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Analyse
Peut-on regarder l'humanité de
l'extérieur?
Manuel de Diéguez
Manuel de Diéguez
Lundi 7 décembre 2009
Introduction
Dès le 14 septembre 2001, j'ai mis
sur ce site une analyse anthropologique du déclin de l'Amérique
dont le 11 septembre 2001 donnait, à mes yeux, le signal.
Aujourd'hui, le Nouveau Monde s'effondre sur tous les fronts:
celui de l' impossibilité de faire bénéficier cinquante millions
de pauvres de soins médicaux, celui de l'impossibilité, pour la
plus grande démocratie du monde, d'abolir la torture, celui de
l'impossibilité pour un Président des Etats-Unis démocrate de se
soustraire à l'emprise des généraux, celui de l'impossibilité
d'obtenir d'Israël qu'il mette un terme à son extension
territoriale continue depuis des décennies, celui de
l'impossibilité, pour le Nouveau Monde d'empêcher l'effondrement
de son prestige dans l'opinion arabe, celui de l'impossibilité
d'obtenir de la Russie une contrepartie pour la cessation de
l'expansion matamoresque de l'OTAN, ce bras armé de l'empire sur
la planète, celui de l'impossibilité d'obtenir de Pékin qu'il
métamorphose à son tour pour les beaux yeux d'Israël l'Iran en
épouvantail du globe terrestre, celui de l'impossibilité
d'empêcher l'Europe de se rapprocher à toute allure de la
Russie, celui de l'impossibilité d'empêcher la Turquie de se
lier à Damas, à Téhéran et à Moscou, afin de précipiter la
naissance du pôle politique mondial de demain.
Mais le règne de
l'empire le plus éphémère de l'histoire universelle n'aura pas
présenté que des désavantages pour l'Europe. Certes, notre
Continent mettra un siècle à effacer sa honte; mais la démission
intellectuelle, même provisoire d'une civilisation née
conjointement avec l'esprit critique un demi millénaire avant
l'ère chrétienne aura également favorisé les progrès
extraordinaires d'une anthropologie demeurée semi-scientifique
jusqu'alors, parce qu'endormie dans un christianisme de
convention et tombée dans l'irréflexion depuis la Renaissance.
Au début du IIIè millénaire, la
civilisation de la raison aura réussi non seulement à percer
quelques secrets de l'imagination religieuse du genre humain,
mais à pénétrer dans les arcanes de la métamorphose de la
matière en signes et de la substance en une signalétique
générale dans les esprits. Cette clé ultime de la politique et
de l'histoire n'a pu être découverte qu'à la faveur, si je puis
dire, de la caricature du sacré dont le mythe démocratique
américain aura fourni au monde un paradigme saisissant.
Dans le texte qui
suit, je me suis contenté de décrire la domination politique que
l'Amérique exerçait encore au début du XXIe siècle sur
l'encéphale de l'humanité et comment les premiers pas de la
critique anthropologique du sacré a alors commencé de mettre à
nu les ressorts communs au mythe chrétien et au mythe
démocratique. L'envol tardif de l'oiseau de Minerve aura permis
à l'Europe de la pensée de monter une dernière fois du
crépuscule à la lumière.
1
- L'échiquier de l'universel et l'échiquier du quotidien
2
- Où l'ennemi se cache-t-il ?
3
- A la recherche de l'étonnement philosophique
4
- Le miroir invisible de la connaissance
5
- Le champ de bataille de la rédemption
6
- Comment briser la coquille ?
7
- Les prospecteurs de la raison
8
- La nouvelle cité ecclésiale
9
- Le regard d'Athéna
1 - L'échiquier de l'universel et
l'échiquier du quotidien
Depuis les origines de la pensée critique, c'est-à-dire de la
philosophie occidentale, la question était posée de savoir si le
sens est donné par les diverses logiques internes dont les
savoirs particuliers se réclament chacun de son côté ou bien
s'il y faut la médiation d'une raison dont le sceptre
rassemblerait sous son autorité exclusive les cohérences
seulement partielles sur lesquelles les champs de la
connaissance revendiquent l'exercice de leurs souverainetés
singulières. Cette difficulté se rattache à celle de définir le
sens lui-même; car s'il n'y a pas de signification
absolue, comment subordonner les savoirs locaux à un référent
relatif à son tour?
Le
sens du jeu des échecs, par exemple, est fourni par les
règles qui régissent les mouvements des pièces et qui rendent
leurs déplacements intelligibles. Dans cet esprit, le sens
se confond à la notion de compréhensibilité appliquée à toutes
les parties d'échecs jouées depuis les origines. Mais le jeu des
échecs est-il expliqué, donc rendu signifiant si l'on a appris à
déplacer correctement des figurines sur soixante-quatre cases,
ou bien faut-il disposer d'une connaissance, géniale à son tour
du génie des plus grands joueurs de l'histoire du noble jeu si
l'on entend rendre intelligibles les parties des Capablanca ou
des Botvinik, des Karpov ou des Kasparov, des Murphy ou des
Bobby Fisher ? Si tel est le cas, on comprend que Kasparov ait
été formé par Botvinik et que Kasparov forme le jeune Magnus
Carlsen. Mais alors, quelle sera la connaissance qui nous
permettra de comprendre le génie échiquéen non point en plaine,
mais sur les sommets?
En
2009, l'Europe de la pensée avait commencé, ici et là,
d'appliquer ce raisonnement au décryptage de la politique
internationale. Aussi quelques anthropologues d'avant-garde se
demandaient-ils quel était le sens, donc
l'intelligibilité du déclin de la civilisation européenne - donc
quelle logique générale avait commandé de tous temps et en tous
lieux l'asservissement psychique des nations aux empires
dominants du moment. Puis ces précurseurs étaient descendus pas
à pas d'une vue panoramique et polymorphe sur la politique et
sur l'histoire de l'humanité à l'examen du mouvement des pièces
sur les échiquiers locaux du quotidien. Mais comment fallait-il
apprendre à mesurer la distance qui sépare la connaissance
anthropologique du jeu des échecs de celle des personnages qu'on
appelle des rois, des reines, des fous, des cavaliers, des tours
et des pions - ces acteurs au petit pied et dont de simples
chroniqueurs vous racontent les exploits au jour le jour? Aussi
ces philosophes demandaient-ils à leur discipline toute neuve de
leur dire ce qu'il en était du sens trans-historiographiques du
destin du monde à l'heure de l'agonie de la civilisation
européenne.
Mais sitôt que la
raison prospective de l'époque eut pris conscience de la
tragédie qui se déroulait d'acte en acte sous ses yeux, elle
comprit que son chemin serait semé des mêmes obstacles sur
lesquels le ciel de l'Occident n'avait cessé de buter, tellement
les voies de la philosophie devenaient aussi impénétrables que
celles de feu la divinité. En premier lieu, comment rendre
l'histoire signifiante, donc intelligible, sans l'apprentissage
préalable d'un regard de l'extérieur sur une pensée
prématurément qualifiée d'humaine et, par conséquent, sur le
personnage supposé hyperlucide que cette espèce s'était avisée
de hisser dans les nues? Comme il n'est pas d'empire politique
qui ne porte fièrement la casaque d'une théologie, donc d'une
omniscience mêlée à une omnipotence, il fallait que les penseurs
de l'aube du IIIe millénaire apprissent à placer leur
observatoire dans le dos des divers ciels dans lesquels les
civilisations se regardent tantôt droit dans les yeux et tantôt
de travers - sinon, comment Socrate aurait-il seulement tenté de
découvrir le miroir de tous les miroirs, le seul qui armerait
leur œil du spectacle de la multitude des miroirs dans lesquels
l'encéphale humain avait essayé de se regarder?
2 - Où l'ennemi se cache-t-il ?
Aussi les philosophes placés sous le joug de l'Amérique
s'étaient-ils demandé si le "Dieu" des chrétiens, des
juifs et des musulmans se voit de l'extérieur et dans ce cas,
quel recul à l'égard de lui-même ce personnage s'était forgé de
son vivant afin de prendre ses distances à l'égard non seulement
de sa charpente originelle, mais des métamorphoses ultérieures
de son globe oculaire; car la philosophie, elle aussi, est à
l'école des ahanements d'une raison qu'elle peine à placer sous
la lentille de son propre microscope ou dans le champ de vision
de son propre télescope. Aussi les philosophes de l'époque
tentaient-ils d'apprendre à cheminer aux côtés de leur plus
haute effigie. Il y fallait les yeux d'Argus d'une anthropologie
des empires et de leurs idoles.
Par bonheur, il y avait partout des fous, des tours, des
cavaliers et des pions. La 173ème brigade, qui campait à Vicenza,
en Vénétie, s'était métamorphosée en une escadre de combat
composée de plusieurs bataillons dont la vocation guerrière
affichée était, disait-elle , de jouer le rôle d'une "force
de riposte rapide". C'est pourquoi, du reste, elle avait
bénéficié d'un transport par la voie des airs en provenance des
Etats-Unis. Mais pour cela, il avait fallu ménager une piste
d'atterrissage particulière, l'aéroport de Dal Molin, afin de
doubler l'armée d'Afrique et de transformer l'ensemble des
forces militaires stationnées au sud de l'Europe en une
composante du commandement général, dont le centre d'opération
se trouvait à Stuttgart. Dans le même temps, l'un des principaux
camps retranchés des forces américaines en Europe, la base d'Aviano,
avait vu sa garnison portée à quarante deux mille hommes, et
cela bien que sa puissance de feu principale fût composée de
plusieurs centaines d'avions répartis en cinq bases de belle
taille et en quatre-vingts localités d'Italie. Non seulement on
comptait trente et un Stigh Wing à Aviano, mais on y avait
ajouté deux escadrilles de F16 chargées de bombes nucléaires.
Mais sitôt que les philosophes européens de l'époque tentaient
de s'élever à une connaissance métaphysique des pièces de bois
ou d'ivoire que l'Europe moribonde faisait mouvoir sur
l'échiquier, ils découvraient que le sens de la partie
n'était en rien donné par le décompte des armes disponibles sur
les cinq continents. Leur serait-il fourni, se demandaient-ils,
par la connaissance de la tactique et de la stratégie des
généraux des soixante-quatre cases?
Non plus : ils avaient beau compter les bouches à feu, étudier
les angles de tir, chronométrer le temps de déplacement des
troupes, observer le champ d'action des bombes, augmenter sans
cesse la portée des missiles et calculer la puissance de
pulvérisation que véhiculait leur foudre, ils ne décryptaient
rien, faute de se demander sur quel territoire diriger la
manœuvre. Mais pour délimiter un champ de bataille, se disaient
les malheureux, il fallait localiser un ennemi. Le jeu des
échecs, lui, présentait deux armées, celle des blancs et celle
des noirs, et leur ardeur à en découdre était réciproque, tandis
que, face aux forces les plus fracassantes de l'empire
américain, il n'y avait âme qui vive. Comment progresser dans la
connaissance du sens, donc de l'intelligibilité du jeu si
aucun ennemi ne se dressait devant tant de foudres et de
fulminations rassemblées?
3
- A la recherche de l'étonnement philosophique
C'est alors que
les philosophes de la fin du XXe siècle ont commencé de
manifester quelque surprise de ce que cette guerre se livrât
dans un monde imaginaire et de ce que, parmi les univers
oniriques dûment recensés par les historiens depuis la chute de
l'humanité hors de la zoologie, aucun n'avait été habité. Aussi
nos penseurs européens d'avant-garde se sont-ils dit que leur
dialectique ne progresserait plus d'un pas s'ils ne se
demandaient comment les mondes irréels débarquent dans le
cerveau de notre espèce et comment ils y prospèrent au point
qu'ils y deviennent souverains. On sait que l'Occident s'est
alors réveillé au point que, depuis lors, il met toute son
ardeur à chercher les véritables cases sur lesquelles la
politique et l'histoire jouent aux échecs.
Arrêtons-nous un instant à la pesée d'une
découverte aussi inattendue. On savait depuis longtemps que la
philosophie naquit un jour de l'étonnement, mais que non
seulement cette discipline oublie sans cesse de s'étonner, mais
qu'elle se hâte de guérir de son étonnement pour se précipiter
vers la réponse. C'est ainsi qu'Aristote lui-même avait couru
chez le géomètre du coin, qui lui avait remis le sceptre du
théorème de Pythagore entre les mains, de sorte qu'il a fallu
attendre vingt-cinq siècles pour que la physique retrouvât son
étonnement devant la fausse éternité des démonstrations
d'Euclide.
Mais, cette fois-ci, la philosophie
européenne échouait à étrangler sa stupéfaction, parce que la
connaissance de la cohérence interne qui régit le génie
échiquéen ne faisait que rendre plus inguérissables les
ahurissements et les ébahissements de la logique politique.
Comment courir à toutes jambes sur les traces d'une raison
philosophique extérieure aux paramètres de toute la politique et
de toute l'histoire d'autrefois s'il se révélait stérile de
considérer ces savoirs en leur solidité locale et de tenter de
peser leurs dires sur leur propre balance? Comment découvrir les
secrets du génie échiquéen aux yeux duquel les soixante-quatre
cases s'étaient évanouies dans l'atmosphère?
Alors seulement
l'Europe crépusculaire s'est rendue à l'évidence qu'il fallait
fonder les premiers laboratoires dont le matériau expérimental
leur serait fourni par l'irréel politique simiohumain, alors
seulement la philosophie moribonde de l'Occident s'est cherché
une assise nouvelle et une rampe de lancement perpétuelle dans
un étonnement dont le feu éternel se réalimenterait à la manière
d'un réacteur nucléaire, ce qui présentait de grandes
difficultés de mise en place d'un vaste champ opérationnel,
parce que l'étonnement est une faculté si rare et toujours
tellement individuelle qu'il fallait surmonter l'obstacle de
donner une lancée collective à la collaboration entre des
chercheurs étonnés de naissance. On sait que l'apprentissage de
la stupéfaction de groupe s'est d'abord heurté au ciment des
expéditions ou des équipées des ancêtres, qui avaient vécu
pendant des millénaires dans des mondes irréels et qui n'avaient
jamais seulement tenté comprendre comment fonctionne l'encéphale
d'une espèce branchée sur le fabuleux et le fantastique à titre
chromosomique.
4 - Le miroir invisible de la
connaissance
Vers 2005, les
premiers psychogénéticiens du génie de l'étonnement ont remarqué
que les Grecs et les Romains s'étaient partagé un même univers
délirant pendant plus de mille ans sans qu'ils eussent songé un
seul instant à observer la boîte crânienne que leur cécité se
partageait. Puis, vingt siècles privés de regard sur les
cerveaux avaient produit des milliards de conques osseuses
convaincues qu'au seul déclic des paroles prononcées en ce sens
au cours d'un repas deux mille ans auparavant par le fils d'une
divinité, du pain et du vin se transformaient subitement en
chair et en sang sur toute la terre habitée. Aussi, en 2005,
notre civilisation demeurait-elle aussi muette que quatre cents
lustres auparavant au spectacle des neurones miraculés par le
monde fabuleux de la démocratie qui y campaient à leur aise.
Et pourtant, les
philosophes européens de la folie du monde disposaient d'un
immense avantage sur les siècles écoulés; car, pour la première
fois dans l'histoire universelle, c'était rien de moins que la
politique du délire d'un empire en chair et en os qui faisait
débarquer ses tanks, ses canons et ses avions sur les arpents de
l'humanité. Il faut souligner, à cette occasion, et avec force,
que les premiers philosophes des songes messianisés ont
bénéficié d'un champ d'observation musclé à son tour et à grande
échelle, puisque la planète s'est métamorphosée en un seul et
même champ de bataille, celui d'un mythe de la Liberté dont le
fer et l'acier incarnaient les os, les nerfs et la substance.
Ce n'est pas
diminuer le mérite de ces précurseurs de génie que d'observer à
quel point la réflexion d'un continent de la pensée en cours de
résurrection se trouvait en quelque sorte condamnée à relever un
défi sans exemple et tellement stupéfiant qu'il allait
fatalement réveiller l'intelligence d'une civilisation endormie.
Comment ne pas apprendre à traquer les arcanes de l'encéphale
des fuyards des ténèbres sans s'attacher parallèlement à la
tâche titanesque de percer les secrets d'une partie d'échecs
privée de pièces et d'échiquier et qu'on n'avait jusqu'alors
appelé l'Histoire que par un évident abus de langage?
Car enfin, on n'avait jamais observé l'humanité et son destin
cérébral que du point de vue de son propre globe oculaire; et
maintenant, on se demandait si c'était bel et bien la véritable
histoire des fourmis qui s'était gravée sur la rétine des
fourmilières, la véritable histoire des troupeaux qui s'était
gravée sur la rétine des troupeaux, la véritable histoire des
primates quadrumanes qui s'était gravée sur la rétine de ces
animaux toisonnés. Et voici que l'Europe de la raison velue
découvrait soudainement que le monde irréel dans lequel les
Grecs se trouvaient immergés ne leur avait fourni aucune
connaissance des paramètres trans-échiquéens qui commandaient le
mouvement des pièces sur les soixante quatre cases.
Quel logiciel dictait-il donc aux chrétiens le besoin de manger
la chair et de boire le sang proclamés physiques d'un homme sur
leurs offertoires? On ne le savait pas davantage qu'on ne savait
pourquoi les troupes américaines étaient présentes en Europe et
dans le monde à titre d'hosties de la démocratie et pourquoi
elles servaient de vectrices et de messagères du royaume de la
Liberté et de la Justice sur la terre. Mais pour découvrir cet
arrière-monde-là du jeu des échecs, encore fallait-il apprendre
non seulement à passer derrière le mouvement des pièces, mais
découvrir le miroir invisible dans lequel l'humanité du XXIe
siècle n'avait encore en rien appris à se regarder. Or, une
philosophie dont la vocation la contraindra à passer derrière un
miroir caché à la vue et qui ne se réfléchit sur aucune rétine
sera trans-échiquéenne par définition.
5
- Le champ de bataille de la rédemption
Prenez l'échiquier de Camp Darby, qui se trouve entre Pise et
Livourne en Toscane. Il est en pleine expansion contre Personne.
Sa logistique approvisionne les forces terrestres et aériennes
d'un empire privé d' ennemi en chair et en os. Son matériel
musculaire est composé de chars d'assaut de M1 Bradleys et
Humees. Il est relié au dépôt de munitions de l'endroit et placé
"en position avancée". Mais comment les fourmis, les
troupeaux et les hommes sauraient-ils ce que signifie
l'expression "en position avancée" dans un no man's land
où les lentilles de mille microscopes et les lunettes de mille
télescopes chercheraient en vain les armées de chair et de sang
dont le Quichotte voyait étinceler les casques au soleil torride
de l'Estramadure?
Et voici
l'échiquier des vingt-cinq bunkers de la seule base de Darby.
Quatre bataillons, dont deux de cuirassés et deux d'infanterie
mécanisée les font briller de tous leurs feux. Et voici les
bombes et les missiles du salut et de la grâce. Et voici les
dépôts de munitions situés en vigies et sentinelles sur le
territoire voisin, celui de l'Etat hébreu. Savez-vous qu'il a
fallu se hâter d'accélérer les liaisons terrestres de cette
machinerie du mythe avec le port de Livourne, donc élargir le
canal de Navicelli? Mais tout cela ne suffit pas à alimenter le
champ de bataille de la rédemption de type démocratique.
Les philosophes
de l'étonnement des modernes ont été les précurseurs d'une
transanalyse de ce matériau expérimental et leurs travaux ont
fait la preuve de leur fécondité à partir de 2009. Mais pour
cela, il leur a fallu découvrir les relations que la matière
entretient avec les signes dans les esprits. Quand ils eurent
recensé les alliances des objets avec les symboles et des bombes
nucléaires avec le ciel de la démocratie mondiale, ils ont
compris pourquoi il avait fallu accroître en hâte la capacité du
plus grand dépôt de Europe, afin que la base de Darby irradiât
en étoile sur tous les territoires environnants et que
l'avant-poste de Guastico devînt un titanesque atelier de
transit des matériels logistiques du mythe de la Liberté.
6
- Comment briser la coquille ?
Mais tout cela n'habillait pas encore l'empire du Bien d'un
vêtement suffisamment planétaire. Le héros de Cervantès, lui,
confondait des moutons avec des guerriers. Mais il y avait des
moutons dans la plaine et des pieds trottinants sous la laine,
tandis que, de nos jours, les navires de guerre de l'empire
américain ont beau sillonner toutes les mers du globe et les
forces de l'empire dispersées sur toute la terre ont beau
s'alimenter seulement d'intercommunications spatiales auxquelles
l'élément liquide fournit sa texture guerrière, rien n'y fait.
Quand les philosophes de l'étonnement eurent découvert les
paraboles satellisées de dix-huit mètres de diamètre qui
nourrissaient les télécommunications satellitaires de l'occupant
et qui assuraient les transmissions à très haute fréquence
censées permettre aux forces navales, aériennes et terrestres du
conquérant de mettre ses forces en mouvement sur n'importe
quelle partie du globe terrestre, ils se dirent qu'ils n'avaient
pas progressé d'un pouce en direction du miroir invisible dans
lequel l'humanité ignorait encore qu'elle se regardait.
En
2009, il était prévu que les missiles SM3 deviendraient "opérationnels"
six ans plus tard; mais l'Europe de la pensée piétinait toujours
et son impatience philosophique ne cessait de grandir, faute
qu'elle parvînt à briser la coquille dans laquelle l'embryon
d'encéphale de l'humanité demeurait emprisonné. Qu'allait-il
advenir de la science politique et de l'intelligence de
l'Histoire si tout ce matériau de la vie et de la mort des
peuples et des nations échouait à percer les secrets de son
branchement sur les croyances? Et pourtant, si le mythe n'avait
pas fonctionné dans les encéphales, l'Italie n'aurait sûrement
pas payé aveuglément et rubis sur l'ongle quarante pour cent du
coût du nouveau royaume des cieux enraciné sur son territoire.
Il fallait bien, se disaient les Descartes du Vieux Monde, que
l'humanité eût conservé son encéphale des origines pour que le
transport massif du sacré des modernes sur un astéroïde
militarisé sur toute son étendue reproduisît la guerre de Zeus
contre les Centaures ou des trois dieux du monothéisme contre
Lucifer.
7 - Les prospecteurs de la raison
C'est alors que l'Occident des prospecteurs de la raison du
monde s'est armé d'une première généalogie transéchiquéenne du
sacré, c'est alors qu'une logique encore au berceau leur a
ouvert un paysage dont la fécondité allait leur permettre de
décoder le mythe de la Liberté tel qu'il est connu de nos jours.
Car, se sont-ils dit, le premier souci
cérébral qu'éprouve de toute nécessité une espèce animale qui
aurait subitement basculé hors de la zoologie sera de s'armer
d'une mémoire, ce qui explique que le culte des morts ait fait
la substance des premières religions. Puis il a fallu tenter de
conquérir l'espace, ce qui a entraîné la personnification de la
mer, de la terre, du soleil, de la lune et des saisons. Mais
comment apprendre à distinguer clairement les étendues liquides
du corps et des muscles de Neptune, comment peupler le ciel de
la Démocratie de la chair et du sang de l'empire américain,
comment tracer la frontière entre l'empire des armes et des
forteresses et le royaume de la Justice et du Droit qui lui sert
de hameçon et d'appât?
C'est ainsi que les premiers philosophes de
la vie onirique du singe parlant ont commencé d'observer les
clous, les vis et les chaînes qui attachaient Neptune à la mer,
Gaia à la terre et le bombes de l'empire du Nouveau Monde au
royaume des nues des modernes et à leur pain du ciel; et ils ont
remarqué que, dans le paradis des chrétiens, les interconnexions
entre les ressuscités en chair et en os, d'une part, et leurs
songes, d'autre part, étaient bien connus et minutieusement
décrits depuis de longs siècles: les blessés de guerre, disait
saint Thomas d'Aquin, ressuscitaient blasonnés de la gloire de
leurs blessures et chacun renaissait à l'âge le plus
resplendissant de sa jeunesse. Mais le paradis dans lequel la
Démocratie loge son empire du Bien faisait ressusciter ses
fidèles dans un Eden de la Liberté bien plus flou que celui des
chrétiens, des juifs et des musulmans.
Et pourtant, se
disait maintenant l'Europe de la pensée, il faut bien qu'il
existe des connexions visibles entre les champs de bataille de
la Justice sur la terre et le royaume éthéré de la démocratie
mondiale, sinon le monde entier s'étonnerait grandement de ce
que les troupes d'occupation de l'empire américain ne combattent
aucun ennemi visible sur tout le globe terrestre. C'est donc
qu'il existe un lien direct entre la puissance des armes et les
royaumes du Bien. Nos philosophes d'une espèce encore en bas âge
se sont donc dit qu'à l'âge des dieux chargés de personnifier la
mer, la terre ou le soleil et qui avaient encore des bras et des
jambes, une divinité vaporisée et insaisissable avait
nécessairement succédé ; et celle-là avait grand besoin de se
substantifier à l'école de ses bâtiments les plus massifs et de
toute son artillerie.
Du
coup, le lien entre les Eglises d'autrefois et l'empire
américain de la Liberté vaporisée a commencé d'apparaître aux
yeux de nos logiciens et de nos généalogistes du sacré; car les
deux types de vecteurs physiques du royaume des cieux avaient
besoin d'une gigantesque machinerie d'enfantement de leurs
paradis respectifs. Puis, nos apprentis simianthropologues se
sont dit que si l'on considérait l'empire américain en sa
matérialité rédemptrice, il illustrait une étape fort nouvelle
du branchement atavique de notre espèce sur ses délires les plus
viscéraux, parce que tout le poids des crosses et des broderies
de l'Eglise ne combattaient, elles non plus, aucun ennemi
visible sur la terre. L'appareil vermoulu du sacré des ancêtres
se trouvait donc remplacé par des garnisons tonitruantes en
guerre jour et nuit avec des adversaires aussi vaporisés dans
l'atmosphère qu'autrefois.
8
- La nouvelle cité ecclésiale
Prenez le capital immobilier du l'Eglise du
Moyen Age: égalait-il seulement celui du Pentagone, qui possède
cinq cent trente mille immeubles répartis en cinq mille cinq
cent soixante dix-neuf sites militaires? Egalait-il seulement
les sept cent seize garnisons américaines disséminées entre
trente huit pays, dont douze européens? Egalait-il seulement les
mille cinq cent trente bâtiments d'une superficie de huit cent
trente mille mètres carrés distribués entre quarante deux sites
en Italie, pour ne rien dire des édifices en location?
Nos philosophes
de la démence ayant réussi l'exploit de demeurer collectivement
étonnés, ils se sont dit entre eux que seul un royaume mythique
armé d'une architecture ecclésiale et dont la puissance
matérielle substantifie un monde installé dans toutes les têtes
est en mesure de mobiliser un clergé innombrable de laïcs
égarés. Qui ne comprend, disaient-ils, que la philosophie
européenne est condamnée à tenter de décoder le jeu d'échecs de
l'histoire du monde sur l' échiquier inconnu du fantastique
religieux auquel les descendants du chimpanzé demeurent livrés
pieds et poings liés? Car entre l'Eglise du Moyen Age et
l'Eglise de l'empire américain, les ciboires, les liturgies, les
rituels, les palais, les terres et les capitaux étaient les
mêmes : simplement, les moyens de communication de la foi
s'étaient multipliés au profit d'un mythe du salut véhiculé par
l'angélisme démocratique et dont l'instantanéité de ses messages
rivalisait désormais avec l'ubiquité planétaire de la nouvelle
rédemption scripturaire.
Mais puisque des objets matériels sont censés charrier leur
propre signification, puisque des substances sont chargées par
leurs officiants non seulement de transporter des signes du
sens, mais d' incarner la vérité, nos généalogistes du mythe
démocratique ont réussi à comprendre le parallélisme viscéral
entre les deux mondes physiques, celui qui élevait autrefois les
ciboires et les croix au rang des vecteurs du mythe chrétien et
celui qui métamorphosait maintenant les armes américaines en
portefaix du mythe du salut des modernes. On transportait
l'hostie de la Liberté sur le même modèle que la liturgie
chrétienne avait transporté, dans le passé, une potence au titre
de matériau de la rédemption par la croix. Dans les deux codes
d'engendrement "substantifié" du sens du monde et de
l'Histoire, des molécules étaient réputées concrétiser la voix
du salut du monde, matérialiser l'orchestration de la
délivrance, présenter au ciel de la démocratie les offertoires
de la grâce et de l' espérance, offrir le pain de la vérité
spirituelle sur les autels de la Liberté.
Puis nos anthropologues de l'animal onirique
se sont dit que si la seule présence massive des légions de
l'étranger en Europe pouvait servir de dépôt crédible à
l'eschatologie démocratique, la châsse cérébrale qu'on appelait
maintenant la Liberté, la Justice et le Droit n'en avait pas
moins besoin de millions de bras et de jambes. Car plus ces
troupes seront nombreuses et armées jusqu'aux dents, plus elles
rempliront leur mission de donner un poids écrasant aux preuves
physiques de l'avènement de la Liberté. Pour faire débarquer des
symboles sur la terre, il faut, comme au Moyen Age, que les
croyants s'imaginent toucher du doigt une signalétique du salut
dont ils se feront les otages. Là où l'or et la pompe du culte,
la solennité des crosses et des tiares, la majesté des
représentants chamarrés de la divinité faisaient étalage de la
pourpre du ciel, la démocratie mondiale expose désormais en tous
lieux les pierreries du mythe de la Liberté.
Bien plus : les missionnaires chrétiens expliquaient que le
fondement de la foi n'était autre que le récit sacré lui-même.
Racontez, disaient-ils, les sept jours de la création, la chute
de l'humanité dans le péché, le secours généreux d'une divinité
qui n'avait pas hésité à envoyer son fils unique racheter sa
créature dévoyée par le Démon et vous verrez que les dogmes
venus au soutien de la narration ne feront aucune difficulté
dans l'esprit des peuples primitifs, tellement le fil des
évènements suffit à dérouler le tapis rouge des explications. De
même le récit délivreur qui sous-tend le mythe démocratique
rapporte en détail la succession des évènements salvifiques et
le tumulte des péripéties providentielles qui ont conduit
l'Amérique à bâtir son Eglise de la Liberté dans le monde entier
et à lui fournir les bâtisses, les armes et les rubans qui font,
de sa vérité, la nouvelle cité ecclésiale du monde moderne.
9
- Le regard d'Athéna
Mais si l'homme est demeuré le singe aux yeux crevés qui
projette des objets matériels dans l'univers des signes réputés
faire sens dans son embryon d'encéphale et rendre
intelligible le cosmos tout entier, on voit combien la réflexion
simianthropologique à laquelle l'Europe des philosophes
stupéfaits a appelé la science historique du troisième
millénaire nous a conduits au difficile apprentissage d'un
regard du dehors sur notre espèce; et l'on voit également
combien notre rétine attend encore de recevoir la double
silhouette du singe onirique et de son Dieu. Car l'effigie de
l'idole assortie de celle de son mime humain nous fournit le
miroir biface qui permet à l'animal devenu semi pensant de
transporter le réel muet au symbolique des aveugles et des
sourds. Le singe leurré transporte le mutisme du monde dans le
royaume de "l'intelligible" devant lequel il va se
prosterner.
Mais si le joueur
d'échecs se glisse derrière l'échiquier et s'il démontre qu'il
n'est pas dupe du mouvement des pièces sur les soixante quatre
cases, il va inventer le logiciel qui informatisera le jeu des
joueurs de génie à leur tour. Où sont-ils ? D'où regardent-ils
le jeu des songes de l'humanité, et leurs glaives, et leurs
prières, et leurs idoles ? Quel jeu d'échecs que celui où
l'homme se regarde réfléchi dans le miroir de sa folie, quel jeu
d'échecs que celui où le réel et le symbolique jouent à qui perd
gagne ou à colin-maillard ! On sait que la philosophie
européenne du début du IIIe millénaire a appris à observer
l'espèce vocalisée dans le miroir où le christianisme et la
démocratie américaine reflétaient leur effigie commune. Depuis
lors, une tâche nouvelle s'est ouverte à l'intelligence
critique. Derrière les deux songes, un seul et même maître s'est
profilé, un seul et même joueur d'échecs ne s'en est pas laissé
compter, un seul et même souverain a tendu à ses créatures le
miroir de leur servitude.
Alors la pensée
est devenue le regard d' Athéna, la déesse de l'intelligence; et
la philosophie a commencé de montrer à l'humanité le miroir
invisible dans lequel elle allait apprendre à se regarder.
Publié le 8 décembre 2009 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez
Les textes de Manuel de Diéguez
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