Europolitique
Caligula et son cheval à Chicago
Le messianisme démocratique
Manuel de Diéguez
Manuel de Diéguez
Dimanche 20 mai
2012
J'avais annoncé pour le 20 mai la suite
de ma réflexion sur les fondements
religieux de la tyrannie et sur la place
qu'occupe Albert Camus dans une
intelligence de l'histoire et de la
politique dont toute son œuvre, et
notamment son Caligula, portent
l'éloquent témoignage.
Mais la gauche vient de prendre si
spectaculairement rendez-vous avec
Caligula et avec son cheval sur la scène
internationale, que je demande à mes
lecteurs de m'accompagner à Chicago aux
côtés de ces deux personnages de
légende. Car le bouclier anti-missiles
que Washington entend installer en
Europe avec la complicité silencieuse et
passive de ses vassaux, ce bouclier
fumant, dis-je, n'est autre que le
cheval de Caligula des modernes, le
célèbre quadrupède dont on sait que
l'élévation de la queue et des nasaux au
rang de consuls du peuple romain avait
rappelé que le véritable pouvoir
politique est toujours symbolique. A
l'image de l'animal en sabots, le
bouclier américain ne dispose pas de
poudre à canon et sa cuirasse n'est
qu'une crinière flottante dans le vent
des idéalités de l'Olympe d'aujourd'hui.
En revanche, le machiavélisme qui fait
hennir en tous lieux le messianisme
démocratique américain s'inspire de
l'évidence que la denture et la morsure
du symbolique sont devenues les armes
magiques de la Liberté. Si la Russie
n'apprenait pas à décrypter le message
du cheval de Caligula et l'Europe à
étriller le consulat attaché aux sabots
de cet équidé, la planète n'entrera pas
dans la mutation du comique qui seule
redonnera son hégémonie cérébrale aux
descendants d'Aristophane. C'est que
toute religion repose sur la maîtrise et
le contrôle du monde onirique que le
dominant installe dans l'encéphale de
ses garçons d'écurie. C'est pourquoi
l'inanité militaire du cheval de
Caligula et du bouclier anti-missiles de
l'OTAN nous conduisent à approfondir
l'anthropologie critique de la tyrannie.
Plaçons sous la lentille de nos
microscopes la boîte crânienne du tyran
de type démocratique et les neurones de
ses palefreniers.
Par
bonheur, c'est exactement ce que M.
Hollande ira expliquer à M. Barack Obama:
"Monsieur le Président de la planète du
symbolique, lui dira-t-il, le Général de
Gaulle avait prévu que si l'Alliance
atlantique devait se doubler de la
subordination militaire d'une Europe qui
se trouverait entièrement placée sous le
commandement de vos armes, nous nous
verrions réduits à un no man's land
politique; puis nous serions entraînés
dans la stratégie implacable qui
commande l'expansion messianique et
guerrière des empires. Cette heure vient
de sonner à l'horloge de l'histoire:
mais vous pensez bien que si la Russie,
la Chine, l'Inde, l'Afrique et
l'Amérique du Sud devaient prendre acte
des adieux de l'Europe sur la scène
internationale, ces continents
assureraient votre règne pour longtemps.
Ils ont donc besoin que le Vieux
Continent demeure le cœur incandescent
et le cerveau éclairé du monde de
demain. Nous ne pouvons remplacer le
cerveau culinaire de l'Allemagne
d'aujourd'hui par un cerveau politique
et militaire. Il appartient donc à la
France seule de redonner son échine à
l'Europe."
Monsieur
le Président, la France vous dit qu'elle
n'acceptera pas la présence piaffante de
votre cheval en Europe, la France vous
dit que votre cheval ne pissera pas aux
portes de la Russie, la France vous dit
droit dans les yeux qu'elle chassera du
Vieux Monde l'ombre portée de votre
cheval. Comme vous le savez, Caligula
avait baptisé son cheval Impétueux, ce
qui signifie sans cervelle. L'Europe ne
servira pas de râtelier à Incitatus; et
nous ne tiendrons pas plus longtemps d
le harnais de votre cheval en
Afghanistan.
1 - Le
messianisme démocratique aurait-il
changé les lois de la guerre?
Les Etats-Unis sont à la veille de
mettre en service une universalisation
méthodique et une unification
conceptuelle de la machinerie du
messianisme démocratique. Les objectifs
de cette faribole préciseront, en
retour, le mode d'emploi imposé au mythe
de la Liberté. Si la science des Etats
n'accédait pas au recul intellectuel
indispensable à une connaissance
rationnelle et à une pesée
anthropologique de la sotériologie
caligulesque de type démocratique, le
XXIe siècle manquerait de l'assiette
d'une problématique générale et d'une
épistémologie ciblée capables d'observer
et de juger les nouveaux échiquiers de
l'histoire et du sacré; car le
département d'Etat américain a d'ores et
déjà posé les jalons d'une expansion
idéologique de la religion de la Liberté
et de son cheval dont l'assise
anthropologique et le bouclier n'ont pas
encore été compris ni de l'Europe, ni de
la Russie.
Autrefois, le destin des peuples bien
tenus par la bride se décidait
immanquablement à l'école des armes de
leurs palefreniers. Comment quelques
cerveaux d'outre-Atlantique ont-ils
théorisé un déplacement des termes mêmes
de l'équation chevaline dont le modèle
rendait compte de l'expansion classique
des empires? Aurions-nous changé de
cavalerie? Derrière le rideau des
apparences, la force armée aurait-elle
cessé de jouer, en dernier ressort le
rôle du seul argument solide? En fin de
parcours, l'histoire réelle du monde ne
serait-elle plus celle qui faisait
débarquer dans l'arène du monde la force
musculaire d'un animal superficiellement
vocalisé, faussement séraphisé,
ridiculement idéalisé et trompeusement
moralisé?
Dans ce
cas, comment renoncerions-nous à
l'évidence fondatrice de la science
diplomatique, celle qui se trouvait
validée depuis si longtemps qu'un seul
adage l'exprimait avec une grande
simplicité? "La guerre, disait-on,
est la continuation de la politique par
d'autres moyens". Cette doctrine
était encore florissante et
s'épanouissait dans toute sa candeur
chez Mme Albright (Dieu
l'Amérique et le monde, Ed. Salvador
2008): "Au début de chaque cours,
écrit Mme Madeleine Albright,
j'explique à mes étudiants que le but de
la politique étrangère est de persuader
les autres pays d'accepter ce que nous
voulons. Et à cette fin, le président et
son ou sa secrétaire d'Etat disposent de
moyens allant du recours pur et simple à
nos forces armées au travail patient du
tissage diplomatique, sans oublier
l'efficacité des arguments de la logique."
2 - Le
nouveau glaive du messianisme
L'arme
nucléaire du simianthrope a exigé une
refonte de la politologie traditionnelle
du mors au dents et de l'axiome
inaugural de la politique de la
cravache: au règne multimillénaire d'un
postulat hérité de la zoologie, la
logique est venue dire que le suicide à
deux ou à plusieurs repose sur le
présupposé absurde selon lequel
l'apocalypse serait la simple "continuation
de la politique par d'autres moyens",
autrement dit, que le ridicule, quoique
devenu matamoresque, demeurerait un
interlocuteur dûment titularisé de la
politologie moderne et de la science
stratégique. Il ne resterait à cette
démence qu'à faire antichambre, puis de
présenter ses lettres de créance en
bonne et due forme au dieu Mars. Mais
comment assurerons-nous l'expansion
continue de la puissance nouvelle des
empires sur le mode du miles goriosus
de Plaute? D'où l'idée de s'instruire
d'une difficulté aussi inattendue à
l'école des enseignements
anthropologiques qu'il convient de tirer
de l'expérience multimillénaire du
séraphisme politique dont les religions
ont déposé depuis belle lurette la
couronne et les brevets entre nos mains.
Puisqu'il y a longtemps, s'est dit le
Pentagone que le ciel semble avoir
appris à brider la foudre et les éclairs
réels d'un Zeus évangélisateur, il
existe nécessairement un machiavélisme
des anges et des séraphins de la
démocratie apostolique. Mais comment
demanderait-on à des théologiens
chevronnés de ce freinage d'en
expliciter les secrets et les recettes
proprement militaires telles qu'elles se
trouvent entre les mains
sanctificatrices du Pentagone?
Certes, dira-t-on, les pédagogies
religieuses avaient commencé par mettre
en selle des avant-gardes armées
jusqu'aux dents dont les charges
aménageaient les sentiers de "Dieu". On
traçait à la pointe du glaive de larges
tranchées à des divinités bien
éperonnées. Mais la guerre sacrée et
dont le dieu Liberté assure les
conquêtes dans tout l'univers repose sur
une équitation encore mal catéchisée:
l'eschatologie démocratique à l'assaut
n'a pas clairement précisé l'avantage,
pour elle, de progresser sous la
cuirasse de sa sotériologie. Les étriers
de la piété politique moderne se
proclament pacificateurs par nature et
par définition, de sorte que tout
rédempteur dubitatif sentira le fagot à
cent lieues.
3 - Que faire de
Bossuet si Voltaire est à la barre?
Exemple:
ce fut en parfait accord avec l'homme de
main du Pentagone en Europe, le Danois
Rasmussen, secrétaire général de
son maître, que la Chancelière Angela
Merkel a rejeté les protestations
indignées de la Russie, qui a jugé
inconvenante l'installation, ô combien
apostolique, d'un bouclier anti-missile
américain à ses frontières. Cette arme
hautement angélique, a dit la
Chancelière, n'est pas "expressément
(" ausdrücklich ") dirigée contre la
Russie". Rasmussen a fait écho à la
même piété diplomatique. Qui ne voit
qu'elle est calquée sur le modèle
bénédictionnel et confessionnel du
christianisme? "Du point de vue
technologique, notre bouclier n'est ni
en mesure, ni conçu pour présenter une
menace militaire quelconque pour la
Russie. Nous n'avons en aucune façon
l'intention d'attaquer ce pays."
En quoi le nouveau bouclier des colombes
de la foi est-il porteur d'un message de
paix radicalement différent de celui que
s'adressaient les nations chrétiennes
antérieurement à l'invention de l'enfer
nucléaire? Leurs dévotions se
révèlent-elles plus fiables que celles
dont usaient les apocalypses de type
religieux et cela, du simple fait que
les marmites et les rôtissoires
posthumes paraissaient plus crédibles
que celles de l'atome? Décidément, le
cheval de l'évangélisme guerrier n'est
plus ce qu'il était, décidément le sacré
est appelé à changer d'assise, d'effroi
et de selle.
Du coup, non seulement l'adversaire à
cheval qui prendra au sérieux une foudre
trans-militaire par nature et rendue
plus fantasmagorique encore à l'école du
suicide des combattants se trompera de
siècle et de baudrier, à l'image d'un
Bossuet rattrapé par Voltaire, mais il
passera également à côté de la
problématique entière de la dissuasion
nouvelle, celle dont l'angélisme
commandera l'expansion d'une liberté
fâcheusement privée des clous sanglants
de la croix. Ce qui seul comptera, aux
yeux du nouveau séraphisme religieux, ce
sera de régner en maître sur les têtes
et de contrôler des esprits privés d'une
crucifixion bien saignante. Mais est-il
possible de convertir la piété politique
de la planète de la mort au rêve du
salut sous la bannière d'une Liberté
dévotement privée de ses potences?
4 - Le
pourrissement de l'autel du sacré et le
ridicule diplomatique
Le Département d'Etat a compris que la
démocratie mondialisée devait
s'appliquer à théâtraliser une
eschatologie devenue toute verbale ,
parce qu'en réalité, la conduite des
guerres sacrées ne repose plus sur la
mise en scène la plus spectaculaire
possible de l'équipement militaire des
empires, mais sur une parure sacerdotale
plus discrète et même rendue invisible,
sur un apparat ecclésial effacé, sur des
dévotions sonores autrement masquées que
les sotériologies précédentes - la
démocratie mondiale s'avance désormais
sous le seul sceptre tapageur du Bien.
Mais ce gibet-là s'est trop mécanisé
pour que l'inspection de ses rouages et
de ses ressorts n'en démontre pas
l'inanité. Maintenant, la foudre qui
rendait encore impressionnante la piété
pourtant toute vocale des démocraties du
salut politique a réduit le vieillard du
Déluge brandir les vaines bravades des
apocalypses éculées.
A ce titre, l'atome privé de champ de
bataille illustre la défaite théologique
d'Ignace de Loyola, le premier saint qui
avait habillé le Dieu bravache des
chrétiens des chamarrures d'un ciel
cuirassé de l'acier de ses milices.
Depuis lors, la pompe et le blason du
Zeus en dentelles des démocraties sont
au rouet: que faire à l'heure où les
rameaux d'olivier de la foi n'ont plus
d'empire de la torture pour étai ? Si
vous ne tenez une apocalypse terminale
d'une main et des supplices éternels de
l'autre, comment conserverez-vous votre
foudre et votre tonnerre ? Mais, à
l'image des démocraties brodées sur les
métiers à tisser de leurs idéalités,
tout le monde sait que "Dieu" a égaré
ses sortilèges de l'épouvante et qu'à
son exemple, l'humanité s'est fait voler
la sainte hostie de la mort - le pain
sacré des démocraties de la foudre a
pourri sur l'autel de l'atome
suicidaire.
Qu'on mesure l'immense portée
anthropologique des stratégies nouvelles
de la terreur religieuse que pratiquera
une Amérique plus messianisée et plus
sotériologisée que jamais, mais qui a
proclamé obsolète le sceptre de la
dissuasion nucléaire française! Si elle
entend poursuivre la vassalisation de
notre continent, il lui faut une
mutation radicale de l'étiage cérébral
de l'Europe, alors que, dans le même
temps, un élan parallèle de
l'intelligence critique et de la
connaissance rationnelle a fait
débarquer le rire dans l'histoire
mondiale. Puisque les atours atomiques
dont le sacré s'est paré se révèlent non
moins vainement gesticulatoires par
nature et par définition que toutes la
machinerie des théologies de la torture
et des félicités alternées, quels seront
les pouvoirs du ridicule diplomatique
expliqué dont l'Europe usera face à la
planète entière des chancelleries
componctieuses d'autrefois?
5 - Le
rire du parterre
Dans un premier temps, un désarroi
craintif triomphera en tous lieux. Puis
les réflexes apeurés demeureront
longtemps prédominants. Mais
l'enfouissement des encéphales sous le
sable ne durera pas. Faisons confiance à
la faculté d'éveiller les intelligences
à laquelle le comique s'exerce depuis
des siècles et dont il a donné tant de
preuves. Souvenez-vous qu'Aristophane
fit se tordre de rire les Athéniens pour
avoir déclenché une grève tellement
redoutable des autels de l'époque qu'il
avait réduit les dieux de l' Olympe à
crier famine, et cela quand bien même le
monde d'alors croyait dur comme fer en
l'existence des Célestes, souvenez-vous
de Molière, qui fit bien rire le pieux
roi de France des artifices de la
sainteté dont Tartuffe avait vissé la
couronne sur sa tête. Dites-vous bien
que si le Zeus des Grecs et celui des
chrétiens ont mordu la poussière dans un
siècle respectueux des prières, il doit
se révéler vérifiable si, oui ou non, le
désensorcellement du gigantesque
simulacre militaire auquel la démocratie
a livré le dieu Liberté est capable de
faire rire le parterre.
Le 21
mai, à Chicago, le chef américain d'un
Vieux Monde domestiqué depuis 1945
rassemblera la poussière de ses vassaux
bien harnachés sous la houlette de la
foi démocratique de la planète. On le
verra tenter d'allumer sur la scène le
premier étage d'une Liberté de théâtre
dont le lancement bénéficiera du radar
de surveillance installé en Turquie.
Mais il s'agira d'un changement de
harnais brutal et de dernière heure d'Incitatus:
car le nouveau réseau apostolique du
cheval exigera un changement de sa
vêture. Contrairement au plan de ses
premiers habilleurs, on ne construira
pas en un instant les structures
internationales et les parures
pontificales de l'atome nouveau. On
feindra donc, dans un premier temps, de
valider l'équipement fulminatoire de la
valetaille la plus chevronnée du Vieux
Continent. Il est prévu que le leurre
fonctionnera jusqu'en 2020, ce qui
permettra, selon les dires du Pentagone
lui-même, de construire le bouclier
"défensif" par étapes et de prétendre
"couvrir" et "protéger" à vide la
totalité du territoire des nations
censées menacées par le Cyclope
Personne. Naturellement, le commandement
central de l'évangélisme atomique sera
exclusivement américain. Il se lovera au
cœur de la gigantesque base militaire du
Nouveau Monde à Ramstein, en Allemagne.
Aux yeux des théoriciens d'avant-garde
du Pentagone, une mythologie universelle
de la Liberté caligulesque ne peut
s'avancer que sous la protection de ses
masques sacrés. Il lui faut donc
afficher la même ubiquité fascinatoire
dont le Verbe halluciné d'autrefois nous
avait fourni un modèle impérissable. Le
nouveau rideau de fer de la vérité
éternelle et de la démocratie salvatrice
sera donc intercontinental. Déjà le
nouveau bouclier de l'immortalité
s'étend à six pays du Golfe censés se
trouver tout subitement menacés par
Satan.
Mais
supposons qu'un déclic modifie
subitement les neurones du simianthrope
européen, supposons qu'un Aristophane du
nucléaire, qu'un Molière du nucléaire,
qu'un Swift du nucléaire rappellent par
la plume que le genre simiohumain tout
entier a basculé dans un monde aussi
onirique que celui du Moyen Age et que
la démocratie messianisée au trot d'Incitatus
ne rivalisera pas longtemps dans le
fantasmagorique retrouvé avec
l'ignorance et la sottise d'une Divine
comédie en folie, n'est-il pas certain
que, dans ce cas, le sens rassis des
évadés de la zoologie aura de grandes
chances de faire entendre à nouveau la
boîte osseuse du dieu Liberté?
6 - La
livrée de Chicago
Car enfin, si seul l'empire américain
garde les pieds sur terre et s' il
occupe, lui, le territoire de la
politique réelle des peuples et des
nations, croit-on que les patries
n'ouvriront plus jamais les yeux sur
leurs arpents, croit-on qu'elles ne se
demanderont jamais plus ce qui autorise
l'étranger en armes à camper sur leurs
lopins? On entend un Gogol, un Tchekhov,
un Pouchkine de demain apostropher d'une
voix ferme les derniers héritiers de la
civilisation de la parole publique, on
entend les dernières voix de l'agora, on
entend les derniers échos des Démosthène
et des Eschine, on entend les derniers
courages de l'Europe du comique et du
rire: "Que voyons-nous? s'exclament-ils
en chœur. Avons-nous raison d'en croire
nos yeux et nos oreilles, avons-nous
raison de nous pincer, avons-nous raison
de nous demander si nous avons la
berlue? Dites-nous qu'un cauchemar s'est
emparé de toute l'Europe des anciens
encriers."
Il me semble, leur répond la déesse à la
lance pensive, il me semble apercevoir
une cohorte de valets, un cortège de
vassaux, un convoi d'esclaves en route
vers Chicago. Voyez comme ils plient
sous le faix, voyez comme leur livrée
pèse lourd sur leurs épaules. Mais non,
votre rétine se trompe de cauchemar -
c'est d'un pas joyeux qu'ils se rendent
en terre lointaine, c'est d'une allure
tranquille qu'ils cheminent vers le joug
qui les attend. Voyez, ils n'osent même
plus se rencontrer et s'entretenir de
leurs affaires à Berlin, Paris ou Rome.
Sans doute ces touristes de leur propre
servitude n'ont-ils rien de sérieux à se
raconter les uns aux autres. Mais vous
vous trompez encore de cauchemar - c'est
de leurs éclairs et de leurs tonnerres
amortis qu'ils vont s'entretenir à
mi-voix sous le sceptre de leur maître.
Voyez comme leur foudre et leur délire
se cachent dans le songe politique dont
leur souverain leur tend le panier de
fleurs et de fruits Car enfin, l'enfer
censé les menacer n'existe que dans leur
pauvre tête. Comment se fait-il, dit
Athéna, qu'ils s'enchaînent à un dieu de
Justice dont la théologie ne saurait les
faire trembler, puisqu'elle se trouve
amputée de son Eden et de sa chambre des
tortures? Qui sont ces voyageurs
habillés en pénitents de leur
démocratie, qui sont ces errants d'une
liberté sans voix et sans corps, qui
sont ces galériens de leur propre
démence, qui sont ces sépulcres et ces
ombres? Ce sont les éclopés d'une
civilisation. Ces pauvres hères portent
les guenilles de l'esclavage qui a brisé
l'armature de leur esprit - ce sont des
Européens. De quel maléfice sont-ils les
victimes? Sachez, bonnes gens, qu'ils
sont tombés dans la geôle d'une religion
inconnue de leurs ancêtres, une religion
des songes et des mots emmêlés, une
religion dont la parole a porté la
Liberté sur les fonts baptismaux de leur
soumission. Et maintenant, leur
assujettissement même, ils l'appellent
la Liberté.
Regardez
bien ces insectes rampants, ces
évangélistes de leur dépendance, ces
microbes plastronnants, regardez bien
ces fourmis casquées: le royaume des
vocables dans lequel ils trottinent les
nourrit de sortilèges si puissants que
ces malheureux ne se demandent plus
pourquoi ils prennent des fantômes pour
des héros, des spectres pour des
personnages en chair et en os, leur
vainqueur, pour leur délivreur et leur
geôlier pour leur libérateur.
7 - L'Europe
entre ciel et terre
Mais que voyons-nous? Don Quichotte
serait-il devenu un acteur réel de
l'histoire, et aussi Gulliver et aussi
Hamlet ? Serions-nous, à notre tour,
victimes d'une hallucination? Car enfin,
ces bestioles en route vers Chicago, ce
sont des Européens, ces squelettes
ambulants parlent encore de l'Europe,
ces muscles en mouvement ne sont pas des
fictions habillées, mais des Européens
revêtus de la défroque que le maître de
leurs songes a tissée et cousue. Et
pourtant, nous avons beau nous pincer,
nous ne saurions en douter, ce sont bel
et bien des personnages de théâtre , des
animaux tout imaginaires, des figures de
roman, des effigies animées à l'école de
leurs sépulcres et de leurs funérailles.
Voici le
Quichotte européen. Est-il réel, est-il
imaginaire ? Il porte fièrement le
heaume et l'épée de théâtre dont
Cervantès lui a fait une armure. Voici
le Hamlet européen dont Shakespeare a
forgé l'ombre hésitante. Voici le
Gulliver européen dont Swift a fait un
nain et un géant. Tous les héros de
l'Europe de la pensée et de la
littérature sont là, tous courent vers
le Toboso de la démocratie à Chicago.
Mais Maritorne les attend au milieu de
la cour de ferme où l'histoire jette du
grain aux poules.
Décidément, Dulcinée et Maritorne ont
donné à l'Europe de la Liberté et de la
servitude son dernier rendez-vous avec
les lanternes et les tombes d'une
civilisation, décidément, quel beau
cortège de personnages flottants entre
le ciel et la terre accompagne l'Europe
des morts!
Le 20 mai 2012
Reçu de l'auteur
pour publication
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