Théopolitique, La laïcité face aux
mythes religieux
Quand l'islam
s'éveillera, quand l'islam s'enfantera
... (1)
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Dimanche 14 octobre
2012
Deux thèmes essentiels vont
progressivement s'imposer au décryptage
anthropologique de l'histoire politique
de la planète et ce déchiffrage unifiera
les paramètres de cette double réflexion
: d'un côté, il s'agira d'esquisser
l'avenir cérébral de la civilisation
musulmane, de l'autre, de prévoir une
mutation des coordonnées qui président à
la vassalisation continue de l'Europe
depuis 1945.
Je consacrerai les 13 et 20 octobre à
traiter de l'islam vivant et pensant de
demain, puis les 27 octobre et 3
novembre, je publierai deux lettres
ouvertes au Président de la République.
Pour la première fois depuis les XVe et
XVIe siècle, l'histoire de la raison du
monde se verra contrainte de donner son
sens à la rencontre féconde ou manquée
de deux civilisations sommitales, ce qui
exigera un examen des causes de l'échec
des retrouvailles de la planète de
Gutenberg avec les sciences, la pensée
et les arts. Car d'un côté, le
christianisme n'a nullement saisi
l'occasion de la résurrection inespérée
de la littérature et de la philosophie
du monde antique qu'il avait engloutis
pour reprendre le combat de la
connaissance rationnelle du genre
humain, tandis que, de leur côté, les
humanistes- philologues se sont divisés
entre le conservatisme aveugle de
l'orthodoxie régnante et un culte
superficiel pour la pensée grecque,
qu'on mettait timidement en parallèle
avec le naufrage de notre astéroïde dans
l'adoration éperdue d'un homme censé
être descendu du ciel et y être
retourné.
Ce double
naufrage des intelligences dans une
magie réputée délivrante et dans une
autosatisfaction pseudo rationaliste et
pseudo scientifique nous guidera dans
l'interprétation anthropologique de la
résurrection prochaine de l'islam de la
pensée critique. L'interruption de
l'évolution cérébrale de notre espèce
dont le christianisme porte la
responsabilité, aura duré quinze
siècles, l'endormissement musulman
beaucoup moins. Pour comprendre cette
paralysie intellectuelle dans les deux
camps, il faut apprendre à diagnostiquer
la finitude de notre espèce à l'école
d'un regard de l'extérieur sur les
évadés de la zoologie. C'est dire que la
postérité de Darwin et de Freud demeure
à défricher.
1 -
Le siècle
de Charlie Hebdo
Voltaire
et Diderot incarnaient l'avant-garde de
la raison et de l'intelligence de la
France, donc de la planète pensante de
leur temps. Que diraient-ils, s'ils
revenaient se promener parmi nous, d'une
régression de la pensée européenne et
d'une paralysie de la philosophie
mondiale qui ramènent les armes du
siècle des Lumières à la sottise de
quelques caricaturistes ignorants et
grossiers? Comment se fait-il que
l'esprit critique qui inspirait la
civilisation de la science et qui
aiguisait l'esprit d'une élite de
l'intelligence ait dégénéré au point
qu'il ne reste du génie, de l'audace et
du souffle des encyclopédistes que
quelques dessinateurs de caniveau,
comment se fait-il que le culte de la "liberté
d'expression" tourne au ridicule de
payer à la vulgarité un tribut plus
lourd qu'autrefois à la scolastique de
Sorbonne? Une civilisation ne saurait
s'interdire la guerre à l'inculture et à
la bêtise. Comment se fait-il que le
culte de la tolérance mette désormais sa
majesté, la faiblesse des cervelles, à
l'abri des offenses saines et franches
que réclame la raison? Si l'auteur du
Dictionnaire philosophique
avait combattu la chute du christianisme
dans la superstition avec les armes de
l'imbécillité, non seulement la censure
ecclésiastique, mais les tribunaux de la
très Sainte Inquisition auraient encore
de beaux jours devant eux.
2 - Les retards
de la raison religieuse
Et pourtant, le siècle des triomphes de
la logique ne se trouvait pas encore en
mesure de conduire la réflexion sur les
dérangements mentaux dont souffre le
genre humain jusqu'à dénuder les racines
semi zoologiques du sacré. Deux siècles
seulement après la Renaissance, il
fallait encore se contenter de combattre
la dogmatique sacerdotale sur deux
fronts demeurés décisifs dans l'esprit
de tous les peuples et de tous les
Etats. Le premier champ de bataille
était celui du statut théologique de la
médecine et de la santé publique. On se
souvient de la guerre de l'Eglise de
l'époque contre les Hippocrate et les
Gallien dont la prétention inouïe allait
maintenant jusqu'à terrasser les
maladies contagieuses avec les armes de
l'impiété la plus manifeste, dont la
plus redoutable était le recours
satanique à la vaccination, dont la
thérapeutique remontait à Mithridate.
On se
souvient également de ce que cette
médication rusée causait les plus grands
dommages à l'omnipotence du Créateur du
cosmos. Quelle hérésie d'imposer des
limites humaines à l'excellence des
châtiments qu'infligeait le clinicien du
ciel, quel sacrilège digne du bûcher de
lui retirer la gestion religieuse des
fléaux les plus terrifiants! Si les
catastrophes épidémiologiques
exemplairement ravageuses se trouvaient
soustraites sur cette terre aux
récompenses des corps après la mort,
qu'adviendrait-il de la justice du roi
des funérailles? N'allait-on pas
suspecter le sceptre de l'éternité de
tomber en quenouille? En ces temps
reculés, il fallait rien moins que les
mécréants anglais, donc les suppôts du
protestantisme le plus luciférien, pour
interjeter appel contre les verdicts du
satrape de l'immortalité. Le droit de
tuer ou de laisser vivre dont jouissait
le César de la Genèse, son
jus vitae et necis, remontait aux
apanages du père de famille de
l'antiquité, qui disposait du droit
d'égorger ses enfants pour offense à son
infaillibilité. Et voici que le Dieu
souverain entrait en rivalité avec
Esculape et rendait les armes face aux
injonctions d'un Céleste grec!
3 - Le combat de
l'héliocentrisme
Quant au
second front de la guerre des sirops de
l'immortalité, la raison civilisatrice
montait à l'assaut des liqueurs d'un
Jupiter de la Voie Lactée. Au XVIIe
siècle encore, Descartes avait
prudemment décidé de renoncer à publier
son Système du monde,
parce qu'il craignait les foudres d'une
Eglise campée droit dans les bottes de
la cosmologie de Ptolémée. On se
souvient que Copernic et Galilée
s'entêtaient à déplacer le centre de
gravité du système solaire et à
réhabiliter l'irréligion d'un païen, un
certain Démocrite et reprise à leur
compte par des Universités musulmanes
fondées plusieurs siècles avant celles
de l'Europe. Mais, dès la seconde moitié
du XVIIe siècle, l'auto-censure de
l'auteur du Discours de la
méthode était devenue trop
craintive, puisque La Fontaine osera
publier une fable sur les nouveaux
astronomes du soleil:
J'aperçois le Soleil; quelle en
est la figure?
Ici-bas ce grand corps n'a que
trois pieds de tour:
Mais si je le voyais là-haut
dans son séjour,
Que serait-ce à mes yeux que l'oeil
de la nature?
( Un animal dans la lune,
Livre VII)
4 - Les
mésaventures du verbe exister
Mais
quelques décennies plus tard, les
encyclopédistes convertis au sacrilège
héliocentriste par l'entêtement des
télescopes rejetaient encore par un vote
unanime toute mise en doute du contenu
d'un verbe aux apanages bien établis et
répandus en tous lieux, donc appliqués
indifféremment aux mathématiques, à la
musique, à la philosophie ou à Dieu. On
aura reconnu le verbe exister.
Aussi un Créateur réputé juste et bon
devait-il sécréter une théologie digne
de l'existence de sa justice et
de sa bonté dans la stratosphère, donc
calquée sur les neurones attachés à ces
autorités langagières - et notamment à
la faculté de transporter la foi dans
l'astronomie. Et pourtant, dans le cas
où une divinité astrale souffrirait de
la même incohérence grammaticale que ses
adorateurs, on ne pourrait, selon
Voltaire, lui attribuer une maladie
mentale de ce calibre. Ergo, le
chaos cérébral dont souffrirait une
idole en guerre avec les sciences de la
nature lui retirerait le privilège
d'exister tant dans l'encéphale de ses
fidèles que dans l'immensité. Mais dans
les dictionnaires? Quelle est
l'existence propre au vocabulaire ?
Peut-être les mots sont-ils aussi
obstinés que les pierres.
Aussi
l'audace de l'auteur de Candide
et de Diderot demeurait-elle bien en
deça de celle du XIXe siècle, qui a
commencé de s'apercevoir que le genre
simiohumain appartient à une espèce que
son évasion locale, partielle et inégale
de la zoologie a rendue si
universellement craintive qu'elle se
cherche de siècle en siècle et dans la
panique de ses entrailles un protecteur
que la sûreté de sa jurisprudence ferait
exister dans l'étendue. Comment
une divinité se montrerait-elle encore
hypertutélaire si l'on pouvait remédier
impunément à ses vengeances médicales
les plus atroces - et même se pourvoir
en cassation contre ses arrêts de mort?
En ce temps-là,
l'Europe chrétienne avait mille ans de
retard sur le Coran, qui avait largement
retiré des mains des théologiens
l'existence et les
prérogatives propres aux sciences .
Quant aux subterfuges de la stylistique
et à la magie des vocables, le XVIIIe
siècle n'était pas encore initié aux
premiers pas de l'anthropologie
critique.
5 - Les désarrois
de la raison
Mais,
depuis le XIXe siècle, l'Occident a
repris l'avantage. Du verbe exister,
la raison a tiré le substantif
existentialisme. Nous savons
maintenant pourquoi les religions, à
l'exception de l'islam, se montrent
existentiellement et nécessairement des
ennemies implacables des victoires de la
raison humaine. C'est que le savoir
scientifique, et notamment l'astronomie,
se révèle traumatisant par nature et par
définition à l'égard des cosmologies
épouvantées qui servaient d'armures
mentales au polythéisme et qui se sont
perpétuées au sein d'un judaïsme et d'un
christianisme aussi terrorisés par la
foudre du ciel que les Grecs sous
Périclès.
Puis le
XXe siècle a tout subitement anéanti
l'existence cérébrale dont se réclamait
le vieil univers des dimensions
simiohumaines de la matière.
Naturellement un scandale post galiléen
de ce calibre a précipité l'Eglise
officielle dans un embarras
existentiel non moins insoluble que
le précédent; car, depuis les origines,
les théologies juive et chrétienne
reposent de la tête aux pieds sur la
logique d'Aristote, la géométrie
d'Euclide et la physique d'Archimède,
tandis que, de leur côté les mystiques
des trois monothéismes se réjouissent de
l'effondrement des conquêtes de la
raison profane, qui se trouve réduite à
fourbir les armes du "sens commun", à
perpétuer les exigences du "sentiment
d'évidence" et à diviniser les
prérogatives des "lumières naturelles".
Que
va-t-il advenir des relations si
illusoirement confiantes qu'une raison
chue dans le temporel entretenait avec
nos cinq sens ? Que faire du soleil de
Ptolémée si notre intelligence n'est
plus la révélatrice infaillible du "vrai
caché sous l'apparence"? (La
Fontaine, Ibid.). Voici Hélios en
perdition dans feu la géométrie
d'Euclide:
L'ignorant le croit plat,
j'épaissis sa rondeur;
Je le rends immobile, et la
terre chemine.
Bref je démens mes yeux en toute
sa machine.
(La
Fontaine, Ibid.)
Mais si
l'on ne bascule plus de l'apparence
trompeuse du géocentrisme dans
l'irréfutable cheminement copernicien de
notre astéroïde, mais seulement dans
l'illusion nouvelle d'un "soleil
immobile", que va-t-il advenir de la
cuirasse des monothéismes chrétien, juif
et protestant égarée dans l'astronomie?
Depuis Einstein, une ribambelle de
dimensions, toutes plus
incompréhensibles les unes que les
autres, donc rebelles au cadrage ancien
du verbe exister, sont venues
bousculer le jeu des trois premières sur
l'échiquier des apparences. Décidément,
il va falloir substituer une généalogie
de l'existence propre à l'univers
semi animal d'Euclide au mythe de la
création. Nos neurones ont été rendus
soupçonneux en diable. Qu'en est-il d'un
animal trop longtemps béatifié par une
nature exagérément complaisante à son
égard et fort ahuri de se trouver
subitement privé du témoignage de ses
yeux et de ses oreilles? Comment une
équation aussi mystérieuse dans sa
formulation que l'énigme dont elle est
censée faire entendre la voix va-t-elle
débarquer dans notre existence et en
bouleverses les coordonnées?
6 - Les
tribulations de l'univers
tridimensionnel
Observons
la bête qu'un caprice bienveillant ou
cruel de la "nature naturante" n'a
arrachée aux ténèbres que pour la faire
tomber d'un monde des apparences au
suivant. Sitôt livrés au leurre de la
lumière du jour, ces animaux se sont
effarés de ne se trouver d'autres
interlocuteurs sous le soleil que des
semblables aussi éphémères et titubants
qu'eux-mêmes. Aussi ces rescapés du
néant se sont-ils cherché des vis-à-vis
attentionnés. Mais comment les mettre à
l'échelle de leur effroi et de leur
solitude? Les ahuris du silence et du
vide n'ont eu de cesse qu'ils n'aient
trouvé à qui parler de leur désarroi, de
leur stupéfaction et de leurs espoirs
dans une immensité au silence terrible.
Naturellement, ces interloqués suspendus
entre le ciel et la terre n'ont pas
tardé à se trouver une foule de
dialoguistes conviviaux à souhait. Trois
millénaires durant, c'est non moins
nécessairement qu'ils ont entretenu des
relations à la fois craintives, sages et
bien rémunérées avec eux; et ils les ont
gentiment logés tantôt sur les pentes du
mont Hymette, tantôt au sommet d'une
montagne imposante, qu'ils ont appelée
l'Olympe. Tout serait demeuré pour le
mieux dans "le meilleur des mondes
possible", comme dira Leibniz, alias
le Docteur Pangloss dans le
Candide de Voltaire, si les
Immortels ne fatiguaient bientôt leur
machinerie.
Alors nos
ancêtres ont commencé d'observer leurs
protecteurs du coin de l'œil, de se
montrer méfiants à l'égard de leurs
performances physiques et de leur
chercher noise. Quand Charron s'est
plaint à Hermès de ce que les voiles de
sa barque tombaient en lambeaux et
qu'elles étaient cent fois rapiécées,
quand il a demandé au dieu du fil et des
aiguilles afin de les recoudre encore et
encore, quand il est allé jusqu'à
demander des écrous tout neufs au ciel
du commerce, de l'industrie et des
voleurs de l'époque, comment censurer le
Voltaire de l'Antiquité, un certain
Lucien de Samosate, qui a raconté tout
cela dans ses Histoires véritables?
Mais si vous jetez Mars et Poséidon,
Apollon et Mercure, Aphrodite et Héra à
la casse et si vous les remplacez au
pied levé par un Zeus solitaire,
omnipotent et omniscient, gaffez-vous,
les enfants, un jour ou l'autre, ce
Dieu-là tombera sur vous à bras
raccourcis; et quand il se sera
appesanti sur vos épaules, vous
retrouverez la même panique d'entrailles
que vos ancêtres, ces malheureux fuyards
de la nuit animale, qui demandaient
seulement qu'on cessât de les suspendre
entre le ciel et la terre.
7 - De la
solitude de Dieu
Décidément, les voies d'un Zeus proclamé
incontrôlable sont retorses : vous aurez
beau le casquer de pouvoirs politiques,
juridiques et moraux illimités, vous
aurez beau vous défausser de votre
faiblesse et de votre ignorance sur la
titanesque carrure d'un Titan
épistémologique de l'univers, vous aurez
beau mettre votre solitude sur le dos
d'un colosse du néant, serez-vous pour
autant condamnés au pire sous le soleil
et votre avenir sera-t-il fatalement
cruel, aveugle et sourd sous le sceptre
d'un redoutable souverain? Peut-être
votre potentat de l'absolu vous
réserve-t-il une heureuse surprise et,
plus précisément, celle de vous donner
un cœur et une tête enfin dignes de
votre abandon dans l'immensité. Ne
dit-on pas que les chemins de l'esprit
de miséricorde sont impénétrables?
Peut-être votre Hercule d'une immensité
muette ne s'affuble-t-il d'une casaque
et d'une tiare impériales que pour vous
préparer à prendre sur vos échines un
"Allah" condamné à se donner, lui aussi,
sa déréliction sans remède pour
interlocuteur?
8 - La mort des
peseurs
Mais le
genre simiohumain prend ses jambes à son
cou au seul rappel de l'érémitisme qu'il
partage pourtant avec ses dieux. Nous
pouvons vérifier ce phénomène au
spectacle de la fureur et de l'épouvante
qui se sont emparés des trois
monothéismes à la seule évocation des
Versets sataniques de
Salman Rushdie, qui semble pourtant
n'avoir pas compris goutte, lui non
plus, aux enjeux politiques vitaux qui
donnent leur sens au feu et au soleil
des mythes sacrés. Trente ans après la
parution des Versets sataniques,
l'auteur vous raconte seulement dans ses
mémoires (Joseph Anton,
Plon 2012) la longue traque dont il fut
et dont il demeure la victime dans
l'arène des humains écrasés par
l'arbitraire de Zeus.
Quel
malheur que nos grands écrivains ne
soient plus des peseurs de la condition
humaine ! Quel peseur que le Sophocle d'Antigone
et d'Oedipe-Roi, quel
peseur que le Dostoïevski de Crime
et Châtiment, quel peseur que le
Tolstoï de La Guerre et la paix,
quel peseur que le Kafka de La
Colonie pénitentiaire, quel
peseur que le Céline du Voyage au
bout de la nuit, quels peseurs
que Shakespeare, Cervantès ou Jonathan
Swift - et Salman Rushdie, lui, se
frotte seulement les yeux et n'en
revient pas de ce qui lui arrive. Mais
la pensée mondiale d'aujourd'hui le
comprend-elle mieux que lui?
On cherche les Argonautes de la raison
contemporaine dont la voix haute et
forte ferait souffler dans les voiles de
l'humanisme invertébré de notre temps
l'haleine du dieu solitaire dont
Muhammad a osé remplir la mission. Guidé
par la logique du discours, un scribe
imprudent a terminé de sa propre
autorité une phrase censée avoir fait
ses premiers pas dans le ciel et laissée
en suspens par un prophète hésitant ou
distrait. Voyant son propre énoncé
aussitôt cautionné par l'approbation
d'Allah, notre malheureux croyant prend
ses jambes à son cou.
Un
incident de cette portée aurait dû
alerter une vocation de peseur du ciel
et de la terre chez un Salman Rushdie
rendu socratique jusqu'à l'effarement.
Mais nos romanciers ne sont plus des
oreilles et des voix aussi impavides que
Goethe et Schiller, qui lisaient avec
passion La Critique de la raison
pure de Kant, où l'existence du
Dieu des chrétiens était réputée se
trouver dûment démontrée par la seule
contrainte morale et politique
d'installer ce personnage dans le cosmos
et de nous placer docilement sous son
joug.
9 - Comment
mériter son assassinat?
Mais, dira-t-on, la France est
logicienne. A ce titre, elle enseigne
dès les bancs de l'école et de
génération en génération les fondements
de la philosophie, donc les rudiments de
la pensée rationnelle à tous ses
marmots, la France se distingue de
toutes les nations civilisées de la
terre en ce qu'elle seule produit des
armées de bacheliers du syllogisme, donc
de citoyens dignes d'apprendre à penser
avec fermeté et droiture. Pourquoi aucun
géant de la santé intellectuelle de
l'humanité n'est-il né de la postérité
de Voltaire le moqueur? Alors qu'un
empereur des stratèges a rappelé à nos
compatriotes que le génie n'est jamais
qu'un "formidable bon sens", quel
titanesque bon sens que d'observer la
nature avant d'en discourir savamment,
quel vertigineux bon sens que de
colloquer le soleil au cœur de la ronde
de ses satellites, quel effrayant bon
sens que de constater l'indifférence de
la rotation de la lune à la course de la
terre dans l'étendue, quel terrifiant
bon sens que de courir de Paris à
Marseille comme si notre astéroïde ne
pivotait pas sur son axe!
Mais voici que le bon sens a des sueurs
froides, parce que la pesée des enjeux
politiques, juridiques, moraux et
scientifique du sacré exigerait une
conversion radicale de la pensée
philosophique mondiale à un
existentialisme du tragique, de la
déréliction et de l'effroi. Vous ne
radiographierez pas sans frémir une
espèce terrorisée par l'encéphale
grossissant dont la nature l'a dotée,
vous ne radiographierez pas sans
trembler les arcanes de l'animalité du
Dieu qu'elle a sécrété et dont elle
projette les crocs, les griffes et les
bénédictions dans le vide de
l'immensité. Voir:
- Andres
Behring Breivik et l'anthropologie
critique(2)
, 7 octobre 2012
-
Andres Behring Breivik et
l'anthropologie critique
,
30 septembre
2012
Mais si ce Dieu-là du "bon sens" n'a pas
froid aux yeux et s'il vous donne sa
propre bestialité cérébrale et la vôtre
à connaître, si ce Dieu-là vous dit "tel
homme, tel Dieu" et s'il fait monter, à
vos narines l'odeur du carnassier
céleste que vous êtes demeurés, si ce
Dieu-là vous contraint à traquer le Caïn
qui vous habite dans votre trou,
tirera-t-il décidément une idée
bienveillante de sa besace? Et si ses
voies sont impénétrables, comme beaucoup
le prétendent, feront-elles dire à
Salman Rushdie: "Je veux me montrer
digne de mon assassinat, je veux mériter
le courage de penser, je veux courir le
danger d'ouvrir les yeux sur Allah."
10 - Les yeux
d'Isaïe
En
vérité, il y a longtemps que l'écrivain
se dédouble en toute sincérité entre sa
propre voix et celle de sa plume. Les
Anciens étaient convaincus que leurs
dieux venaient habiter leurs calames et
leur dictaient leurs élévations au génie
de l'écriture. Quelle était leur
théologie de la création littéraire? En
vérité, ils ne se posaient pas
sérieusement la question du dédoublement
psychique dont ils bénéficiaient et qui
les martyrisait. Mais il n'est pas de
galérien du stylo qui ne sache combien
cet outil veut parler tout seul. "Je
ne vaux rien que la plume à la main",
disait Madame du Deffand. Les voix
inspirées seraient-elles celles qui
faisaient dire à Bossuet que l'auditoire
fait l'orateur?
Comment Muhammad le solitaire
écoute-t-il la voix du grand solitaire
qui l'habite et qui s'obstine à prendre
la parole au plus profond de son être?
Qu'en est-il du dédoublement psychique
qui scinde les prophètes entre leur
propre organe vocal et celui de leur
Olympe? S'agirait-il de la scission
intérieure que nous pouvons observer
chez Isaïe, par exemple, qui ordonnait à
un Jahvé inconnu et plus sommital que le
tueur du Déluge de vomir les assassins
de l'autel? Qu'en est-il du dédoublement
cérébral du prophète Muhammad, qui lui
faisait écrire que les prophètes ne sont
pas la chair, le sang et les viscères
d'Allah, mais son âme, son cœur et sa
voix? N'avait-il pas en horreur, lui
aussi, les sacrifices que ses fidèles
lui offraient bien saignants sur leurs
offertoires?
Descartes
avait fini par renvoyer à ses fourneaux
cette Maritorne de princesse Elisabeth,
qui voyait en l'homme le "mélange de
chair et d'esprit" que l'Eglise lui
avait enseigné et Socrate se moquait de
Criton, lequel s'imaginait, le pauvre
homme, qu'il allait porter "le vrai
Socrate en terre". Mais le vrai Salman
Rushdie, celui qui habite sa plume, n'a
pas entendu la voix de la plus haute
littérature, le vrai Salman Rushdie a
refusé la solitude du grand écrivain, la
carcasse du vrai Salman Rushdie s'est
révélée trop fragile pour supporter la
charge des galériens de l'écriture. La
voix qui l'apostrophait était celle qui
lui disait à l'oreille : "Apprends à
regarder les dieux et toi-même avec les
yeux d'Isaïe."
11 - Un humanisme
des trous noirs
Aujourd'hui, la vraie question est
redevenue plus existentielle que
jamais: il s'agit de savoir si la
psychobiologie de nos plus récents
évadés de la zoologie donne d'ores et
déjà à leurs entrailles apeurées et à
leur tête en déroute les moyens d'élever
leur cervelle à la solitude angoissée
des prophètes. Mais, dira-t-on, si
Muhammad avait fondé la légitimité de
son écoute sur sa propre autorité
théologique, n'aurait-il pas été
froidement assassiné, comme ces
malheureux prophètes juifs, qu'on a tous
accusés de ne parler qu'en leur propre
nom?
C'est
dire que le XXIe siècle sera
"spirituel", comme disait Malraux, en ce
qu'il fera débarquer le tragique de
l'histoire du sang et de la mort dans
les sciences humaines du simianthrope.
Mais alors, les visionnaires qui nous
feront observer les origines animales de
nos trois "dieux" uniques et leur
persévérance à nous montrer leurs crocs
sous la terre et leurs ailes là-haut,
nous les appellerons des prophètes. Car,
dit la langue grecque, ceux-là parlent
devant, ceux-là s'avancent vers
le solitaire qui les habite, ceux-là
regardent le Dieu droit dans les yeux,
ceux-là répondent: "Me voilà " à la voix
qui sonne à leurs oreilles, ceux-là
disent à l'idole: "Qui es-tu? J'entends
la bête gronder dans ta gueule,
j'entends le fauve qui rugit dans ta
gorge, j'écoute le prophète dont la
plume et la voix accouchent du dieu qui
t'attend."
Que dit
encore le prophète dont le regard
observe les entrailles des idoles? Que
tout pouvoir politique se fonde sur les
deux leviers du temporel, celui des
récompenses que l'Etat accorde à ses
servants et celui des châtiments qu'il
leur inflige. A leur exemple, les idoles
sont des machines construites sur le
double rouage qui les met en mouvement.
En connaissez-vous une seule qui
échapperait à ce modèle? Mais les
récompenses des idoles sont
hypertrophiées dans leur ciel et leurs
châtiments sous la terre. Observez leurs
ailes de séraphins, écoutez les cris des
malheureux qu'elles torturent. M. Salman
Rushdie, prendrez-vous la mer,
affronterez-vous la tempête qui
engloutit les prophètes? Alors, tournez
le dos aux sacrifices de sang et
enseignez à votre plume à désensauvager
le Dieu de la Genèse?
Voir:
- Andres
Behring Breivik et l'anthropologie
critique(2)
, 7 octobre 2012
-
Andres Behring Breivik et
l'anthropologie critique
,
30 septembre
2012
C'est à cette question que nous allons
nous brûler la semaine prochaine.
Reçu de l'auteur
pour publication
Les textes de Manuel de Diéguez
Les dernières mises à jour
|