De
1917 à 1989, et pour la première fois depuis son évasion
partielle du règne animal l'humanité a assisté à l'ascension et
à la chute d'un empire privé de la majestueuse effigie des
peuples hissés dans le ciel de gloire du sacré. Le bref
intermède d'une Révolution française encore viscéralement
attachée à son image dans les nues fait bien pâle figure auprès
de la gigantesque interruption du parcours des dynasties
célestes que fut le marxisme. L'histoire d'un "être suprême"
de type schizoïde dont notre espèce salue les trônes successifs
allait-elle prendre fin ou se poursuivre un instant dans le
culte d'un "petit père des peuples" moustachu ? Comment
interpréter une césure aussi énigmatique dans le défilé des
millénaires du dédoublement théâtral du cerveau de l'humanité?
Le 3 mars dernier, le musée du Louvres
consacrait une exposition aux trésors de l'art religieux de la
Sainte Russie. Comment se fait-il qu'elle ait été inaugurée en
présence de M. Medvedev? Le 4 avril, le métro de Moscou
demeurait ouvert toute la nuit afin de faciliter le retour à
leur domicile de deux millions de Moscovites qui allaient
assister à la messe de Pâques dans toutes les églises de la
capitale. M. Poutine et M. Merdvedev ont prié côte à côte dans
l'Eglise sainte Sophie. M. Schröder, ex-Chancelier d'Allemagne,
raconte dans ses Mémoires que le Président Poutine est fort
pieux - il fait ses dévotions dans le jardin de sa datcha, où il
a fait bâtir une église. Non seulement la religion orthodoxe de
Russie est sortie de terre comme par enchantement sitôt que le
mur de Berlin fût tombé, mais son clergé est en passe de
redevenir le plus riche propriétaire terrien de l'ex-empire de
Tsars, ce qui n'est pas près de se reproduire en Europe et
encore moins en France.
2 - La
postérité anthropologique de Freud
Comment la postérité anthropologique de Freud va-t-elle
débarquer dans la radiographie psychanalytique de l'inconscient
religieux qui régit l'entendement de l'animal politique dans le
monde entier? On sait que le spéléologue de l'Avenir d'une
illusion a passé au large de la spectrographie des
sacrifices, donc de la science des ressorts psychobiologiques
d'une espèce dont la chute dans l'histoire a dichotomisé
l'encéphale entre des mondes du rêve et la terre. Aussi la
nature biphasée de la boîte osseuse simiohumaine appelle-telle
une réflexion de fond sur l'avenir d'une anthropologie critique
que l'Occident rationnel avait prématurément qualifiée de
science, alors qu'une discipline privée de connaissance
philosophique de la vie onirique du singe cérébralisé, d'une
spéléologie de l'inconscient de la parole sacrée, d'un
décryptage du code génétique de Dieu et d'une spectrographie des
exploits vocaux des Célestes en général n'est pas encore une
anthropologie au plein sens de ce terme, mais seulement un
document révélateur de l'art avec lequel les sciences humaines
actuelles se dérobent aux appels d'une anthropologie qui
répondrait aux critères de la scientificité que notre époque
leur adresse.
L'étude de la
généalogie d'un animal que son évolution a rendu cérébralement
bifide sera-t-elle progressivement réservée à une classe ou à
une caste restreinte de psycho-biologistes aussi séparés de
l'intelligentsia moyenne de leur temps que la minuscule phalange
des physiciens de l'atome ou bien tout progrès de la
connaissance anthropologique du sacré va-t-il se trouver
définitivement interdit à la suite d'un retour définitif des
foules et de la majorité de leurs dirigeants à des pratiques
cultuelles devenues indéracinables, parce qu'elles se seraient
inscrites dans les neurones de notre espèce depuis le
paléolithique? Mais dans ce cas, comment serait-il possible de
les observer de l'extérieur ou de trouver les colorants
chimiques qui les isoleraient en laboratoire?
3 - Les
théologies du sanglant
Une étape des
travaux des anthropologues et des philosophes traditionnels du
sacré s'achève sous nos yeux : quatre siècles après Pascal et sa
fameuse île déserte, nous commençons de radiographier les
végétations cérébrales que sécrète un vivant condamné à se
colleter avec l'immensité dans laquelle il se trouve
malencontreusement enchâssé.
Si
l'on devient homme primo à se forger des dieux dans la
géhenne de l'histoire, secundo à les faire parler
d'abondance sur la terre et dans les cieux, tertio à
s'écouter dans le haut-parleur le plus glorieux et le plus
retentissant qu'on aura réussi à mettre entre les mains des
idoles à telle époque et en tels lieux, il faudra bien donner un
sens à l'éloquence politique et morale qu'on prêtera à ces
effigies en miroir. Pourquoi demeurent-elles locales, alors que
le cerveau de notre espèce se trouve livré de naissance à une
magie universelle, celle que le mythe de l'incarnation de la
parole frappe sur l'enclume du temps?
Voir -
M. Barack
Obama est-il un homme d'Etat? (3) Le mythe de
l'incarnation et l'Histoire,
28 mars 2010
Sommes-nous condamnés à faire retentir à
jamais nos clochetons de l'éternité dans le vide ou bien
pouvons-nous exposer notre encéphale sous vitrine et convier les
visiteurs à se promener dans un musée des théologies qui nous
ont mis en scène au cours des millénaires? Dans ce cas, il nous
faudra examiner à la loupe le couteau du " boucher obscur "
qu'évoquent les théologiens de nos sacrifices de sang, à
commencer par Pascal.
4 - Où
l'éloge de la stupidité (Stultitiae laus) d'Erasme entre
en scène
De
même qu'on ne prend plus la peine de réfuter les maléfices des
sorcières, parce que seule une science des raisons qui avaient
placé leurs balais sous l'os frontal de notre espèce nous
paraîtra profitable, de même, l'heure a sonné de nous demander
pourquoi l'humanité se calfeutre de génération en génération
dans des constructions cérébrales tour à tour pastorales et
meurtrières. Certes, les univers doctrinaux des religions
punitives servent d'armature cérébrale au désir atavique des
fils d'Adam de conquérir une immortalité achetable. Mais
pourquoi cette espèce croit-elle y accéder par l'oblation à un
ogre cosmique d'un congénère assassiné ou d'une victime animale
égorgée sur les autels? On sait que le "singe nu" est
taraudé par une scission irréparable entre son corps et sa tête.
Mais pourquoi ses représentations trucidatoires de l'univers
sont-elles si changeantes et se révèlent-elles des moteurs de la
mort dont les décors se modifient d'un siècle à l'autre?
Telle est la première fécondité anthropologique du retour à fond
de train du peuple russe à la foi commune à Dostoïevski et aux
patriarches d'aspect paisible de l'Eglise d'Antioche. En
Occident, on se frotte encore les yeux, on se pince, on n'en
croit pas ses oreilles. Que signifie une démonstration aussi
spectaculaire de l'échec de soixante-dix ans d'un rêve
prolétarien qui devait précipiter du haut des nues les trônes de
tous les dieux ? Comment se fait-il que le sacrifice des animaux
de boucherie ait ressuscité comme le Phénix de ses cendres,
puisque la classe ouvrière a été égorgée à titre symbolique sur
l'autel du salut capitaliste? Le désastre politique auquel un
messianisme marxiste pourtant d'inspiration évangélique, donc
sacrificiel sans le savoir, n'a pas terrassé l'âme et l'esprit
d'une nation de la délivrance que la mystique orthodoxe avait
initiée à l'extase. Aurions-nous oublié que le titre ironique de
L'Eloge de la folie d'Erasme est: L'éloge de
la stupidité (Stultitiae laus)?
La
stultitia est le terme le plus vigoureux dont dispose la
langue latine pour désigner la sottise pure et simple. Un homme
stultiloquus débite des âneries, alors que la dementia ou
l'insania renvoient le plus souvent à la maladie mentale.
Erasme a traduit stultitia en grec par môria, ce
qui signifie également la bêtise au sens de faiblesse naturelle
de l'entendement et non de délire. La stupidité selon Erasme
serait-elle néanmoins la rançon du renoncement à une autre "folie",
celle qui transcenderait le sens pathologique de ce terme? On
sait que la "folie chrétienne" au sens paulinien renvoie
à l'inspiration religieuse de haut vol et à la vision
prophétique. Qu'y a-t-il de divin dans la démence si la
stupidité n'est pas une maladie, mais la cécité à la parole de
Dieu? Erasme ferait-il partie du corps médical qu'on appelle les
philosophes et dont la vocation thérapeutique s'attache à
soigner la raison banalisée par la coutume et à la guérir d'une
maladie dont elle ignore toujours qu'elle en est atteinte?
5 - De la
nature des idoles et de la guerre au trépas
La pathologie
dont souffre le sens commun ordinaire lui fait soutenir que
l'homme serait devenu un animal religieux parce que le
développement naturel de son minuscule encéphale l'aurait
contraint à entrer sottement dans une guerre perdue d'avance
contre sa propre mort. La bêtise maladive du monde antique était
pieuse comme on respire, mais les imbéciles en bonne santé
mentale de l'époque ne câlinaient leurs dieux que pour obtenir
de leur avarice les faveurs les plus tangibles. La substitution
tardive d'un seul médicastre à la pléthore des Immortels comblés
de gâteries sur l'Olylmpe n'a pas modifié la donne originelle:
le sacré simiohumain est à l'origine de la corruption dévote. On
ne montait pas encore dans les airs afin d'y camper aux côtés de
Zeus, à la manière des saints chrétiens, mais afin de se ménager
sur la terre et à prix d'or le concours du grand sorcier de
l'univers; et il fallait y mettre le prix, parce que le roi du
ciel tenait entre ses mains une bourse dont les cordons étaient
plus difficiles à desserrer qu'autrefois. La guerre frénétique
au trépas ne s'est massifiée qu'à la suite de la chute de
l'empire romain: quand la cassette du politique est vide, on
prend la revanche des alpinistes de l'éternité et l'on se décide
à faire le siège d'une idole autrement plus généreuse, mais
aussi plus près de ses sous que les Célestes au coffre éventré
des Anciens.
Il
y a moins d'un quart de siècle, Staline était devenu l'idole la
plus adorée non seulement d'un prolétariat mondial agenouillé à
ses pieds, mais d'une intelligentsia européenne majoritairement
prosternée devant sa statue; et voici que le bronze de ses
effigies a roulé partout dans la poussière. Qu'était-ce donc qui
différenciait ce sot totem de l'emblème bêtement vaporisé dans
les nues depuis des millénaires et qui s'est tout à coup
réinstallé dans l'esprit du peuple russe après un siècle de
villégiature loin du regard de sa créature? L'avenir de
l'anthropologie scientifique mondiale serait-il dans le
débarquement de la réflexion sur la stultitia dans des
sciences humaines demeurées coupables de légèreté dans la pesée
de l'intelligence et de la sottise? Pouvons-nous demeurer
ignorants de la nature de la stultitia focale de
l'humanité?
Rendons grâces à la générosité et à la bêtise
de l'eschatologie marxiste: le naufrage de la rédemption
prolétarienne contraindra les arrière petits-fils du XVIIIe
siècle à poser à un humanisme mondial qu'Erasme voulait arracher
à la superficialité la question centrale de découvrir ce qu'il
en est de la guerre à outrance que la faiblesse de l'esprit
humain livre à la mort et pourquoi les trois dieux du
monothéisme ne répandent plus leur fumet que dans le vide de
l'immensité, alors que leur infirmité se confondait étroitement
à la terre, à la mer et aux fleuves. Sous Tibère encore, le
Sénat avait refusé d'endiguer le Tibre, parce qu'il était
préférable, pensait-il, de subir les inondations de ce dieu que
de lui passer un corset qui risquait de le fâcher.
Mais comment
l'humanité d'hier séparait-elle le personnage en chair et en os
de Neptune de la masse des océans? Pour l'apprendre, il vous
suffira de demander aux savants d'aujourd'hui s'ils distinguent
clairement la camisole de force du cosmos que la théorie
scientifique figure à leurs yeux, d'un côté, des comportements
observables de l'univers physique, de l'autre ; et vous
découvrirez que, depuis Tibère, le cerveau simiohumain n'a pas
tellement progressé dans la spectrographie des acteurs mentaux,
puisque l'alliance serrée que la matière a conclue avec une
raison dont les habitudes de la nature suffisent à sécréter la
judicature est demeurée un pacte aussi mythologique, à sa
manière, entre le réel et le signifiant que celui de Neptune
avec l'intelligibilité des étendues liquides.
Décidément, Erasme est un Hippocrate qui donne bien du fil à
retordre au verbe comprendre: la distinction entre la
raison expliquante et la sottise en bonne santé est plus
d'actualité que jamais. Trouverons-nous l'artisan qui nous
vendra à prix d'or la balance à peser l'encéphale coutumier du
singe parlant?
6 - A la recherche des hérétiques dignes
de ce nom
L'interrogation
des anthropologues de demain sur la nature des idoles
cérébralisées, vocalisées et d'usage courant se révèle
décidément riche en surprises, mais également plus fécondes en
sacrilèges que le simple blasphème des Anciens, qui refusaient
quelquefois aux dieux de leur prêter attention, parce que,
disaient-ils, ils ne méritaient pas de tant de fatigue. Certes,
il demeurait impie de s'interroger sur l'alliance de l'ubiquité
des idoles avec leur localisation forcée dans leurs statues.
Isis, Osiris, Zeus, Jahvé ou le Dieu incarné des chrétiens
gardaient un pied sur la terre. En quels lieux était-il le plus
sot de les installer? Pourquoi les idéalités de la démocratie
sont-elles aussi difficile à domicilier que la théorie
scientifique? La légitimation planétaire du mythe de la
matérialisation de la vérité et de son assignation à résidence
serait-il la magie la plus originelle au piquet de laquelle
notre espèce se trouve ficelée?
Voir -
M. Barack
Obama est-il un homme d'Etat? (3) Le mythe de
l'incarnation et l'Histoire,
28 mars 2010
Décidément, il
est plus périlleux que jamais de se demander pourquoi l'humanité
actuelle demeure ligotée à des sorciers et à des démiurges
encastrés dans l'insaisissable et le vaporeux et pourquoi la
chosification des signifiants se trouve gravée dans les gènes
des nations. Le besoin de se camper sur des lopins bien tracés
serait-il taraudant, parce que fécond à sa manière, s'il est
permis aux esprits pragmatiques de qualifier de féconde l'erreur
qu'ils jugent utile ou nécessaire à la survie de l'espèce ? Mais
si l'humanité demeure errante parmi les vapeurs impérieuses ou
anesthésiantes que répand son cerveau d'immolateur-né, on
risquera bien davantage de monter bien bâillonné sur le bûcher
si l'on s'engage corps et âme dans un questionnement cruel - et
marginal seulement en apparence - celui de contester, le prodige
de la transsubstantiation des offrandes végétales des chrétiens
en chair et en sang d'un homme-dieu.
C'est qu'en ce début du IIIe millénaire, les
travaux des radiologues du meurtre sacrificiel de la Croix
commencent de découvrir la faiblesse des méthodes d'observation
et d'analyse dont usaient les sciences dites humaines du passé.
Car, faute de méthodes d'interprétation des documents sanglants
qu'elles mettaient au jour, elles ne s'étonnaient en rien que
les croyances religieuses fussent répandues sur toute la terre
habitée. Plus de vingt siècles après la dernière en date des
mutations de Jahvé - on lui avait fourni un fils en chair et en
os à assassiner pour le salut du monde - notre espèce a commencé
de s'étonner de sa titanesque méconnaissance des raisons
psychogénétiques qui lui ont commandé de croire qu'il existerait
des Célestes tantôt charpentés, tantôt privés de corps, mais
toujours avides de trucidations cruelles sur leurs saints
offertoires.
Encore une fois,
pourquoi toutes les religions réclament-elles des cadavres
palpitants à offrir aux dieux, pourquoi, depuis Abraham, nous
sommes-nous battus comme des chiens pour leur jeter des os
d'animaux domestiques à ronger là haut en lieu et place des
nôtres sur la terre? La musculature et les viscères de nos
offrandes sont-ils jugés indispensables non seulement à
l'efficacité des activités de nos idoles ici bas et dans les
nues, mais à la rentabilité des exécutions capitales qu'elles
réclament sur les étals de notre piété ? Eux et nous
serions-nous d'abord des guerriers éprouvés et aurions-nous
intérêt à partager notre butin avec eux?
7 - A la
recherche des sacrilèges
Les grands
esprits des temps anciens font encore, et à juste titre, l'objet
de l'admiration de nos écrivains et de nos philosophes, alors
que tous ont cru dur comme fer en la rentabilité de leurs
comptes à demi avec les propitiatoires aspergés de sang de leur
époque. Une anthropologie qui ne se demanderait pas pourquoi,
sitôt qu'elles basculent dans la guerre, les civilisations
proclament que seuls les sacrifices bien saignants sont dignes
de ce nom demeurerait une discipline muette; car si les
sacrifices conséquents d'autrefois étaient toujours meurtriers,
comment se cacher que celui des chrétiens ne l'est pas moins,
puisqu'il est censé immoler un homme vivant? La cérémonie de la
messe est fondée sur un rituel de la consommation d'une victime
tuée afin de se trouver offerte au dieu. Elle serait bien
coupable, si elle se révélait têtue, l'ignorance d'un animal qui
se mettrait à l'écoute de son dernier soupir et qui ne cesserait
de se clouer sur la potence de sa propre agonie sous la forme de
l'hostie qu'il est devenu à lui-même! Décidons-nous donc à faire
monter le pain des nouveaux sacrilèges dans le four d'une
philosophie de profanateurs.
Puisque nous avons retrouvé sur la pente d'un certain Golgotha
l'allégresse du sacrifice d'Iphigénie, quels Achéens sommes-nous
redevenus sans nous en douter?
Cette question se confond à une autre: avons-nous eu raison de
livrer à la crémation publique un Bérenger dont l'hérésie
bénigne se réduisait à traiter de "troupe de sots" les
croyants en la métamorphose des molécules du pain et du vin de
nos offrandes végétales en une victime que nous proclamons
égorgée sous le couteau de Dieu? Car c'était encore fort peu de
chose de brûler vif le mécréant qui se contentait de nous
démontrer qu'il n'existe nul empereur éthéré du cosmos à
rassasier avec nos prises de guerre; en revanche, le
blasphémateur-né qui nous démontrera que nous sommes devenus à
nous mêmes nos propres sacrificateurs et notre propre butin
mérite bien davantage qu'on lui passe la camisole de force.
Car le levain de cet hérétique-là nous suggèrera l'audace de
nous demander ce qu'il en est de l'encéphale auto-sanctificateur
d'une espèce tellement déhanchée qu'elle s'acharne depuis la
nuit des temps à se donner des ailes d'ange ; et pour cela,
voyons comment elle s'arme du corps, du psychisme et du cerveau
de ses divinités les plus meurtrières, voyons comme elle
s'habille de vêtements de plus en plus trompeusement pastoraux,
voyons comme elle affine, si possible, les offrandes suintantes
de sang qu'elle présente sans relâche et joliment masquées à sa
propre effigie de sacrificateur pseudo séraphique . Pourquoi
notre propre image de justiciers aux mains jointes nous
interdit-elle d'emprunter les chemins nouveaux du "Connais-toi"
socratique? Décidément, comme le pensait Erasme, il est
mortellement dangereux de tracer la frontière entre la sainteté
ensanglantée de notre folie religieuse d'un côté et notre
stultitia terre à terre de l'autre.
8 - Les
dieux sont éducables à l'école de leurs pédagogues
Pour tenter de traîner de force
l'anthropologie scientifique et critique de demain sur le champ
de mines d'un examen sacrilège de la nature de notre sang et de
celui de nos idoles, il nous sera bien impossible de nous en
tenir aux débats faussement iréniques de nos prédécesseurs, qui
s'entretenaient tout de travers de l'existence "réelle" de leur
Zeus, de leur Athéna ou de leur Jahvé, parce que leur encéphale
emmuré ne savait encore ni ce qu'il fallait qualifier de "réel",
ni quel sens étranger à leurs conventions culturelles ils
devaient attribuer à l'adjectif "irréel " quand ils
l'appliquaient à leurs dieux.
Quand, à bout de ressources, ils se voyaient
contraints de se demander pourquoi le peuple russe retrouvait
dans l'euphorie tant cérébrale que psychique le maître invisible
auquel Staline n'avait pas réussi à substituer son propre
despotisme, quand il leur fallait tenter de comprendre pourquoi
leur espèce avait été rendue fort joyeuse d'avoir fini par
dénicher un souverain trop longtemps caché dans les replis du
cosmos, quand il leur fallait expliquer pourquoi ils s'étaient
crus encore plus comblés de grâces d'avoir affublé un Jahvé à
peine sorti de son trou d'une progéniture bien plus appétissante
que les bœufs et les moutons des ancêtres, il leur était bien
inutile d'engrosser des sacrilèges de ce calibre à la lecture du
solennel discours sur la question que saint Ambroise avait
prononcé devant le Sénat romain en 385.
On
sait que ce Père de l'Eglise avait farouchement contesté
l'existence des dieux de la République sous le prétexte qu'ils
jouaient par trop à cache-cache sous les offertoires de la
Démocratie et qu'ils étaient allés jusqu'à se dissimuler
sottement dans le gosier des oies du Capitole; car, en ces temps
reculés, nos ancêtres ne réfutaient encore la stultitia
de leurs augures que pour le motif qu'ils s'imaginaient avoir
mis la main sur une divinité infiniment plus intelligente que
toutes les précédentes. Vu la grosseur de l'encéphale de leur
dernière idole, aucune autre ne pouvait rivaliser avec elle dans
le cosmos; mais, hélas, son quotient intellectuel insurpassable
la condamnait également, la pauvresse, à traîner sa solitude
dans le vide de l'immensité. On voit que nos sacrilèges à nous
sont d'une autre carrure: nous nous demandons pourquoi nous
avions cherché en vain le vrai Jupiter, pourquoi son successeur
allait enfin faire l'affaire à lui seul, pourquoi il s'était si
longtemps dérobé à nos recherches, pourquoi aucun candidat d'un
plus grand génie encore que le sien ne se laissait débusquer
dans l'univers et surtout, comment nous allions le citer à
comparaître pieds et poings liés, lui aussi, devant le tribunal
des juges de nos idoles d'autrefois, que nous avons toutes
livrées aux verdicts de nos magistrats.
Car enfin, le
temps a coulé sous les ponts; et puisqu'aucun Jupiter ne saurait
se rendre plus dégourdi dans le cosmos que celui-là, l'histoire
de notre judicature se trouvait arrêtée; et, du coup, comment
allions-nous ouvrir un musée de l'histoire de notre encéphale et
y exposer nos crânes successifs, alors que non seulement nous
n'avons cessé de changer de boîte osseuse tant au ciel que sur
la terre, mais que nous avons modelé sans relâche le crâne de
nos idoles afin d'éviter qu'au cours des siècles il ne prît trop
de retard sur le nôtre.
9 - Où
l'absence commence de faire entendre sa voix
Qu'allons-nous conclure de nos plus divins sacrilèges? Car
d'ores et déjà l'absence de tout successeur crédible du Créateur
de la Genèse, nos télescopes l'observent non plus
comme une épave condamnée à l'errance aux frontières de notre
système solaire, mais comme un astre étrange, l'astre de son
absence . Nos blasphèmes sont tels, désormais, qu'il n'est pas
de personnage plus parlant à nos yeux que l'Absence de Zeus.
Mais si, faute de fournisseur patenté de l'Absence, nos
offertoires, se chargeaient de victimes de remplacement, il
faudrait nous résoudre à nous demander pourquoi le ciel de nos
ancêtres achetait ses victuailles aux étalages de leurs
théologies, pourquoi ils les plaçaient sous vitrines doctrinales
et pourquoi les marchés qu'ils concluaient avec leurs
confessions de foi étaient toujours fort bien achalandés.
La voie
serait-elle enfin grande ouverte pour que nous descendions dans
les entrailles de la question du non-tarissement de nos
boucheries catéchétiques et pour nous demander, en
anthropologues du sang des cieux, pourquoi le Dieu de la Russie
s'est réveillé en sursaut après soixante-dix ans d'un sommeil
artificiel et pourquoi les oies du Capitole que saint Ambroise
tenait en si piètre estime ont cédé le pas aux saintes icônes
qui, depuis des siècles, remplacent désormais dans nos propres
gosiers les voix de Mars, d'Athéna, de Zeus ou de la Vierge
Marie. Car enfin, si la mort de nos dieux ne leur retire en rien
leurs repas, qu'en est-il de nos sacrifices de sang et comment
nos idoles n'en sont-elles jamais que les porte-parole?
10 - Les
religions et la torture
Mais voyez
combien, trois siècles seulement après Voltaire, la question
posée à l'anthropologie scientifique en gestation se révèle plus
iconoclaste, donc plus périlleuse que celle des Darwin et des
Freud; car il y a longtemps que ce débat a débarqué dans les
tréfonds de la connaissance rationnelle des secrets de notre
géopolitique. Que demande le peuple russe au gosier de son Dieu
subitement retrouvé et comment radiographie-t-il la semi
animalité des oies de la piété? Il demande le plus simplement du
monde que le cosmos soit à nouveau dirigé d'une main ferme et
sûre, il voudrait qu'à nouveau un chef honnête et respectable de
l'univers succédât à Ivan le Terrible, il supplie le vide qu'un
maître à la fois moins sanglant et plus intelligent de
l'éternité et de l'immensité que Staline rende crédible une
autorité à nouveau vaporisée dans le silence de l'infini. Mais
alors, comment privera-t-on l'idole des instruments de torture
nécessaires à la grandeur de tous les dieux anciens et modernes?
Qu'est-ce donc que le crime de lèse-majesté d'un côté, sinon un
délit attentatoire à la sacralité des apprêts vestimentaires du
pouvoir temporel et, de l'autre, le sacrilège, sinon une offense
aux sceptres des dieux dont la cruauté flotte sur les mares de
sang que répandent leurs empires infernaux?
Existerait-il un lien viscéral entre le sang des échafauds que
réclame le sacrilège et le sang dont le crime de
lèse-majesté se révèle demandeur ? Dans ce cas,
l'indissolubilité du lien entre les gibets du ciel et les
potences de la monarchie serait démontrée. Car, en latin, le
passif laesus du verbe laedere, porter un dommage,
blesser, donnera en français léser, lésion et
lèse-majesté, ce qui prouve l'étroitesse de la relation
entre le sacrilegium et le "sacri-lèse", si je
puis ainsi franciser le latin. C'est donc que le peuple russe
demande instamment un roi de l'univers à préserver des offenses
à sa sacralité; et il se trouve que seule la royauté dispose des
apanages solennels d'une autorité céleste de ce type. On vénère,
on adore, on idolâtre des dieux à la fois hiératiques et
rutilants, impavides et dorés sur tranches, sereins et
souverains.
Quand Jacques
Chirac a tenté de remettre la France dans le giron de l'Eglise
catholique, tout le monde a compris qu'un pape couvert de
pierreries et dont la blancheur arborait la pourpre et les
dorures des rois de la Perse antique incarnait plus sûrement la
puissance politique des religions sacrificielles qu'un clergé
privé de soutanes depuis 1962. C'est pourquoi toute puissance
politique appelée à se rendre intouchable se trouve revêtue de
l'éclat du glaive impérial ou monarchique; c'est pourquoi les
hauts dignitaires du monothéisme orthodoxe de Russie portent un
sceptre serti de diamants; c'est pourquoi cette preuve de leur
infaillibilité est jugée irréfutable dans son ordre; c'est
pourquoi seule une tiare en or massif illustrera la majesté des
serviteurs du sang du ciel; c'est pourquoi seul un trône plus
éclatant que le soleil élèvera au surnaturel la grandeur
terrestre de la Russie des châtiments éternels.
Observons de plus
près encore le retour du peuple russe aux chamarrures d'une
souveraineté absolue et portée sur la sedes gestatoria des
Artaxerxès et des Cyrus: s'il s'agissait seulement du besoin
impérieux de la nation russe de faire succéder une idole de
grand prix à l'idole de pacotille du marxisme, il n'aurait pas
suffi de remplacer une idole terrestre par une autre dont le
tribunal se rendra indéboulonnable dans son ciel.
11 - La
scissiparité de "Dieu"
Certes, les fuyards de la nuit animale
travaillent d'arrache-pied à s'armer d'idoles, mais d'idoles à
idéaliser, d'idoles qu'ils perfectionnent sans cesse et qu'ils
voudraient rendre de plus en plus représentatives d'un pouvoir
politique saisi par la sainteté. C'est pourquoi "Dieu" est un
acteur biphasé du politique. Comme souverain réputé juste, fort
et miséricordieux, il faut parer superbement sa magistrature,
afin de lui conférer la majesté harnachée qui seule entraînera
la prosternation de ses fidèles devant ses propitiatoires. Mais
comme dépositaire d'une autorité pénale proportionnée à son
omnipotence, donc inattaquable par nature, comment ne pas lui
faire présider le plus sereinement possible une cour de
justiciers impitoyables, comment ne pas lui donner des coupables
à faire mijoter dans les marmites souterraines de la foi? Voici
qu'un préposé général à l'administration des tortures les plus
saintes se met à courir à toutes jambes derrière le roi
prétendument charitable du cosmos.
On voit que les
religions ne sont pas près de s'éteindre dans le grésillement de
leurs dévotions. Comment régner dans l'éternité sans récompenser
et châtier? Mais le pouvoir temporel fait tellement couler le
sang que les peuples rêvent de transporter leur pauvre
jurisprudence dans le ciel d'un sang racheteur. Puis leurs anges
et leurs séraphins, si voletants qu'ils demeurent, s'arment des
fourches du diable à leur tour, afin de faire craindre et
trembler la créature apeurée, puisque, sur la terre comme au
ciel, l'obéissance politique s'achète au prix de la terreur et
de la cruauté. Quelle leçon pour les Républiques demeurées
croyantes! Si elles entendent honorer leur devoir de
représenter, aux yeux d'un peuple proclamé souverain, le
monarque faussement charitable qu'elles ont installé dans un
ciel faussement irénique, le relâchement de leur sévérité leur
arrachera des mains un sceptre affaibli par les débordements de
sa bonté. Du coup, ce sera sous tous les régimes que la
condamnation du sacrilège se révèlera à la fois le plus précieux
et le plus sanglant des trésors de la politique: car il s'agira
de rien de moins que de protéger de la souillure l'image d'un
roi idéal et d'un moi collectif aussi glorifié et purifié au
ciel que sur la terre, il s'agira de rien de moins que de
peindre le tableau de l'auto-béatification et du lustrage
partagés de la politique et de la religion.
Qu'enseigne l'anthropologie du sacré ? Que le
polythéisme avait vieilli sous le harnais au point qu'il fallait
à la fois décorporer des dieux devenus asthmatiques et les
réarmer d'une rage et d'une fureur dont le Zeus des Grecs et le
Jupiter des Romains était toujours demeuré tragiquement
dépourvu.
De
plus, les empires infernaux des Anciens s'étaient révélés
impuissants à égayer les morts, alors que si vous ne torturez
pas les trépassés, il vous faudra leur fournir des distractions
. Aux champs Elysées, on traînait son ennui d'asthéniques de
l'éternité, on y dissertait du matin au doit de babioles. Le
peuple russe veut retrouver à la fois une politique florissante
et joyeuse sur la terre et resplendissante dans une vie posthume
magnifiée par la résurrection, le peuple russe veut oublier que
Dieu est aussi un Staline souterrain et que le "petit père
des peuples" a simplement déménagé - il a retrouvé ses
pénates dans les empires infernaux de la sainteté bi-millénaire
du Dieu des chrétiens.
12- L'ère
post-marxiste des religions
Quelle clé de l'interprétation post-freudienne du Dieu
tortionnaire des chrétiens que l'étude des relations
concentrationnaires que les trois monothéismes entretiennent
avec les contraintes de la morale des Etats ! Pendant plus de
dix-sept siècles, les monarchies européennes se sont trouvées
encadrées et surveillées au quotidien par une Eglise devenue
omnipotente dans l'ordre de l'éthique politique et qui
contrôlait les devoirs de la charité des rois par
l'intermédiaire d'un clergé armé en principe d'un gardiennage
sourcilleux des trônes. J'ai cité, dans un texte antérieur, la
formule vertueusement catéchétique du sacre des rois de France:
"Que le roi réprime les orgueilleux, qu'il soit un modèle
pour les riches et les puissants, qu'il soit bon envers les
humbles et charitable envers les pauvres, qu'il soit juste à
l'égard de tous ses sujets et qu'il travaille à la paix entre
les nations."
Un
tel roi répondait au patronage du ciel qu'il était censé
représenter et incarner ici-bas. C'est pourquoi la fonction
sacerdotale du souverain se voulait liée de surcroît à une
thaumaturgie guérisseuse imitée des empereurs romains, puis de
Jésus-Christ: à l'occasion de son couronnement, puis chaque
année, le monarque imposait les mains à deux mille malades
atteints d'écrouelles. Mais Vespasien ne disait pas à chacun: "L'empereur
te touche, Jupiter te guérit" - l'Eglise avait pris soin de
réserver la guérison à Dieu seul et de reléguer les souverains
terrestres au rang de mandataires dont tout le privilège se
réduisait à exécuter un geste rituel rendu efficace par un
tiers.
Qu'en sera-t-il
de la thérapeutique post-marxiste des perclus du christianisme?
L'évangélisme soviétique voulait substituer son missel d'ici bas
à celui du mythe salvateur des chrétiens pris en étau entre leur
ciel et leur enfer. La catéchèse prolétarienne avait pris grand
soin d'imiter dans le temporel une religion dont le culte
reposait sur un bondissement surnaturel des fidèles hors de leur
sépulcre. Du coup, Marx avait sécrété un clergé de prêcheurs, de
confesseurs et de rédempteurs confits en dévotions réjouissantes
et spécialisés dans un saut hors du cercueil non moins
miraculeux que le précédent - le saut hors du capitalisme.
Quand les goulags d'une nouvelle sainteté infernale eurent
succédé aux bûchers de l'inquisition, la foi incandescente du
peuple russe s'est stérilisée au sein d'un sacerdoce de
profiteurs des patenôtres d'un ciel privé à jamais du saint
sarcophage hors duquel s'élancer. Puis la descente au sépulcre
des masses laborieuses a laissé le peuple des travailleurs
titubant et sans voix. Alors, l'espérance doctrinale refoulée
s'est à nouveau transportée dans un au-delà supposé mieux
patenté, un ciel où le rêve russe se nourrira derechef des
cierges et de la pompe des dignitaires de l'Eglise. Jamais
l'histoire de la terre et du ciel n'avait illustré sur une
période aussi courte le cycle infernal des écroulements et des
résurrections auquel obéit la piété d'une humanité désespérément
oscillante entre la terre des damnés et le ciel des
"félicités éternelles".
13 - Le
nouvel observatoire de l'humanité
Demandons-nous
maintenant quel sera l'avenir de la rotation désemparée du sacré
entre les malheurs et les répits d'une Histoire tour à tour
souillée et sanctifiée par son sang. Pourquoi la condition
simiohumaine aiguise-t-elle les couteaux du sacré sur la meule
de l'assassinat cultuel? Le peuple des icônes illustrera-t-il le
retour durable des autels mondiaux de la mort sur la scène d'un
théâtre plus giratoire que jamais de l'espérance religieuse ou
bien un essor international des méthodes de l'anthropologie
critique empêchera-t-il la retombée de l'humanité dans les
songes de l'espérance religieuse dont le marxisme aura achevé
d'illustrer la tragédie de leur échec?
Pour tenter de répondre à cette question, souvenons-nous de ce
que le regard myope du simianthrope sur sa propre surréalité a
d'abord passé par la médiation du globe oculaire des idoles
aveugles qu'il s'était forgées et sur la rétine stupide
desquelles il réfléchissait la stultitia de ses
dévotions. C'est par le truchement d'un Jahvé monoculaire et
manchot que le peuple juif s'est fait raconter les péripéties de
son espérance flouée. Mais un christianisme redevenu
beau-parleur depuis la Renaissance avait pris éloquemment le
relais de la narration aux yeux crevés de la Genèse:
Bossuet racontait l'histoire universelle en greffier cicéronien
du Créateur, tandis que Port Royal se voulait le scribe appliqué
de saint Augustin et de Jansénius. Puis Voltaire s'était forgé
un Dieu naïvement tolérant à l'égard de toutes les hérésies qui
le réfutaient âprement, ce qui l'humanisait sur les fonts
baptismaux de la candeur politique . Puis, le XIXe siècle avait
tenté de substituer un prophétisme des pauvres à celui dont Rome
avait perdu le sceptre - Zola et Hugo annonçaient l'évangile du
Manifeste communiste de 1848. Il aura fallu
attendre 1989 pour qu'une humanité désenchantée perdît son
gouvernail eschatologique, messianique et rédempteur. Le
marxisme fut le plus désespéré des évangélisateurs impuissants
et sanglants du capitalisme. Quel système de navigation des
songes paradisiaques du genre humain remplacera-t-il un
gouvernail céleste usé par deux millénaires de bons et cruels
services?
En
vérité, si le moteur cérébral simiohumain fonctionne sur deux
temps, sa bi-polarité va se perpétuer sous un autre revêtement
doctrinal que celui des théologies biphasées. C'est pourquoi,
depuis le naufrage des orthodoxies schizoïdes, les catéchismes
se masquent sous une laïcité subrepticement finalisée par le
récit d'une mythologie de la liberté et des droits de l'homme
plus bicéphale que jamais. Mais le décryptage anthropologique de
la boîte osseuse simiohumaine ne saurait tomber dans le piège de
ces ultimes substituts des eschatologies du salut et de la
délivrance: pour conquérir le premier recul réellement
trans-religieux de la raison à l' égard de l'espèce bipolarisée
par sa boîte osseuse, il faudra se construire le télescope que
rendra compte de la généalogie des rêves qu'enfante le sacré
dichotomique.
Nous nous trouvons donc à un tournant des notions mêmes de
conscience et d'intelligence, ce qui n'est pas pour
déplaire aux mânes des Gogol, des Tolstoï et des Dostoïevski.
Car si la balance à peser le degré de distanciation de
l'intelligence et de la stultitia attribuées aux idoles
nous ramène à l'ironiste de la Stultitiae laus,
nous saurons quelles sont les limites de la lucidité politique
du simianthrope et pourquoi la raison véritable de demain
regardera enfin de l'extérieur l'encéphale infirme du Créateur.
14 -
L'avenir de la dichotomie simiohumaine
Il
est maintenant dûment démontré que l'humanité n'est pas près
d'accéder à la maturité transanimale qui lui permettait de se
discipliner, de se responsabiliser et de prendre son élan "évangélique"
en mains - immaturité morale dont le calvinisme a démontré les
racines psychobiologiques depuis plus de cinq siècles et
toujours à son corps défendant, puisque l'empire américain s'est
fatalement inscrit dans la postérité planétaire d'une théologie
de la légitimation sanglante du profit capitaliste.
Mais jamais encore l'histoire universelle ne s'était trouvée à
un carrefour jacassant où les impuissances alternées de deux
mythologies du "salut" et de la "délivrance"
livrent le genre simiohumain à une aporie sans issue; car si,
sauf à se trahir eux-mêmes, les rêves sacrés se rendent
irréalisables par nature et si leur irruption passagère dans
l'Histoire des millénaires ne fait jamais que démontrer la
forfanterie de leur piété, que va-t-il advenir d'un animal
cérébralement contrefait et pourtant condamné par son
déhanchement intellectuel à transgresser son infirmité - donc à
conquérir une lucidité qui l'éclairerait sur la nature des
alliances, catastrophiques par définition, qu'il conclut avec
les songes dévotieux qui le conduisent à la déroute sur la terre
et au ciel tour à tour? C'est pourquoi l'interprétation
simianthropologique de la reconversion post-marxiste du peuple
russe à la mythologie religieuse des ancêtres impose aux
sciences humaines un nouveau Discours de la méthode.
15 -
L'immoralité du " Dieu " des singes
On
se souvient de ce que le premier philosophe qui arma
l'intelligence d'ironie et qui permit à la raison d'aiguiser ses
couteaux à l'école du sourire ne savait pas encore que
l'alliance de la sottise avec le sang est la clé de l'histoire
et que le christianisme rendrait la justice du nouveau Jupiter
plus cruelle que celle de l'ancien. Erasme a alourdi la plume de
l'ironiste raisonneur jusqu'à la changer en une massue. Mais, du
coup, il conduit l'anthropologie critique à regarder de haut
l'encéphale de Zeus. Car si toute divinité est condamnée à se
mettre en apprentissage de la semi animalité de sa politique et
si sa créature est habilitée à lui enseigner en retour qu'une
justice privée du sceptre des châtiments se rendra étrangère à
l'histoire et à la politique, quel pont allons-nous jeter entre
Erasme et Darwin? Nul autre que le pont d'un "Connais-toi"
socratique plus prospectif que jamais. Si observer le politique,
c'est observer l'immoralité de Dieu, quelle fontaine de jouvence
de l'intelligence que de peser la stultitia du ciel sur
les balances du sang !
Que disent les nouveaux peseurs de l'intelligence simiohumaine?
Que le capitalisme brièvement triomphant à la suite de la chute
du mur de Berlin en 1989 n'a fait qu'accélérer la démonstration,
premièrement, de ce que les royaumes de l'autel sont illusoires,
secondement, de ce que le monde réel est apocalyptique par
nature, troisièmement, de ce que le destin du capitalisme est
suicidaire. Mais peut-être faudra-t-il que le nihilisme européen
nous ait fait perdre "infiniment de dignité dans l'univers",
comme Nietzsche l'avait prophétisé. Mais alors, que signifie "perdre
infiniment de dignité dans le cosmos" si cette perte nous
délivre de l'indignité des dieux, si le vide et le silence se
présentent en interlocuteurs nouveaux de l'intelligence , si
notre absence à nous-mêmes nous conduit à la rencontre avec nos
vrais interlocuteurs, l'immensité et l'éternité avec lesquels
l'idole nous interdisait de nous colleter à sa place ?
Décidément, il va falloir protéger " Dieu " de la chosification
de son absence ; il va falloir enseigner à Zeus la généalogie de
sa livraison aux oies de capitole.
Alors une mutation qualitative du cerveau de notre espèce nous
engagera sur les chemins d'une nouvelle espérance - celle de
peser la stultitia sur la balance dont saint Erasme a
tenté d'assembler les rouages.