocratique en
croisade perpétuelle et à seule fin
d'assurer la rédemption du genre humain.
L'Europe se trouve placée sous la poigne
de fer d'une Amérique dont l'expansion
catéchétique sur son territoire dispose
d'un demi-millier de garnisons armées
jusqu'aux dents.
M. Frédéric Encel est en mission. Il se
chargera de vanter, non sans acrimonie
au besoin, la puissance politique censée
invincible de l'empire dominant du
moment et qui se trouverait
auto-légitimé à n'accorder que du bout
des lèvres quelques séquelles d'une
indépendance frileuse à des Etats du
Vieux Monde proclamés indépendants. Il
devra rappeler aux auditeurs quelques
prérogatives redondantes et seulement
nominales de la France. Celle-ci dispose
encore, dira-t-il, d'un droit de veto au
Conseil de Sécurité, ce qui est censé la
mettre a parité, mais toute formelle
avec l'Amérique, l'Angleterre, la Russie
et la Chine. De plus, ajoutera-t-il, la
Gaule fabrique des armes de guerre
vendables, ce qui lui a permis de se
"projeter" en Libye et au Mali. Mais il
faudra cacher aux Français endormis le
caractère irréel de ces apanages
tonitruants: les Etats-Unis avaient bien
vite pris le commandement effectif de
l'expédition en Libye, qui avait été
fort illusoirement concertée avec un
Pentagone mal intentionné et de mauvaise
foi. En vérité, les clauses censées
sauvegarder l'indépendance militaire de
la France ont été si peu respectées
qu'il faut demander à nos dirigeants de
relire Machiavel et de se méfier des
puissants. Quant au Mali, l'armée
américaine y a fourni l'essentiel de
l'appui aérien. Mais les vrais embarras
diplomatiques de la France ont changé de
barreau sur l'échelle des déclins: cette
nation se trouve désormais placée dans
un porte-à-faux périlleux entre les
ambitions territoriales plus immuables
et intraitables que jamais d'Israël et
l'émergence prometteuse d'une opposition
de plus en plus résolue des nations à la
domination américaine du globe
terrestre.
3 - Le prix de la
vassalisation
C'est avec une rapidité foudroyante que
la France a vu sa vassalisation aggravée
par sa réduction, de surcroît, au rang
d'une nation de retardataires et d'abord
en Syrie, où elle tente désespérément de
préserver de l'outrage les visées
nationalistes du "grand Israël" - il
s'agit d'aider Tel Aviv à détourner le
regard de la planète entière du seul
spectacle véritable, à savoir celui de
la conquête par les armes de la
Palestine et de Jérusalem . Pour cela,
il est focal de diaboliser l'Iran et de
mettre la Syrie hors jeu. Mais
l'Allemagne se refuse subitement à
livrer des armes aux ennemis de Damas,
la Chambre des Communes s'y oppose non
moins énergiquement, l'Union européenne
rappelle avec force que la Palestine est
légitimée à réclamer le rétablissement
des frontières de 1967, M. Rohani,
successeur de M. Ahmadinejad, traite
Israël de "pays misérable" et le
Congrès américain lui-même semblait
s'être réveillé un instant, mais il est
aussitôt retombé entre les mains
d'Israël et de l'American Israël public
Affaires Committee, comme l'avait
démontré avec un grand éclat le
spectacle du 24 mai 2011: ce jour-là,
cinquante sept acclamations debout du
discours de M. Netanyahou devant le
Congrès avaient souligné l'absence d'un
M. Barack Obama piteusement réduit à la
fuite pour deux jours.
Dans ce contexte, la tâche que France
Inter a confiée à M. Frédéric Encel sera
de servir au mieux et tout au cours de
l'été les intérêts de l'atlantisme
radical israélien; et, pour cela, il lui
faudra tenter de porter aux nues le
retour de la France dans l'OTAN, mais au
prix, hélas, et jour après jour, d'un
éloge appuyé du processus de
vassalisation de la nation: Paris sera
censé à la fois se trouver encore au
premier rang sur la scène internationale
et sa béatification serait en bonne voie
à Washington.
Exercice d'équilibre quelquefois
périlleux: d'un côté, M. Frédéric Encel
se félicitera bruyamment des difficultés
sociales et économiques que rencontrent
fatalement les Etats émergents sur le
chemin de leur ascension, ce qui sera
censé couvrir de confusion les
résistants à l'hégémonie du maître,
mais, de l'autre, il faut éviter
d'humilier et de désespérer avec un
excès d'insistance la fierté bafouée des
peuples susceptibles de se livrer à
quelques ultimes soubresauts. Mais les
exemples d'une sortie de la léthargie
rappelés plus haut témoignent de ce que
les vrais décideurs ne s'en laissent
plus compter et que, non seulement, le
pire n'est pas toujours sûr, mais que la
domination des médias marginalise d'ores
et déjà les apôtres de la vassalisation
de l'Europe. On tient mieux la barre si
l'on laisse l'adversaire jeter de la
poudre aux yeux et soulever beaucoup de
poussière pour rien.
Aussi la tâche de l'anthropologie
critique sera-t-elle, dès la fin du mois
d'août, d'expliciter la portée
géostratégique du tournant pris le 3
juillet 2013, qui aura conduit plusieurs
Etats d'Amérique du Sud à rappeler leurs
ambassadeurs accrédités à Paris et à
porter un coup réparable seulement sur
le long terme à nos relations étroites
avec ce continent depuis près de deux
siècles - la Bolivie s'est libérée du
joug espagnol en 1824, l'année de la
mort de Louis XVIII et elle a servi de
modèle au mouvement révolutionnaire qui
a renversé Charles X en 1830.
4 - Les funérailles
de l'anthropologie idéaliste
Il faut admirer le génie diplomatique de
M. Poutine et de son Ministre des
affaires étrangères, M. Lavrov. Car si
la Russie avait accordé franchement et
sans poser des conditions évidemment
inacceptables par l'intéressé l'asile
politique à M. Snowden, non seulement
Moscou n'y aurait rien gagné,
politiquement parlant, mais toutes les
nations déférentes de la terre se
seraient donné le mot pour s'exclamer
que la culpabilité de M. Snowden se
trouverait démontrée du fait que seul un
rival de l'empire américain sur la scène
internationale aurait osé assurer la
protection de la brebis galeuse. Il
valait mieux changer le transit du
fugitif à l'aérodrome de Moscou en
tribune internationale et prendre la
planète entière à témoin des pressions
stupides que Washington allait exercer
sur tous les Etats pour rattraper un
seul individu par ses basques. Certes,
les foudres de la damnation du pestiféré
tomberaient sur un petit pays de
l'Amérique du Sud, mais celui-ci offrait
peu de prises aux représailles et la
vengeance de Goliath sur un lanceur de
fronde peu coûteux à alimenter au besoin
et réveillerait le personnage le plus
menacé d'oubli sur la terre, la
conscience universelle.
Il suffisait donc de donner au
malheureux l'assurance qu'il ne serait
pas extradé et qu'il serait permis, de
surcroît, à l'un de ses représentants
d'aller tirer la sonnette de toutes les
ambassades du globe terrestre présentes
dans la capitale des tsars. Mais alors,
quel spectacle moliéresque que celui du
Tartuffe démocratique, quelle
démonstration hallucinante et quasiment
surnaturelle de la vassalisation de
l'Europe: on verrait les saints
défenseurs des droits de l'homme sur
toute la mappemonde de la Liberté
défiler à la barre de l'histoire et y
invoquer à la queue leu leu et la main
sur le cœur de saints prétextes de se
dérober aux devoirs attachés à leur
catéchèse.
5 - Le déroulement de
la pièce
La pièce s'est déroulée d'acte en acte
comme il était prévu: sur vingt-trois
nations sollicitées, la Norvège, le
Danemark, la Finlande, la Tchékie, la
Pologne, la Suisse, la Hollande,
l'Irlande, l'Allemagne, la France,
l'Italie, l'Espagne, le Portugal,
l'Autriche, l'Inde, la Chine, le Brésil,
Cuba, l'Argentine, ont levé les yeux au
ciel et le long cortège des pénitents
qui faisaient les fier-à-bras
quarante-huit heures plus tôt avec les
hosties de la démocratie plein la bouche
ont porté en terre la politologie
idéaliste et la pseudo science
historique de la civilisation
post-chrétienne pour lui substituer le
regard de l'anthropologie moderne sur le
cerveau bipolaire de l'animal
rationale.
Le triomphe diplomatique de la Russie ne
lui a pas seulement permis de dénoncer à
la face du monde la dictature de
Washington sur tous les pays
démocratiques de la planète, mais de
sauver le malheureux fugitif - car
jamais l'ancien Président Carter, prix
Nobel de la paix, n'aurait pu dénoncer
en termes virulents une politique
américaine ennemie des droits de l'homme
s'il avait dû se présenter lui-même sous
les traits d'un allié de Moscou face à
Washington.
Mais on ne savait pas encore si le
grotesque l'emporterait sur le burlesque
ou le guignolesque sur
l'abracadabrantesque au spectacle d'une
Europe occupée depuis trois quarts de
siècles par un demi millier de garnisons
américaines incrustées sur son
territoire et qui allait négocier "à
égalité", pensait-elle, un accord de
"libre échange" avec le tandem
omniprésent de Washington et du National
Security Agency.
En vérité, il était hallucinant que
l'occupation militaire parût moins
attentatoire à la souveraineté de
l'Europe que la manie des services
secrets d'écouter aux portes.
6 - La semi raison
encagée
Cet automne, je détaillerai les
fondements psychobiologiques de
l'impréparation philosophique et
anthropologique de notre classe
politique, qui n'a pas reçu rue saint
Guillaume l'instruction prospective qui
lui permettrait de prendre en
connaissance de cause ses
responsabilités sur la scène
internationale de demain.
Pour l'instant, l'éducation nationale
forme une élite dirigeante calquée sur
le modèle de connaissance superficielle
du genre humaine que dispensait la
Sorbonne au Moyen Age. On sait que cet
enseignement produisait à la chaîne des
séraphins de la politique et de la
théologie étroitement emmêlés. Une
République dont le rationalisme primaire
a pris deux siècles de retard sur la
postérité scientifique de Freud et de
Darwin forme des anges de la Liberté, de
la Justice et de l'Egalité, parce que
les idéalités de la Révolution sont
devenues les hosties verbifiques que le
monde moderne consomme sur les autels
d'une eucharistie de type démocratique.
C'est dire que l'ivresse qui grisait la
scolastique du Moyen Age a seulement
fait changer de pâte à la raison
célestiforme des Janotus de Bragmardo de
Rabelais.
Il va falloir instruire la France de ce
que l'histoire n'est pas intelligible à
l'école d'une anthropologie tellement
pseudo scientifique qu'elle ignore les
rouages des mythes sacrés, les ressorts
de l'inconscient simiohumains et les
vrais enjeux l'évolution de la boîte
osseuse des évadés de la zoologie.
La première anthropologie universelle
s'était donné le fantastique religieux
pour levier. Seul le recours au fabuleux
mythique permettait à l'époque de
s'illusionner au point de paraître
résoudre les énigmes impénétrables
auxquelles se heurte une espèce
stupéfaite d'exister sur un globe
terrestre incompréhensible et sous une
voûte étoilée plus mystérieuse encore.
Les premiers sorciers impérieux de la
théologie ont forgé leurs songes sur
l'enclume des dieux de leur temps. Mais
quand les cosmologies délirantes des
premiers grammairiens du silence et du
vide se sont effondrées, la raison a
changé de calibre et s'est métamorphosée
en une fourmi laborieuse et celle-ci
s'est aussitôt mise avec ardeur à
l'école de ses trottinements. Du coup,
le ratatinement du champ de vision a
remplacé les démences théologiques par
l'aveuglement propre aux fourmilières;
et l'on on vu une anthropologie
rabougrie oublier que les questions sans
réponse sont le pain quotidien du mille
pattes. Du moins fallait-il tenter de
donner à la raison la profondeur qui
manque à une théologie ambitieuse
d'occuper une vaste étendue et de jeter
des mots dans le vide. Pour cela, il
fallait se pencher sur la minuscule
cervelle de la bête et observer le
microbe qui, depuis son escapade hors du
règne animal, se collette vainement avec
le néant.
7 - Les nouveaux
Sorbonicoles
Pourquoi l' anthropologie scolaire
d'aujourd'hui tente-t-elle de rendre
compte de la condition humaine dans sa
globalité, mais après en avoir
soigneusement retiré les principaux
acteurs? Si les protagonistes de la
pièce sont priés de ne pas monter
hardiment sur les planches, quels rôles
subalternes seront-ils autorisés à jouer
et comment enchaîneront-ils d'acte en
acte un drame privé d'avance de ses
véritables personnages?
Pour tenter de comprendre la paralysie
mentale qui frappe une discipline
dispersée entre divers tricots
subsidiaires, demandons-nous en tout
premier lieu sur quels comparses de
l'histoire du monde le rideau en sera
réduit à se lever et quelles saynètes
permettront à des acteurs de second rang
d'échanger quelques tirades
retentissantes. Mais des héros privés de
chair, de sang, de glaive et de mémoire
peuvent-ils se doter d'un visage
reconnaissable? Le moyen le plus sûr de
faire monter sur les planches un cortège
de muets, d'aveugles et de sourds et de
les faire jouer devant une salle vide
sera de priver leur langage de tout
contenu qui démentirait leur
domesticité.
On observera, pour ne prendre que cet
exemple, les structures linguistiques
banales et invertébrées d'une valetaille
érudite. Puis on chargera ce vain
bavardage de nourrir les essences et les
quintessences affamées que charriera la
sophistique démocratique et qui
permettront à la philosophie qualifiée
d'universitaire de remplir la hotte des
sciences dites "humaines". Ce fardeau
vocal sera composé du devenir, de la
transcendance, du pour-soi sartrien, du
potentiel, du virtuel, du structurel et
d'autres élévations sonores censées
donner à une anthropologie euphorisante, positivante et roborative un fardeau
cognitif de type sorbonicole.
Comment une discipline désespérément
vocale et nuageuse ne couronnerait-elle
pas de l'auréole d'une pseudo science un
cortège de spectres et de fantômes
verbaux? Les forges et les enclumes
d'une anthropologie cléricalisée par la
démocratie verbifique sont connues: le
creuset de l'agrégation de philosophie
ne permet pas de sélectionner des
scrutateurs sommitaux et des
spéléologues abyssaux. On n'apprend pas
sur les bancs d'une école à se visser à
l'œil les verres grossissants de Platon
et de Kant, mais seulement à faire
entendre à des amphithéâtres dociles les
litanies d'un enseignement
sacerdotalisée et hiérarchisé par un
système d'enseignement solipsiste que
dénonçaient déjà, entre autres,
Descartes, Nietzsche ou Schopenhauer.
Voir:
Les créateurs et
les pédagogues,
-
Platon -
Descartes -
Kant -
Nietzsche -
Schopenhauer -
Kierkegaard -
Heidegger -
Jaspers
Mais pour tenter de donner à une
anthropologie scolarisée un regard
surplombant sur le tragique de la bête
et sur ses rêves religieux les plus
déments, il faut savoir que la tâche est
tellement immense qu'elle réduit
nécessairement les forces d'un seul
homme à celles d'un Pygmée. Du moins
est-il nécessaire de ne pas emprunter en
aveugle des chemins apeurés et dont il
est aisé de savoir qu'ils feront
accoucher la montagne d'une souris.
8 - Le télescope
Ensuite, pourquoi raconter une histoire
aveugle de la philosophie au lieu
d'écouter les vrais témoins du drame? Ce
sera sous le soleil du sang, de
l'épouvante et de la mort qu'il faudra
lire Hérodote, Thucydide, Quinte-Curce,
Tacite et Tite-Live - mais, si possible,
seulement dans leur langue. Certes, les
historiens sont trop entravés par la
nécessité de raconter à tout le monde
les évènements au jour le jour pour
qu'il leur soit permis de prendre la
hauteur qu'exige un sujet vertigineux.
Ceux qui s'y sont essayés, tels
Montesquieu, Hippolyte Taine,
Tocqueville et même, ici ou là, un
Mommsen ou un Gibbon ne sauraiet
apprendre à regarder du dehors et de
loin une espèce ahanante sur le chemin
de son évasion manquée de la zoologie,
et encore moins à peser les termes mêmes
de raison et de signification.
Mais Clio rassemble les matériaux
décisifs, et les plus puissants
narrateurs se collettent avec des géants
de l'ombre qu'ils ne nous font voir que
dans la langue de leur génie. Quand
Tacite écrit fulgebant absentia,
il faut traduire: "Leur absence
lançait des éclairs", et non comme
le rend gentiment André Chénier par "ils
brillaient par leur absence", parce
que les fulgura et les
tonitrua étaient les apanages de
Jupiter. La vraie voix de Tacite fait
vibrer le cosmos sous le ciel de Néron.
Le second chemin prometteur d'une
escalade vers les grands absents qui
pilotent l'histoire en silence a été
largement ouvert par Sophocle,
Shakespeare, Cervantès, Swift, Balzac,
Rabelais. Parmi ces Titans de la science
politique, La Fontaine le bien nommé va
plus loin que Machiavel dans le décodage
des subterfuges des Etats, Molière plus
loin que Lacan dans l'analyse du "moi
idéal", Rabelais plus loin que Freud
dans la déconstruction littéraire des
mythes religieux.
Voir: -
Rabelais éducateur du philosophe,
Institut collégial européen,
1974.
-
Un aspect de la théologie
de Rabelais, le chapitre 38 du
Gargantua, Rabelais en son
demi-millénaire,
Actes
du colloque international de Tours,
24-29 septembre 1984, Librairie Droz,
1988.
Une anthropologie scientifique qui n'a
pas de regardants - Husserl les appelait
les "grands commençants" - n'a pas de
télescope du mont Palomar, une
anthropologie qui se voudrait
philosophique apprendra à des microbes
un regard sur l'humanité éclairée par
les gigantesques lucarnes ouvertes par
Cervantès, Swift ou Shakespeare.
9 - Une anthropologie
de la vassalisation théo-politique
J'ai déjà rappelé que la Sorbonne du
Moyen Age produisait à la chaîne des
séraphins de la théologie et de la
politique étroitement emmêlés. Deux
siècles après 1789, la République s'est
minusculisée en une Sorbonne en charge
de catéchiser la démocratie mondiale.
Les nouveaux sorbonagres de la Liberté
demandent aux saintes idéalités d'une
république de sorbonicoles d'accoucher
des séraphins d'une mythologie de la
Justice et de l'Egalité. Les hosties ont
seulement changé leur pâte, mais elles
montent dans le même four que les
précédentes et l'ivresse planétaire que
véhicule leur scolastique n'est pas
moins célestiforme que la théologie de
l'angélologie. Le verbifique sert de
fondement à la scolastique ; mais la
scolastique démocratisée enfante une
griserie évangélisante plus redoutable
que celle de saint Thomas d'Aquin, parce
que plus mondialisée que celle de la
sophistique. Toutes deux introduisent
dans le vocabulaire pseudo savant d'une
époque un formalisme artificiellement
habillé en une logique universelle.
Le 24 ou le 31 août, je tenterai de
faire monter sur les planches deux
acteurs de taille, le rêve et le sang -
et nous verrons quel tribut de la mort
nous payons à l'Amérique.
Reçu de l'auteur pour publication
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