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Opinion
La chute des
démocraties dans la barbarie
Manuel de Diéguez
Manuel de Diéguez
Dimanche 13 juin 2010
" Je crois vraiment que, là où
il n'y a le choix qu'entre la lâcheté et la violence, je
conseillerai la violence (…). Je préférerais que l'Inde recourût
aux armes pour défendre son honneur plutôt que sa lâcheté en fît
le témoin impuissant de son propre déshonneur
".
Gandhi.
Je ne sais quel crédit accorder au texte ci-dessous, qui n'est
pas de ma plume et qui m'a été raconté en songe par un historien
du futur. Du fait qu'il me l'a donné à mémoriser dans mon
sommeil, je ne suis pas sûr non plus qu'au réveil ma mémoire
m'ait permis de le transcrire avec une fidélité sans faille.
Mais le lecteur ne m'en voudra pas de quelques déplacements
éventuels de virgules, de quelques maladresses dans l'expression
ou même de quelques approximations dans la rédaction. Si, par
impossible, le cours des évènements à venir devait ne pas
répondre entièrement à la logique d'un déroulement commandé par
des circonstances pourtant impérieuses, il faudrait en conclure
que l'histoire serait l'otage d'un chaos universel et qu'un
tohu-bohu sans remède règnerait à jamais sur les affaires du
monde.
I - Culture
et souveraineté
II - Israël et le monde
III - Comment écrire l'histoire?
IV - Le retour d'Antigone
I - Culture et souveraineté
1 - Une tempête inattendue
2 - Le sceptre de
bois sec de la justice du monde
3 - L'assise de
la réflexion
4 - Les Helvètes
5 - Naissance de
l'anthropologie critique
6 - La vacuité de
l'histoire généralisante
II - Israël et le monde
7 - Une science
des masques sacrés
8 - La
psychophysiologie débarque dans l'histoire des
démocraties
9 - Les idoles
dichotomisées et les autres
10 - Les idoles
dichotomisées et les autres
III - Comment écrire
l'histoire?
11 - Une
manœuvre d'enveloppement de l'adversaire
12 - Les
Jésuites
13 - La
catéchèse scolaire de l'histoire
IV - Le retour d'Antigone
14 - L'avenir de
la civilisation européenne
15 - Israël
et la mort
I - Culture et
souveraineté
1 - Une tempête inattendue
En mai 2010, la
tempête qui a ébranlé la cathédrale de l'euro jusque dans ses
fondements, puis le déclenchement de la tragédie de Gaza, qui a
troublé le sommeil de la conscience universelle, ont provoqué un
électrochoc d'une telle violence que la plus vieille des
évidences politiques s'est à nouveau imposée à l'esprit de tous
les dirigeants sélectionnés par des peuples aux yeux bandés.
Réveillés en sursaut par les craquements sismiques inattendus
auxquels la planète servait de théâtre, les chefs des
gouvernements léthargiques de l'époque se sont précipités la
tête la première dans une lecture hâtive du Prince de Machiavel;
et c'est au saut du lit, si je puis dire, qu'ils ont paru
abasourdis de découvrir le voltage d'un monde frappé de cécité.
Jamais, selon le tensiomètre du grand Florentin, l'Histoire
n'avait accordé la Liberté à un peuple dont l'échine s'est
courbée sous le sceptre d'un souverain étranger.
Bien qu'ahuris
par une révélation aussi surprenante que soudaine, M. Nicolas
Sarkozy, Mme Merkel, M. Berlusconi et M. Zapatero se sont rués à
Bruxelles comme un seul homme afin de signer d'un même élan une
déclaration, dont la solennité insolite eut un immense
retentissement sur la planète des enfants de chœur. On y lisait
que, soixante cinq ans avaient passé comme l'éclair depuis que
la guerre de 1939 à 1945 avait pris fin; que l'acceptation
passive de l'occupation militaire avait émoussé, sinon pour
toujours, du moins pour longtemps le besoin de l'homme, qu'on
avait cru inné de vivre en liberté, de sorte que la conscience
des peuples s'était évanouie; que, depuis trois générations,
leurs gouvernements portaient docilement la livrée d'un maître;
qu'un faux sentiment de sécurité des nations servait, en
réalité, de masque démocratique à la peur qu'elles éprouvaient
d'exercer leurs responsabilités politiques; que la volonté
d'indépendance des adultes s'éteint rapidement; que les Etats
les plus anciens oublient les lois de l'Histoire en quelques
décennies; que le naufrage de leur souveraineté peut cependant
provoquer une ultime décharge électrique, de sorte qu'il était
temps de replacer dans l'arène de leurs armes et sous le soleil
de leur destin des classes dirigeantes autrefois fières de
l'éclat de leurs exploits; que toutes les mesures seulement
économiques qui seraient prises in extremis demeureraient sans
effet si le terreau même des nations asservies demeurait asséché
et stérile; que les peuples retombés en enfance ne savent plus
que leur sort se trouve entre leurs seules mains et que la
servitude ne s'appelle jamais un destin, mais toujours un joug -
celui de l'effacement de leur grandeur d'autrefois.
En conséquence,
les peuples d'une l'Europe définitivement asservie priaient
d'une seule voix leur maître d'outre-Atlantique de ne pas se
renfrogner et de retirer aussi gentiment que complaisamment,
mais néanmoins sur l'heure ses garnisons et ses forteresses dont
leur territoire se trouvait parsemé à l'excès. Cette déclaration
allait provoquer dans l'opinion une stupéfaction de taille: le
lendemain même, la presse européenne tout entière retrouvait
subitement la mémoire et retirait de la poussière des archives
une liste de plus de quatre cents places fortes armées jusqu'aux
dents et incrustées sur les arpents des lointains descendants de
la bataille de Salamine, dont deux cents en Allemagne, cent
trente sept en Italie et d'autres encore en cours d'extension
effrénée.
L'occupant
allait-il se retirer sans se faire prier davantage? Pourquoi le
Premier Ministre du Japon avait-il en un instant et sans honte
renoncé à demander le départ des troupes américaines d'Okinawa,
la plus gigantesque forteresse du conquérant dans le monde, ce
qui l'avait contraint à démissionner en raison de l'indignation
populaire? Combien avait-il touché?
2 - Le
sceptre de bois sec de la justice du monde
La mise à
exécution de la volonté d'indépendance soudainement retrouvée
d'une Europe jusqu'alors effrayée et tremblante a pourtant connu
quelques retards, parce que les peuples abasourdis n'ont
découvert qu'à cette occasion combien les vraies chaînes de leur
servitude leur avaient été cachées pendant un demi siècle par
leurs dirigeants corrompus : à la suite de la rude leçon de
lucidité politique et de réalisme que le Général de Gaulle lui
avait infligée en 1962, l'occupant avait pris la précaution
d'asservir par la ruse et pour toujours les Etats du Vieux Monde
à son sceptre; et, à cette fin, il leur avait fait signer sans
désemparer et à la queue leu leu des traités de nature à
entériner à titre officiel, institutionnel et même
constitutionnel leur asservissement perpétuel à ses volontés.
Mais pour cela, il fallait que le clinquant idéologique de la
victoire de la démocratie à l'échelle de la planète servît de
temple, d'autel et de tabernacle à son triomphe.
Quels étaient les
arcanes de la sacralisation de la puissance politique? Au début
du IIIe millénaire, la science européenne des religions en était
aux balbutiements - on sait que l'anthropologie critique
actuelle n'a pris un puissant essor que vers 2015 et que sa
maturation, pourtant en bonne voie depuis plus de trois siècles,
s'est trouvée longtemps retardée par un adversaire inattendu,
celui d'une déification subreptice des cultures les plus
acéphales, qui interdisaient maintenant aux sciences humaines
toute psychanalyse politique des dogmes et des doctrines ; mais
le lecteur d'aujourd'hui sait également que cet ennemi de la
dernière heure a précisément permis d'observer de près les
masques cérébraux du simianthrope, de sorte, qu'à partir de
2015, toute l'anthropologie scientifique a pu accéder à la
connaissance psychogénétique des acteurs symboliques de
l'Histoire.
-
La fécondation philosophique de
la psychanalyse (suite)
, 30 mai 2010
-
La
fécondation philosophique de la psychanalyse - Freud et
l'avenir de l'inconscient,
23 mai 2010
+ nécrologie de Claude Grégory
Et pourtant,
malgré le retard des sciences humaines de leur temps, les
dirigeants de l'Italie et de l'Allemagne ont aussitôt menacé le
géant d'outre-Atlantique de promulguer une loi d'invalidation
générale et rétroactive des traités d'auto-assujettissement que
leurs prédécesseurs avaient signés au mépris de la lettre et de
l'esprit de toutes les constitutions démocratiques depuis
Périclès. Les gouvernements européens de l'époque ont su faire
valoir que leur pays avait été placé sous la contrainte physique
et morale d'une thalassocratie mondiale. Cette argumentation a
fait réfléchir le Goliath de la démocratie planétaire: car si la
honte était grande pour l'Allemagne et pour l'Italie d'avoir
prolongé leur sujétion à une puissance étrangère pendant plus de
vingt ans après la chute du mur de Berlin, le dommage était plus
grand encore pour Washington, qui risquait d'y perdre les
derniers copeaux du sceptre de bois sec de la Justice dont il
avait répandu la sciure sur les cinq continents pendant six
décennies.
Néanmoins, en
2030, des archives enfin rendues publiques ont permis aux
historiens d'apprendre que, non content de se faire tirer
l'oreille, le Titan de la Liberté avait mis si peu
d'empressement à obtempérer à ses vassaux devenus récalcitrants
que l'Europe avait envisagé de faire passer ses anciens
dirigeants en cour de justice, parce que, disait-elle, tout
gouvernement élu par le peuple se rend nécessairement coupable
de haute trahison s'il place en pleine période paix et à titre
perpétuel l'armée de la nation sous le commandement d'un général
étranger - et, qui plus est, sans qu'aucun danger de guerre
prévisible ne menace le pays. L'autorité des citoyens est
souveraine en droit, disaient les insurgés, de sorte que si elle
renonce, soit délibérément, soit par la force à l'attribut
constitutif du suffrage universel aux yeux de tous les juristes
des Etats, sa légitimité s'évanouit entièrement - il n'y a tout
simplement plus d'Etat légitimable aux yeux du droit
international.
Mais la menace de
l'Europe d'écrire l'histoire de son émancipation en lettres de
feu a fait reculer d'effroi une Amérique attentive à rendre
irréversible sa propre interprétation du destin de la planète:
si elle ne passait pas, aux yeux des générations à venir, pour
la libératrice et la bienfaitrice du genre humain, elle y
perdait son histoire sainte, comme Israël perdait la sienne
depuis la fin du XVIIe siècle. Cette prise de conscience du
poids historique du mythe évangélique que le genre humain est à
lui-même n'a pas peu contribué à accélérer les progrès de
l'anthropologie critique.
3 -
L'assise de la réflexion
J'ai dit plus
haut que l'anthropologie de l'époque n'était pas encore devenue
une science à proprement parler, parce que l'on ne saurait
fonder une connaissance rationnelle du genre simiohumain sur son
consentement ou sur sa volonté cachée de retirer d'avance toute
connaissance véritable des mythes religieux du territoire que
cette discipline a vocation de défricher.
Néanmoins, les
retrouvailles des peuples du Vieux Monde avec le statut
d'adultes dont jouissaient les générations précédentes les a si
bien livrés aux risques et périls inhérents à la reconquête de
leur souveraineté qu'ils ont pris conscience des dangers
connaturels à leur liberté encore tâtonnante; car celle-ci
demeurait si entièrement privée d'une connaissance réellement
scientifique du cerveau simiohumain qu'elle ne pouvait provoquer
un dessillement véritable des yeux de l'Europe. Mais, hélas on
ne reparaît pas d'un seul coup à la lumière du jour: si vous ne
passez quelques heures dans une chambre noire, l'éclat du soleil
peut vous faire perdre la vue. Un Vieux Continent rendu trop
allègre pour avoir seulement retrouvé ses vieux lopins a d'abord
surestimé les bienfaits d'une guérison qu'elle a cru instantanée
et définitive; et comme son regard demeurait dangereusement
obscurci par plus d'un demi siècle d'enfermement confiant dans
les ténèbres de sa vassalité, elle n'a compris sur l'heure ni
l'étendue, ni la profondeur des conséquences de son long
placement sous le licol d'un maître ; et il lui a fallu
apprendre la science des cous pelés à l'école de la pâture que
son ancienne classe dirigeante avait consommée.
Certes, il était
nécessaire de redresser les finances des Etats qui s'étaient
crus protégés par le bouclier percé de l'euro, alors qu'une
monnaie proclamée "commune", mais privée de la cuirasse d'un
ferme contrôle politique souffre d'un manque de réflexion sur la
nature des peuples et des nations. Les Etats amputés de leur
souveraineté par le faux langage de la Liberté dont leur
libérateur apparent les a trop longtemps abreuvés peuvent bien
se donner un beau corset d'écus sonnants et trébuchants; cette
ceinture dorée ne soutient jamais qu'un corps illusoire et tombe
d'elle-même à terre sitôt qu'on s'aperçoit qu'elle n'a jamais
serré la taille d'une personne en chair et en os.
Aussi a-t-il
fallu quelques mois pour que l'Europe de l'humanisme superficiel
et manchot de l'époque reprît quelque peu ses esprits. Comment
fallait-il affronter un avenir privé de ses coordonnées
anciennes et en attente de ses nouveaux paramètres ? Aussi le
soupir de soulagement avait-il été immense, mais de courte
durée, tellement il est bien vite apparu qu'un continent libéré
de ses chaînes les plus visibles, mais plus privé de boussole
qu'auparavant a besoin d'une réflexion de fond sur les garrots
plus redoutables encore et surtout plus secrets qui entravent le
baudet. Car c'est d'ennemis invisibles qu'une science des Etats
peu instruite de l'esprit des peuples et des nations se rend
prisonnière.
4 - Les Helvètes
Vers 2012
seulement, on a vu paraître les premiers politologues résolus à
approfondir la science psychobiologique dont Montesquieu et
Hippolyte Taine avaient posé les fondements. Les premiers, ils
avaient compris que les nations passent trop aisément pour des
personnages en chair et en os, alors que leur esprit se trouve
conditionné à titre génétique non seulement par le climat et la
géographie, mais également par les ressources naturelles de leur
sol et de leur sous-sol. Au début du XXIe siècle, les premiers
anthropologues de l'histoire simiohumaine n'avaient jamais eu
l'occasion de s'intéresser à la généalogie d'une peuplade
pourtant pleine d'enseignements sur l'évolution politique de
l'espèce simiohumaine, celle des Helvètes; et maintenant,
l'Europe rencontrait soudain les mêmes difficultés à s'unifier
et à se doter d'une identité dont la petite Suisse fournissait
un exemple souvent douloureux. Car il devenait évident que si ce
pays se trouvait condamné à afficher une neutralité éternelle,
c'était du seul fait qu'aucun peuple ne saurait jouer sur la
scène internationale le rang d'un personnage reconnaissable à
son rang et à sa nature s'il se partage entre des langues
diverses, s'il pratique plusieurs religions et s'il se
compartimente entre des territoires ambitieux de conserver leur
autonomie, mais d'une étendue trop inégale pour jamais la
défendre les armes à la main.
La Suisse est une
tour de Babel. Ce petit Etat forme un ensemble de cantons
artificiellement réunis sous la houlette d'une confédération
d'Etats autrefois reconnus pour souverains, mais dont les uns
n'ont jamais occupé que quelques hectares, tandis que d'autres
disposent encore de nos jours d'un territoire équivalent à deux
départements français. Dans la partie allemande du pays, chaque
parcelle pratique exclusivement son dialecte, de sorte que
l'allemand n'y est qu'une langue littéraire dont il serait jugé
prétentieux d' user entre soi. Mais Bâle a un passé culturel
glorieux, Berne se souvient de l'effondrement de sa grandeur
militaire à Marignan, Genève a passé de la domination des ducs
de Savoie au rang de centre mondial de la religion calviniste -
nos jansénistes ne sont que des tard-venus - Fribourg la
catholique et la fromagère se souvient d'avoir accueilli un
Erasme que la Réforme de Bâle plaçait entre deux chaises, Zurich
occupe le rang d'une place financière internationale - et
pourtant, un Vaudois, un Neuchâtelois, un Tessinois se voudront
de leur province plutôt que de se rattacher, même du bout des
lèvres à une construction politique artificielle, officiellement
irresponsable et présidée par un conseil d'administration sans
poids sur la scène internationale. On appelle ce rassemblement
hétéroclite l'Helvétie. La Suisse bureaucratique ne peut ni se
lover sur elle-même, faute d'identité nationale reconnaissable,
ni se fondre dans la civilisation française, allemande ou
italienne sans disparaître comme Etat.
Si, d'un côté,
une nation veuve de sa langue écrite et de l'autre une langue de
culture privée de territoire souverain sont toutes deux vouées
au néant, l'Europe supra-nationale allait-elle souffrir d'une
déchirure interne sans remède ? Quand un Etat centripète demeure
sans interlocuteur et un Etat centrifuge sans domicile fixe, il
installe son infirmité native dans un no man's land de patois
tribaux où l'on ne parle la langue de Goethe, de Voltaire ou de
Dante qu'à la manière dont l'Eglise parlait un latin bâtard.
Dès 2015, la
pensée politique mondiale s'est risquée à confesser qu'à
l'instar de la Suisse, jamais le Vieux Monde ne sera en mesure
d'accorder un destin et des ambitions partagés au Danemark et à
la Hollande, à la Suède et à l'Italie, à la Finlande et à
l'Autriche, à la France et à l'Allemagne. Pour la première fois,
l'anthropologie européenne se trouvait face à la nécessité
politique et intellectuelle impérieuse de plonger dans les
profondeurs psychobiologiques des peuples et des nations et de
découvrir que les langues et les religions véhiculent des âmes
et des cerveaux diversement construits. On ne pense ni ne
respire en Grèce comme en Finlande, en Hellade comme en Hongrie.
5 -
Naissance de l'anthropologie critique
C'est alors
seulement que l'anthropologie critique a vraiment débarqué dans
la science historique classique et qu'elle en a approfondi la
signification au point qu'elle est devenue le laboratoire
central de la réflexion sur le véritable avenir de l'Europe tant
intellectuelle que politique. Certes, avant 2015, on avait vu
paraître une science anthropologique en mesure de poser à
l'histoire traditionnelle des questions nouvelles et de fond
concernant notamment la nature et les fonctions des mythes
religieux, la généalogie des identités nationales, les
fondements psychogénétiques des mentalités simiohumaines. Mais
le risque était grand, sinon de voir la nouvelle discipline se
rendre à grandes enjambées sur Sirius, du moins se déconnecter
du récit historique, et cela au point que la connaissance
rationnelle de notre espèce suivait un destin séparé du tissu
narratif dont Clio se revêt depuis Homère.
Comment remédier
aux carences respectives d'une Clio sans tête et d'une
anthropologie sans mémoire? Par bonheur l'Europe de 2010 a
permis à l'anthropologie critique encore en gestation de
préciser les règles de son articulation future avec les
documents au petit pied des mémorialistes et des chroniqueurs,
et cela justement parce que la politique cahotante de l'Europe
d'alors illustrait la même scission interne que la nouvelle
discipline: elle aussi demeurait en attente de l'alliance de ses
greffiers de la mémoire avec ses philosophes, de ses notaires
avec ses cancérologues, de ses chroniqueurs avec ses
visionnaires et ses prophètes.
Si l'Europe
ignorait encore comment elle donnerait un élan politique à la
tour de Babel qu'elle était à elle-même depuis des siècles,
l'anthropologie critique devait apprendre à se greffer sur
l'histoire événementielle à la manière d'une science qui saurait
signer les clauses d'un traité universel avec le singulier.
Les premiers pas
de la méthode historico-anthropologique lui ont été imposés à
l'heure où l'explication historique des ancêtres s'est mise
comme d'elle-même en porte-à-faux avec sa propre myopie. En
voici un exemple : en juin 2010, l'Allemagne a commencé de
prendre ses distances à l'égard de la France dans la gestion
d'une crise financière liée au laxisme budgétaire des pays du
sud de l'Europe, dont les tempéraments nationaux juraient avec
l'esprit de discipline et d'ascèse des Germains. C'est alors que
quelques historiens encore bien ancrés sur le territoire dont
ils avaient hérité ont rappelé que le parc français des voitures
de fonction s'élevait à quatre-vingt mille véhicules environ et
que, depuis 2008, la décision de l'Etat d'en réduire le nombre
s'était traduite par une augmentation de quatorze pour cent.
Comme il fallait bien fournir une apparence d'explication
historique à un événement historique par nature et par
définition, on a vu des serviteurs de Clio rappeler qu'à la
veille du franchissement du Rubicon par un certain Jules César,
le pourrissement des institutions de la République romaine était
tel que l'avènement d'un régime impérial était devenu inévitable
et que, deux siècles plus tard, l'empereur Justinien disposait
de six cents barbiers attitrés: simplement, la corruption
diffuse de la République avait pris sa forme bureaucratique sous
un sceptre vénéré.
6 - La
vacuité de l'histoire généralisante
Mais comment
rendre intelligibles des rappels historiques assurément
éloquents et comment les arracher à leur statut de simple
constats sans faire appel à un soubassement explicatif de nature
anthropologique ? Car la question du conflit entre les
mentalités du nord et celles du sud est atavique. Elle a fait
l'histoire de l'Europe depuis deux mille ans. Dans son étude sur
les mœurs des Germains, Tacite donnait déjà une leçon de
politique aux petits fils de Cincinnatus. Puis l'empire romain
germanique a tenu à bout de bras les restes du peuple des
Quirites. Pourquoi, tôt ou tard, l'espèce simiohumaine
tombe-t-elle toujours dans une corruption généralisée et proche
de la putréfaction ? L'Europe va-t-elle s'inscrire dans la
continuation de la chute de Rome ? Dans ce cas, il était évident
que le souvenir n'est pas la pensée, que la mémoire ne remplace
pas la réflexion et qu'une Clio privée de regard sur l'espèce
simiohumaine en tant que telle n'est qu'une muse acéphale.
Mais comment la
nécessité méthodologique de plus en plus impérieuse d'articuler
le récit historique classique - même généralisateur et quasiment
panoptique - avec une science explicative du passé et du
présent, comment une telle nécessité, dis-je, allait-elle se
concrétiser au spectacle même des insuffisances ridicules de la
méthode érudite, qui faisait seulement étalage de l'étendue de
sa mémoire, comme si la surface territoriale d'une discipline
n'était pas précisément le signe de son incapacité d'accéder à
la profondeur?
Par bonheur,
l'époque se prêtait à merveille, si je puis dire, à la mise en
évidence du fossé qui se creusait chaque jour davantage entre
l'instinct prophétique des esprits hyper olfactifs et leur
incapacité de forger les armes d'une réflexion anthropologique
sur l'histoire de notre espèce.
Le 7 juin 2010, Tahar Ben Jelloun, romancier, poète et prix
Goncourt en 1987, publiait dans Le Monde un article éloquemment
intitulé: "Peurs". On pouvait y lire: "Je vous
demande d'arrêter la planète, je descends ; j'ai peur, je ne me
sens plus en sécurité, je ne contrôle plus rien, je panique et
je ne sais plus où va le monde et ce que font les hommes. Pour
toutes ces raison, je veux descendre."
Cet auteur d'origine arabe avait pris trente ans d'avance sur le
débarquement, à partir de 2030, du génie musulman dans l'Europe
des arrière-petits-fils d'Averroès ; et pourtant, il n'y avait
pas encore davantage de réflexion de fond sur les causes du
désastre sous sa plume que dans les lettres de Cicéron à Atticus,
dans lesquelles le grand orateur décrivait les malheurs
imminents qui attendaient une République livrée à Jules César:
et pourtant que de lettres plus amusées qu'indignées du
spectacle de leur corruption que présentaient les sénateurs, les
consuls, les magistrats, les préteurs, les édiles de la
République, que de gémissements, mais seulement d'avoir perdu
une liberté politique devant laquelle il fallait se boucher le
nez! "Les institutions passent par trois périodes: celle
des services, celle des privilèges, celle des abus". (Chateaubriand)
II - Israël et
le monde
7 - Une
science des masques sacrés
Pourquoi l'auteur du De Officiis ne se livrait-il
à aucune réflexion de fond sur l'histoire, alors que, c'était
avec l'histoire qu'il se trouvait aux prises dans quasiment tous
ses ouvrages? A la même époque,
Jean-Luc Pujo,
Président des Clubs "Penser
la France",
commençait de s'adresser au peuple
dans l'espoir de l'initier du moins aux rudiments de la science
des Etats et des empires, parce que le blocus de Gaza, dont la
population s'élevait à un million cinq cent mille âmes, avait
creusé un immense fossé entre l'éthique naturelle des peuples du
monde et le pourrissement mondial des élites dirigeantes de la
démocratie, qui se refusaient toutes à condamner Israël.
Il est
significatif que ce soit une réflexion nouvelle et abyssale sur
l'éthique des évadés partiels de la zoologie qui a contraint la
science historique demeurée si superficielle de l'époque de se
doter des paramètres et des coordonnées d'une anthropologie
critique articulée avec la postérité commune à Darwin et à
Freud. Mais, dans le même temps, la contrainte des évènements
devenait dictatoriale : si les mentalités des peuples latins se
trouvaient enracinées de manière ineffaçable dans leurs gènes,
il fallait renoncer à l'espérance de jamais conduire les peuples
européens à un avenir politique commun.
C'est alors que
la question de savoir pourquoi Charlemagne ou Henry IV
d'Allemagne n'avaient pas réussi à unifier durablement le Vieux
Continent est devenue anthropologique et qu'elle a commencé de
bousculer la vision du monde et la culture des classes
dirigeantes ; et c'est ainsi que non seulement des évènements
contingents en apparence ont peu à peu ouvert la voie à des
sciences humaines étroitement articulées avec les données que le
récit historique classique avait fournies, mais que la
focalisation intense et subite de l'histoire sur la barbarie
particulière aux démocraties modernes a ouvert une voie appienne
aux progrès de l'anthropologie historique et critique que nous
voyons triompher sans partage de nos jours.
Jamais encore la
cruauté bien connue et innée des évadés partiels de la nuit
animale n'avait bénéficié des circonstances extraordinaires qui,
pour la première fois dans l'histoire, allaient permettre
d'illustrer à l'échelle du globe terrestre tout entier et sous
le regard de l'humanité in corpore les clauses de l'alliance
scellée dès les premiers pas des religions du salut entre un
animal onirique de naissance et les masques sacrés sous lesquels
il se voit condamné à s'avancer dans l'arène sanglante des
nations.
8 - La
psychophysiologie débarque dans l'histoire des démocraties
En vérité, l'œil
de l'anthropologie critique aurait pu s'ouvrir dès le XVIe
siècle en Europe, puisqu'on y a vu des théologies politiquement
incompatibles entre elles, donc des structures mentales
inconciliables par nature conduire à une guerre à mort entre les
masques cérébraux du simianthrope, donc à des massacres
intellectualisés dont la saint Barthelemy allait révéler la
fatalité.
Mais, dès 2010,
les représentations magiques de l'espèce s'étaient délocalisées
de telle sorte qu'il était devenu impossible aux meilleurs
historiens de détourner plus longtemps leur attention du
fonctionnement de la boîte osseuse d'une espèce dont les divers
spécimens sont voués à s'entre-tuer sous la bannière de leurs
songes religieux et nationaux étroitement confondus.
Il était devenu
irrationnel de ne pas se demander pourquoi le peuple juif avait
conservé une identité cérébrale inentamable au cours de deux
millénaires de sa survie parmi toutes les autres nations de la
terre et pourquoi son identité génétiquement inaltérable lui
avait permis de prendre fermement en main les commandes d'un
empire américain de trois cent cinquante millions d'habitants;
et pourquoi l'encéphale des gouvernements du monde entier se
trouvait nécessairement conditionné pour permettre à Israël
d'encercler et d'affamer une ville de quinze cent mille hommes,
femmes et enfants sans défense; et pourquoi une flottille de
sauveteurs avait pu se trouver arraisonnée en haute mer et une
partie des passagers massacrés sans ébranler sérieusement la
bonne conscience naturelle des gouvernants du monde entier; et
pourquoi seuls les peuples se dressaient maintenant à mains nues
et pleins de fureur face à leurs propres Etats asservis comme
si, à nouveau, une gigantesque potence résumait l'histoire des
relations que l'humanité entretient avec César.
Une science historique officialisée et catéchisée dans toutes
les écoles et les universités de la planète pouvait d'autant
moins résister aux méthodes "christiques" de
l'anthropologie critique que, dans le monde entier, les
psychobiologistes juifs s'affairaient pour tenter, eux, de
détecter en laboratoire les gènes du peuple hébreu - ce qui
était d'autant plus à la portée de toute la science génétique
relativement avancée, mais apeurée de l'époque qu'on avait
depuis longtemps isolé les gènes particuliers aux nations arabes
que l'occupation avait implantés à jamais dans le capital
génétique des populations du midi de la France.
9 - Les
premières découvertes de l'anthropologie critique
Mais, de 2010 à
nos jours, l'anthropologie moderne a surtout fait progresser le
"Connais-toi" de la science historique dans deux directions
principales, celle de la connaissance scientifique de la
psychobiologie politique des idoles et celle de l'analyse des
fonctions publiques qu'exerce la vie onirique du simianthrope.
La première voie
de la recherche est née de l'étonnement de ce que le Hamas, le
plus croyant des mouvements de libération de la Palestine, fût
aussi le seul dont le jugement portait sur l'essentiel de la
politique et de l'histoire simiohumaine. Dès 2012, les premiers
anthropologues d'une espèce devenue tout entière visible à
elle-même sur la pellicule d'une histoire désormais filmée heure
par heure à l'échelle de la terre se sont demandé pourquoi les
idoles sont plus intelligentes que les hommes qui les ont
forgées, et cela au point que leur encéphale focalise toujours
la plus haute raison à laquelle une époque est en mesure
d'accéder. Ils ont donc étudié de près comment les théologies
des premiers siècles du christianisme avaient enfanté la
suréminence intellectuelle de leur divinité, puis comment saint
Thomas d'Aquin était parvenu à concilier le fonctionnement de la
boîte osseuse du créateur biblique avec celui que réclamait la
physique d'Aristote, qui venait de se trouver redécouverte par
les premiers Renaissants et dont les savants arabes avaient
transmis le contenu en Europe.
Ils en ont conclu
que si les idoles se portent nécessairement à l'avant-garde des
exploits dont la raison simiohumaine se rend capable à chaque
époque, le Allah du Hamas se trouvait logiquement armé de
l'entendement politique le plus acéré du VIe siècle, de sorte
qu'il suffisait de radiographier sa matière grise pour apprendre
qu'il ne pouvait tomber dans l'incohérence mentale du premier
venu parmi ses créatures; et qu'à ce titre il ne pouvait
s'imaginer qu'un peuple serait transportable au milieu d'un
autre et y faire le nid d'une divinité construite sur un modèle
plus perfectionné que celui des premiers chrétiens, qui avaient
retrouvé par la bande le sacrifice humain des religions anté
abrahamiques et que celui des disciples de Jahvé, demeuré un
guerrier tribal.
10 - Les
idoles dichotomisées et les autres
A peine
l'anthropologie critique avait-elle découvert les secrets qui
rendent l'encéphale des idoles supérieur à celui de leur
inventeurs que la seconde impulsion de la recherche a pu porter
sur le sens universel du blocus de Gaza, ce qui a conduit leur
discipline à se demander pourquoi le monde chrétien tout entier
et jusqu'à la papauté incluse s'était reconvertie à l'évidence
que Jésus était un homme et ne pouvait être un dieu quand il
braillait dans ses langes, piquait une colère ou tombait de
fatigue. Seul, dans le triomphe universel de l'arianisme, saint
Athanase était demeuré fidèle à la doctrine de la divinité du
fils de Marie en toutes circonstances.
Pourquoi toute
l'Eglise est-elle ensuite revenue peu à peu à cet entêté
invincible, pourquoi a-t-elle consenti à réunifier le crucifié
au prix de l'absurde, pourquoi s'est-elle ensuite à nouveau
résignée à le scinder en deux personnages incompatibles, et cela
dans un va-et-vient énigmatique, mais d'une portée
anthropologique sûrement focale à souhait?
Ici encore, le
Hamas a facilité dans le monde entier les premiers travaux des
historiens appelés à entrer de plain-pied dans un siècle voué à
se ruer dans la brèche socratique rouverte par Gaza. Comment
cela, dira-t-on, puisque l'islam n'a pas divinisé Muhammad,
alors que le mythe chrétien de l'incarnation conduit la
théologie de cette religion à l'absurdité de confondre le
créateur avec un marmot?
C'est que le Hamas sait que l'homme est à lui-même le dignitaire
d'Allah sur la terre et qu'à ce titre, Gandhi était aux côtés
des apôtres de la flottille de la Liberté qui ont désarmé
quelques soldats israéliens au péril de leur vie. Que dit
l'apôtre de la non-violence ? "Je crois vraiment que, là où
il n'y a le choix qu'entre la lâcheté et la violence, je
conseillerai la violence… Je préférerais que l'Inde recourût aux
armes pour défendre son honneur plutôt que sa lâcheté en fît le
témoin impuissant de son propre déshonneur."
Si les dieux sont
ennemis de la lâcheté, que disent-ils d'un gouvernement qui a
décoré de la médaille de l'honneur national le soldat qui a tué
à bout portant six personnes à bord du Mavi Marmara?
III - Comment écrire
l'histoire?
11 - Une
manœuvre d'enveloppement de l'adversaire
De 2015 à 2018,
les progrès de l'anthropologie critique se sont trouvés un
instant retardés en raison d'une difficulté de méthode
délibérément suscitée par le génie stratégique de l'aile la plus
avancée et la plus lucide des théoriciens de la nouvelle
discipline, qui ont jugé que la méthode narrative devait aller
au terme de ses contradictions internes afin de donner tout son
poids et sa portée à la méthode explicative. Cette avant-garde
avait remarqué que, dans un premier temps, le récit détaillé et
précis semble tellement éclairant qu'il donne l'illusion de
faire progresser l'intelligibilité des évènements minutieusement
racontés, mais, qu'en réalité, le cerveau du simianthrope prend
spontanément appui sur les détails rapportés par les
mémorialistes et les chroniqueurs pour fuir les vraies réponses
et se dérober à la recherche de la vérité anthropologique.
Un exemple
révélateur en avait été fourni en 2009. L'ex-président des
Etats-Unis et prix Nobel de la paix, Jimmy Carter, avait publié
un ouvrage courageux dans lequel il racontait au jour le jour le
régime de séparation impérieuse des races qu'Israël pratiquait
en Cisjordanie. Mais l'Etat d'Israël était rapidement parvenu
non seulement à le contraindre à se rétracter publiquement, mais
à présenter des excuses officielles au peuple hébreu.
Or, en 2020, des
documents mis à jour à la suite du décès de cet homme d'Etat,
ont permis à l'histoire narrative de connaître et de divulguer
les détails de cet épisode de la guerre froide de l'époque entre
Israël et le reste du monde, ce qui a permis aux tenants du
récit scrupuleux de paraître triompher quelques instants les
nageurs en eau profonde. Mais la stratégie mûrement réfléchie de
l'anthropologie critique était précisément de favoriser
l'ambition des notaires et des greffiers de Clio de s'avancer
tranquillement et à visage découvert, même si la nouvelle
discipline de la mémoire pouvait s'en trouver momentanément
retardée, parce qu'il était non seulement utile, mais nécessaire
de laisser une histoire traditionnelle fière de sa maîtrise
apparente fournir à foison des documents éloquemment trompeurs
et s'enferrer sur son propre terrain.
L'école des
spéléologues du passé s'est alors contentée de démontrer que
l'affaire Carter demeurait moins connue, chiffres et livres de
comptes à l'appui, que celle dont on trouvait le récit dans les
lettres de Cicéron à Atticus : quelques jours seulement avant
l'arrivée des légions de César, le grand orateur avait révélé à
son ami helléniste le nombre exact des juges achetés pour
blanchir un préteur coupable de prévarication et le montant, à
une sesterce près, de la somme versée par un candidat à
l'édilité pour acheter sa charge. L'Ecole ridiculisait après
coup une science historique qu'elle renvoyait à un récit de
Swift: un bovin avait été volé et les magistrats enquêtaient sur
la longueur de la corde qui avait attaché l'animal.
12 - Les
Jésuites
La pertinence de
la stratégie des pièges méthodologique que l'anthropologie
critique tendait vers 2012 aux adeptes du récit classique a
ensuite été démontrée par l'élargissement systématique de la
plate-forme de la réflexion qui résultait nécessairement de la
simple mise en évidence du devoir de la science historique de
greffer les évènements les plus microscopiques sur la
connaissance des secrets cérébraux et psychiques d'un animal
intellectualisé par ses songes et rendu rêveur à l'école même
des divagations dont son espèce de raison présentait le
spectacle.
Les relations psychobiologiques que le récit historique
entretient avec le verbe comprendre avaient été
démontrées par les missionnaires jésuites, qui avaient raconté
qu'il était très facile de convertir les "sauvages".
Quand on leur avait expliqué la création du monde en sept jours,
puis les quatre mille ans d'attente de la naissance du sauveur
et enfin l'histoire de la crucifixion, ils ne faisaient "aucune
difficulté" pour "comprendre" la foi
véritable et pour en reconnaître tous les dogmes. Mais si la
méthode historique parvenait à lancer le lecteur sur la trace ou
la piste des vraies questions, la science de la mémoire
changeait radicalement de rang dans la hiérarchie des savoirs.
Or, à partir de 2015, on a vu les gouvernements européens se
réunir au plus haut niveau des responsabilités politiques
attachées à l'exercice de leurs fonctions pour débattre entre
eux de la manière dont il fallait enseigner l'histoire du monde
aux enfants; et ils ont commencé de convenir des règles qui
présideraient à la rédaction des manuels scolaires, afin que,
dès les bancs de l'école, le cerveau de la génération à venir
fût modelé pour accueillir le sens officiel de l'histoire du
pays - et cela sur le modèle illustré par les missionnaires
jésuites, ces anthropologues avant la lettre et ces géniaux
précurseurs de l'enseignement du catéchisme des démocraties.
13 - La catéchèse scolaire de l'histoire
C'est le blocus
de Gaza qui a fait changer de place à la connaissance de
l'histoire du monde dans la culture mondiale. On sait que les
théologies avaient occupé un trône inébranlable dans l'éducation
publique au cours des siècles précédents et que leur prééminence
avait duré de longs siècles. Si le pouvoir soi-disant populaire
avait triomphé au Moyen Age, les Etats de l'époque se seraient
donc entendus entre eux pour s'accorder les uns aux autres ou
pour se retirer réciproquement des portions des dogmes et de la
catéchèse aux fins d'assurer la paix publique aux moindres
frais. Rome aurait renoncé à soutenir le dogme de la virginité
perpétuelle de Marie, alors qu'elle a accouché de nombreux
enfants à la suite de la naissance de son premier-né. En
échange, Genève aurait concédé à la Curie le pouvoir de remettre
les péchés ou de raccourcir la durée du séjour des morts au
purgatoire.
De même, les
préparateurs et les négociateurs de l'enseignement officiel de
l'histoire dans les écoles publiques ont commencé de débattre
âprement du partage des responsabilités dans le déclenchement
des guerres du passé afin d'élaborer en commun la nouvelle
orthodoxie du monde, celle qui substituerait des débats
conciliaires sur la manière orthodoxe de raconter Israël, aux
querelles théologiques des anciens diplomates de la grâce ou des
peines infernales.
Cette mutation
était en marche depuis longtemps dans l'enseignement de
l'histoire et tous les Etats démocratiques en avaient pris acte
quand elle s'est trouvée non seulement bouleversée, mais
radicalement renversée par le blocus de Gaza: la révolution que
l'anthropologie critique a introduite dans l'enseignement
doctrinal de l'histoire a fait, de tous les historiens éveillés,
les nouveaux apôtres de la pensée , les nouveaux missionnaires
de la lucidité, les nouveaux guerriers de l'intelligence, les
nouveaux accoucheurs de l'esprit: une religion du "Connais-toi"
se substituait dans le monde entier aux millénaires de la
religion des masques sacrés, et le cœur de cette révolution,
c'était un peuple réfléchi dans le miroir de Gaza. Désormais
chacun se voyait convié à élire son âme et sa raison à se
regarder dans ce miroir-là.
IV - Le retour
d'Antigone
14 - L'avenir de la civilisation européenne
A partir de 2010
, une Europe au sein de laquelle la France des droits de l'homme
avait collaboré avec les Etats-Unis et l'Egypte dans la
construction d'un mur d'acier autour de Gaza pouvait bien
persévérer à s'offrir le luxe technologique de mettre en service
des trains à grande vitesse, d'exhiber des avions gigantesques,
de mettre des satellites sur orbite et même de se donner une
monnaie de réserve d'un poids mondial fragile et aisément
dislocable: ce continent n'en avait pas moins perdu son rang
spirituel et sa capacité d'incarner la grandeur et la dignité de
sa civilisation.
Certes, les
obstacles proprement politiques demeuraient de toutes façons
invincibles. L'Angleterre se révèlerait plus inassimilable que
toute autre nation du simple fait que les peuples insulaires se
donnent nécessairement les frontières intérieures que la mer
impose à leur esprit. Après un demi siècle seulement d'une
collaboration déhanchée dans un vide politique sans remède, une
France en déclin et une Allemagne en ascension rivalisaient
âprement pour livrer à la Chine des trains à grande vitesse - et
celui de l'Allemagne, quoique bien plus tardif, roulait déjà à
trois cent soixante kilomètres à l'heure, puisqu'il reliait en
deux heures cinquante huit minutes deux villes chinoises
distantes l'une de l'autre de mille soixante huit kilomètres.
Mais aucune
civilisation ne peut assister passivement à la mise à mort lente
et minutieusement organisée d'un million cinq cent mille hommes,
femmes et enfants. Israël conduisait l'Europe de l'esprit à
l'agonie; et cette agonie-là était également celle de la
démocratie mondiale, puisque le Président des Etats-Unis
proclamait à son tour qu'il ne fallait pas renoncer à affamer la
population de Gaza. Dans ce contexte, la politique mondiale ne
pouvait plus se trouver qualifiée d'humaine. La Germanie de
l'époque regardait en vain du côté de Varsovie et de Moscou et
Paris avait déjà rendu les armes, parce que le Président de la
République d'alors ne portait pas encore un regard civilisé sur
l'avenir du monde et demeurait privé de toute conscience de la
vocation morale universelle de la nation dont sa politique
célébrait jour après jour les funérailles.
Telles sont les
circonstances historiques extraordinaires dans lesquelles la
Turquie et le Brésil ont donné à la planète une impulsion de la
dernière chance. A partir de 2010, un gigantesque renouveau de
l'éthique mondiale a permis à tous les peuples de la terre de
féconder un élan universel des âmes et des esprits. D'un côté,
on voyait s'aligner les petits Césars accotés à l'Amérique que
la démocratie avait sécrétés depuis trois générations, de
l'autre, une humanité réveillée arrachait les rênes du monde aux
classes dirigeantes aveugles et corrompues par un culte falsifié
de la Liberté.
Depuis des
années, la question germait dans les profondeurs de savoir
comment le suffrage universel se porterait un jour au niveau de
maturité politique qu'exige la compréhension de la politique
internationale. Les premiers, les dockers suédois avaient jugé
que le blocus de Gaza était leur affaire. Puis, sur les cinq
continents, les échanges avec Israël ont été bloqués pendant
trois jours à l'initiative des dockers du monde entier. C'est
l'abolition des distances et l'ubiquité des images qui ont
permis l'irruption dans la géopolitique d'une citoyenneté
régénérée. Notre siècle retrouvait soudain, mais à l'échelle
planétaire, la guerre entre les lois écrites et les lois non
écrites qui avait fait d'Antigone la prêtresse de la conscience
universelle au cœur de toutes les vraies civilisations. Quel
était le destin de la France de l'esprit dans un monde où les
peuples se regardaient à l'école de Sophocle ?
On estime que
l'examen de conscience auquel l'Europe s'est alors livrée a duré
jusqu'aux environs de 2016. Sitôt émancipé de la tutelle des
Etats-Unis, le Vieux Monde a pu assister à l'effondrement du
géant des mers. Alors seulement les destins de la France et de
l'Allemagne ont pu prendre des chemins à la fois séparés et
paradoxalement convergents; car ces deux nations ont soudain
compris que l'Europe politique les appelait à se partager la
vocation d'une planète nouvelle dont l'Amérique du Sud, la
Russie, la Chine, l'Inde, l'Afrique seraient les acteurs. Le
destin promis aux armes et aux lois du Vieux Continent demeurait
truffé de pièges et de chausse-trapes; mais l'essentiel était
d'avoir retrouvé le goût du danger le défi à la peur, la dignité
de la vie et de la mort - toutes ressources des intelligences et
des âmes dont la servitude livre Antigone à la mort.
15 -
Israël et le théâtre de la mort
A
partir de 2010, la politique du monde a basculé dans l'ultime
postérité morale et politique de Sophocle. Il n'est donc pas
inutile de rappeler à nos contemporains le sens grec des noms de
Créon et d'Antigone aux nouvelles générations.
Créon est
dérivé du verbe agir sur les biens, les affaires,
l'argent. Quant au patronyme Antigone, il repose sur
anti, que nous retrouvons dans antinomie,
antithèse, antiphrase, etc. et sur gonè , la
procréation, qu'on retrouve dans génétique,
généalogie, généreux, etc. Mais en grec, anti
ne signifie pas contre au sens hostile du terme, mais
en face, à l'encontre, comme dans antidote -
le remède - à la place de, à l'égal de, en échange, en
compensation, en comparaison, de préférence, etc.
La langue grecque enseigne qu'Antigone n'est pas l'ennemie, ni
même l'adversaire de Créon, en ce sens qu'elle incarnerait la
pureté, la virginité, l'intemporel religieux, mais, au
contraire, au sens d'équilibre, de juste mesure,
d'équité, donc de l'éthique d'une Thémis dont les
plateaux pèsent les droits respectifs des parties.
Gaza a fait
basculer la démocratie mondiale du côté du tyran qui refusait la
sépulture aux morts, ce qui substituait le seul règne des lois
humaines aux lois divines de l'époque. Comme celle des Grecs,
l'impiété moderne a détruit la balance immémoriale de la
politique et de l'histoire. Livrer des bonbons, de la limonade,
des épices, de la crème à raser et quelques crayons d'écoliers à
Gaza, mais fracasser les chaises roulantes et en faire un tas de
ferraille, c'était briser l'âme même d'une humanité construite
sur le dialogue entre Créon et Antigone, c'était anéantir les
fondements moraux de la civilisation que les Grecs
construisaient depuis Homère.
Quant au tragique, il était grec à souhait, lui aussi; car, à
l'origine, Nemesis, la déesse de la vengeance, était
celle de la pudeur morale; et c'était la démesure devenue
démentielle qu'elle châtiait. La folie d'Israël avait trouvé son
écho au cœur du génie européen: la rencontre du père Ubu avec le
grotesque et la folie est partout dans Swift, Molière,
Cervantès.
Au début du XXIe
siècle, Sophocle le panoptique racontait Antigone et Créon sous
les yeux de la terre entière: Créon était devenu le héros d'une
démocratie ensauvagée à l'échelle de la planète. Il était
dramatique que le peuple dont les souffrances avaient incarné le
combat contre le nazisme se retrouvât dans la position inverse
de convier la terre entier à mettre en scène un camp de
concentration à ciel ouvert.
Publié le 14 juin 2010 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez
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