Exemple: Le
psychiatre mis en scène ci-dessous est sur le point de prendre
sa retraite. Si j'en crois le recul anthropologique dont
témoigne son axiomatique générale, il semble qu'une longue
pratique médicale lui ait permis d'acquérir une perception
fiable du sens psychologique des pathologies cérébrales. Le fou
me paraît âgé d'une trentaine d'années. Il se pourrait qu'il fût
professeur de lycée, parce que sa culture me semble plus
littéraire que celle du psychiatre - il cite Rabelais, mais j'ai
le sentiment qu'il a lu Cervantès, Swift, Kafka, Dostoïevski,
Shakespeare, si j'en crois la symbolique qui sous-tend sa
démence.
2 - Une psychanalyse de la physique
classique
Je convie donc mes lecteurs nouveaux à une réflexion sur le
statut anthropologique de la raison et de la folie.
Quels sont leurs rapports avec la morale si les mises en scène
du signifiant font toujours appel au symbolique? Car dès lors
que les dialectiques les plus rigoureuses censées régir la
nature enchaînent fatalement leurs raisonnements sur des récits
fantastiques cachés, il faut se demander où passe la frontière
entre la pensée logique et les rêves pathologiques qui étoffent
la "raison". La théologie, par exemple, construit des
syllogismes irréfutables à partir du postulat fabuleux selon
lequel un Dieu vaporisé répandrait ses effluves dans le cosmos.
Comme il se
trouve que, depuis la plus haute antiquité, les Célestes se
présentent dans le cosmos sous les traits de personnages
habillés par l'imagination dite religieuse d'une espèce que sa
solitude rend bavarde dans l'immensité, le simianthrope se
procure des chefs du cosmos qui rassurent son encéphale
épouvanté - mais il n'y a que deux millénaires à peine que ce
couturier-né tente désespérément de réduire le luxueux apparat
de ses démiurges et d'en limiter le nombre. Il n'est pas près
d'unifier ses théologies éclatées, tellement les tronçons en
décousent âprement entre eux. Comment se fait-il que si les
convictions doctorales d'une divinité répondent à des vœux tout
humains, les sciences résolument expérimentales peuvent, de leur
côté, se révéler aussi oniriques que les théologies et conjurer
les mêmes craintes devant le silence de l'univers que la foi? La
physique classique, par exemple, croyait rendre intelligibles,
donc expliquantes les routines aveugles de la matière cosmique.
Et puis, sous
quel prétexte leur constance, qui les rend tout bêtement
prévisibles, donc seulement profitables et volubiles à ce titre,
serait-elle l'oracle écouté d'une signification transanimale et
sacrée? Certes, tout raisonnement bâti sur ce matériau se rendra
invincible, mais à la condition expresse que le postulat qui le
téléguidera, donc le présupposé qui le pilotera sur le chemin de
la vérification expérimentale soit tenu d'avance pour
convaincant. De quoi suis-je convaincu, donc de quoi suis-je
l'approbateur quand l'évènement payant a bien voulu venir au
rendez-vous censé persuasif que la nature lui a fixé?
On voit que la "raison" dite scientifique du
demandeur se définit sur le mode d'un acquittement mythologique
des créances que le prêteur présente aux guichets de la banque
qu'on appelle la nature, puisque la démonstration dite probante
répond aux motivations qui sous-tendent la requête. Mais
pourquoi croit-on que la répétition finalisée tiendrait un
langage de la "raison"? Pourquoi le singe parlant rend-il
bavardes les ritournelles et les redites de la matière dont il
enregistre les profits? Si nous ne plaçons pas les phénomènes
rituels, donc calculables sous la lentille d'un microscope
électronique - celui d'une anthropologie critique - les
composantes psychiques de l'alliance, irraisonnée par nature, de
la notion d'intelligibilité dont la matière serait porteuse avec
celles de rentabilité et de ponctualité échapperont au
décryptage de la nosologie cérébrale dont souffre une espèce
réduite à bâtir des "explications" de l'inerte sur des preuves
seulement utilitaires et jugées désirables précisément à ce
titre.
3 -
L'économie mondiale et le symbole de la boue
Dans le dialogue ci-dessous sur l'économie
mondiale et sur la crise mondiale, l'examen du dosage tout
subjectif entre le réel et le symbolique que concocte
l'encéphale simiohumain aboutit à un décorticage des
conséquences logiques d'un rêve universel: la boue censée avoir
submergé l'univers est celle qui fait suffoquer le monde depuis
les origines. Le fou se veut lucide en ce qu'il aperçoit
clairement la démence qui compénètre la logique financière et
politique du monde contemporain, mais il ne s'est pas encore
initié à la spectrographie d'une raison toute pratique et d'une
intelligence de trésoriers réputée donner leur sens aux
liturgies du cosmos enregistrées par la logique d'Aristote à
Einstein.
De son côté, le psychiatre est un allumeur du cerveau embrumé de
ses clients. Sa méthode est une maïeutique en ce qu'il feint
d'entrer pleinement dans le domicile cérébral du fou qui vient
le consulter; mais il conduit peu à peu son malade à accoucher
de la fausse éthique qui pilote la pseudo conscience du singe
semi pensant. A ce titre, il donne une signification
évolutionniste à l'adage de Rabelais: "Science sans
conscience n'est que ruine de l'âme".
Mais qu'en est-il
de la notion de "ruine" psychique appliquée au malade qu'on
appelle l'humanité et qui se proclame en bonne santé dans sa
demeure? Depuis vingt-cinq siècles, c'est la pathologie dont
souffrent inconsciemment les bien-portants qui intéresse la
philosophie socratique.
Mais, pour répondre à cette question, il ne
suffit pas de démontrer que la démence raisonne avec une rigueur
logique sans égale, encore faut-il que la logique délirante
apparaisse fondée sur la cohérence interne de la symbolique
qu'elle évoque; et ce sera une symbolique de la boue qui servira
de support à toute la construction pseudo rationnelle. Comment
la morale va-t-elle s'introduire à la fois dans cette logique et
dans cette symbolique, sinon par le relais d'une anthropologie
critique qui articulera toute la dialectique interrogative sur
le courage et la peur de l'humanité et qui révèlera que toutes
les théologies semi animales sont construites sur le modèle
politique de la prédéfinition de la notion de vérité illustrée
par le récit?
De plus, cette dialectique est celle qui sous-tend les
chefs-d'œuvre de la littérature mondiale. Cervantès, Swift,
Kafka, Gogol ou Dostoïevski ont mis en scène des logiciens d'une
symbolique de la folie du monde; et cette symbolique repose sur
des radiographies du courage et de la peur. On appelle ces héros
universels don Quichotte, Gulliver ou le Raskolnikov des
Possédés. C'est dire que la réflexion sur les
prisonniers de la boue est l'échelle de Jacob d'une science
anthropologique des geôles cérébrales. Cette discipline rendrait
compte du fonctionnement schizoïde de la boîte osseuse des
évadés chancelants de la zoologie. Mais quelle est la généalogie
de la raison qu'ils se sont construite dans leur cage au cours
des âges?
Le fou :
Peut-être savez-vous déjà, docteur, qu'au cours de la nuit
dernière un torrent de boue a envahi la planète tout entière. Il
n'est plus ni ville, ni village qui ne se trouvent asphyxiés et
à demi noyés sous une masse immense et immonde de détritus.
Le psychiatre:
Oui, j'ai appris ce matin qu'il n'est plus ni de rue, ni de
ruelle qui ne charrient ce déluge, oui, je sais que vous ne
trouverez pas un arpent du globe terrestre où ne coule ou ne
stagne ce Niagara noir et fétide.
Le fou :
Qu'allons-nous entreprendre, docteur, pour remédier à un
désastre que je qualifierais de cosmique, tellement
l'enfouissement de notre astéroïde sous la boue me semble un
engloutissement de la "capitale du soleil" ou de l' "asile de
nos murs " comme disait saint Eluard.
Le psychiatre:
A mon avis, la solution la meilleure et la plus rapide serait de
laisser sécher ces milliards de milliards de tonnes de glaise.
Aussi, ai-je immédiatement alerté notre laboratoire, qui en a
analysé quelques fragments. Malheureusement, on me dit que le
temps de séchage varie selon les échantillons et que seule une
connaissance précise de leur provenance nous informera
éventuellement sur le temps de dessication que réclame cette
matière. Les lieux et les climats de toutes les nations de la
terre nous feront connaître les détails indispensables à la mise
en place de nos moyens de lutte contre ce fléau.
Le fou : Je
reconnais bien là le type de délire dont souffre le corps
médical. Alors qu'il conviendrait d'agir avec énergie,
efficacité et sans perdre une seconde sur les cinq continents,
alors qu'il importe de sauver sur l'heure le genre humain d'un
désastre imminent, vous faites procéder à de patientes analyses
chimiques d'une seule goutte de boue afin de nous informer de la
lenteur et de la rapidité qu'elle mettra à durcir. Mais c'est
bien à ce trait, voyez-vous, que la folie se fait reconnaître :
vous ne poussez pas le troupeau de vos raisonnements sous les
coups de fouet d'une logique suffisamment claquante pour le
conduire tout entier au pâturage de la vérité, vous ne vous
demandez même pas comment le durcissement de ce Niagara
remédierait instantanément au malheur sans nom qui frappe
l'astéroïde sur lequel nous tressautons. Le voulez-vous en acier
trempé ? Croyez-vous qu'à le frapper sur l'enclume de sa
pétrification, il sera plus aisé de laver et de rincer la
mappemonde? Qu'elle se change en rocher ou qu'elle demeure
couverte d'un liquide saumâtre, je ne vois pas comment la forge
de l'oisiveté dans laquelle vous la porterez à son degré de
fusion remédiera à la confusion, comme dirait Lacan.
Le psychiatre:
J'entends la voix de la sagesse qui inspire votre sens rassis ;
mais si vous ne voulez pas de mon séchage, quelle médication
proposez-vous ?
Le fou : La
thérapeutique qu'appelle la situation est pourtant claire et
simple à souhait. Quelle est la mécanique qui régit la démence
centrale de l'univers ? Quel est le poumon de fer des Etats, des
peuples et des nations, sinon leur artillerie bancaire ? Si vous
vous assurez de la solidité des institutions mondiales du
crédit, les torrents de boue demeureront impuissants à escalader
les fortifications naturelles sur lesquelles repose la santé du
monde et la solidité même des Etats. Mais pour qu'un système de
prêts et de remboursements bien échelonnés se rende fiable, il
faut dissoudre davantage la masse de boue qui escalade nos
murailles, afin que la matière liquide rende plus fluante la
confiance des populations. Si vous la durcissez, docteur, elle
cessera de couler en ruisselets, de s'infiltrer en tous lieux de
la terre et de s'introduire dans tous les pores du cosmos, de
sorte que votre séchage me paraît une méthode délirante et, pour
vous le dire tout net, tellement folle à lier que votre science
médicale est à enfermer à l'asile de ce pas.
Le psychiatre:
Fort bien, Monsieur ; mais si le durcissement de la boue vous
paraît indigne d'Hippocrate et de Galien, dites-moi donc quelle
thérapeutique vous permettra de la liquéfier davantage.
Le fou : Rien
de plus simple, docteur, il faut soumettre dare dare le système
bancaire tout entier au test le plus stressant possible, afin de
vérifier sa capacité de résistance à la boue. Les établissements
de crédit usuraires qui auront résisté à cette épreuve recevront
un certificat de vertu, donc de bonne santé; et la vaste
population des naufragés de l'argent cher saura que ses
châteaux-forts sont munis de pont-levis et de meurtrières dont
la boue ne saurait franchir les créneaux.
Le psychiatre:
Vous soutenez mordicus que la confiance est la matière
fluide par excellence de la viabilité des Etats et qu'elle doit
s'insinuer en virtuose dans la place ; mais quelles sont les
vérifications vertueuses de sa liquidité qui vous permettront de
conclure que vos mille canaux et vos mille robinets résisteront
aux fuites d'une boue à laquelle vous demandez, dans le même
temps, de se rendre liquoreuse? Voyez-vous, Monsieur, nous
disposons d'un remède efficace contre la boue, la logique, dont
la magistrature nous interdit depuis Aristote de soutenir une
thèse et son contraire au même instant et sous le même rapport.
Le fou :
Docteur, je crois qu'il me faut vous apprendre les secrets et
les chausses-trapes de votre logique ; et, pour cela, voici la
première leçon de cohérence qu' enseigne cette discipline.
Sachez qu'elle se divise entre deux territoires, deux royaumes
et sans doute deux empires de la science économique. Le premier
embrasse le commerce et l'industrie des nations, lequel obéit à
la loi dite de l'offre et de la demande, dont la sainteté subit
des outrages répétés à sa pudeur ; car tantôt les banques
jettent par les fenêtres l'argent qui leur est confié par leurs
clients, qu'on appelle également des déposants, tantôt elles
vendent leurs charmes à crédit et se prostituent à un prix
exorbitant. De leur côté, les entreprises converties à la
chasteté font fabriquer leurs produits de consommation dans des
pays où la main d'œuvre est demeurée monacale, ce qui rend
conventuel dans le monde entier le marché de la consommation des
produits frais. Afin de porter remède à la lascivité généralisée
qu'engendre la fraction de l'économie consacrée à la parturition
des marchandises périssables, les banques prêtent aux fabricants
des sommes tellement fantastiques qu'elles se voient contraintes
de les tirer des mamelles des Etats, qui , de leur côté se les
procurent à bas prix par l'impôt.
Le psychiatre
: Et pourquoi une si saine nativité et de si bonnes mœurs
entraînent-elles tant d'effets malheureux?
Le fou :
Hélas, docteur, un chômage massif résulte logiquement de
l'impuissance dont souffrent les citoyens de consommer des biens
trop dispendieux pour leur bourse. Certes, les marchandises sont
confectionnées quasi gratuitement à l'étranger, ce qui devrait
conduire vers leurs pâturages naturels le troupeau des brebis de
votre logique. Mais la procréation des produits ne rencontre que
goussets et cassettes vides. Du coup, en bonne et saine logique
d'Aristote, les banques injectent de plus en plus gratuitement
des capitaux sauve-qui-peut dans une économie rendue exsangue
d'avance, ce qui ne tarde pas à soustraire à la vue la hauteur
vertigineuse d'une masse monétaire impossible à rembourser.
Quelle est la logique de l'insolvabilité programmée qui sert de
poumon à cette folie ? Un miracle, docteur, celui de faire
consommer de force et à tout vat des foules désœuvrées et
privées de pécune. Puis une seconde logique non moins
asphyxiante fait alors semblant de courir au secours de la
première et de tenter de la guérir de la suffocation.
Le psychiatre
: J'ai hâte, Monsieur, de connaître la suite de votre histoire
des déconfitures de la logique. Car si la raison elle-même
raconte une histoire de fou, la pathologie dont elle souffre ne
peut qu'aggraver l'état du malade. Comment défiez-vous les
verdicts de la logique dont je vous ai rappelé la thérapeutique
infaillible?
Le fou :
Sachez, docteur, que si désemparée qu'elle soit, l'espèce de
raison qui régit la moitié de l'encéphale du patient ne peut que
se trouver remise d'aplomb par les bons soins d'une humanité
enfin rendue super logicienne et qu'incarne un empire riche,
lui, d'une masse infinie et inépuisable d'écus imaginaires, mais
néanmoins de nature à remettre notre planète sur pied en un
tournemain. Car nous jouissons de la protection gratuite d'une
nation qui veut bien entretenir plus de mille garnisons,
forteresses et châteaux-forts sur les cinq continents. Oui,
docteur, nous bénéficions des grâces d'un empire bucolique,
lequel produit chaque année une quantité illimitée de papier
monnaie à notre bénéfice, ce qui n'est rendu possible qu'à
l'école et à l'écoute de la logique séraphique qui inspire sa
bonté. Savez-vous, docteur, que par l'effet de la logique des
anges qui liquéfient la boue du monde, nous sommes dispensés de
jamais rembourser les sommes que notre bienfaiteur rend
vaporeuses dans les plus hautes régions de l'atmosphère? Qu'il
est noble, qu'il est pur, le sceptre sous lequel nous nous
épanouissons ! Savez-vous que cette manne s'élève déjà à plus de
cinquante mille milliards de dollars? Vous voyez, docteur, que
notre ciel de la logique protège tous les peuples et toutes les
nations de la terre d'un désastre sans remède, et cela quand
bien même cet empire des cieux se trouve réfuté depuis belle
lurette sur la terre. Qu'allons-nous faire de l'entassement des
félicités que cette dette immense nous octroie? Car la raison
véritable, docteur, obéit au double attelage du monde et du
ciel, de sorte qu'il ne sert de rien d'invoquer la logique
périmée d'Aristote, d'Archimède ou de Descartes. Ah ! Docteur,
la santé économique et mentale du monde entier repose désormais
sur l'art du cocher suprême qui tient d'une main ferme les rênes
du cosmos - j'ai nommé le paradis militaire et bancaire du
Nouveau Monde !
Le psychiatre
: Il faudra que vous vous demandiez si
nous ne pourrions prononcer le panégyrique d'une raison
américaine tellement surhumaine que sa logique étranglerait dans
ses serres celle des évadés actuels de la zoologie. Car enfin,
Monsieur, il existe une cour de cassation des jugements déments
du singe semi pensant et l'esprit de logique de cette cour se
hisse à contempler de haut la contradiction interne que vous
mettez sans vous en douter super-logiquement en scène. Dites-moi
donc comment, en bonne et saine logique d'une humanité
véritable, vous remettrez le monde sur ses pieds. Sera-ce à
fabriquer force écus de papier, sera-ce à les colloquer dans un
monde stellaire? Vos parchemins volants, comment les
suspendez-vous dans le vide de l'univers, comment les
faites-vous retomber en pluie sur la terre, comment
fécondent-ils arpents et lopins, comment emportent-ils
subitement dans les nues la boue liquoreuse dont vous refusez la
solidification?
Le fou : Et
vous, docteur des mitres et des tiares, si vous consolidez votre
boue providentielle sur toute la terre habitée, si vous en
faites de l'or en barre, si vous la changez en une pluie de
grâces, ne pensez-vous que ce sera l'encéphale même du genre
humain que vous allez ramener à l'âge de la pierre taillée? Car
enfin, Monsieur le philosophe , la logique a besoin d'un pilote,
le pilote a besoin d'un système de navigation, le système de
navigation a besoin d'un capitaine et le capitaine a besoin du
guidage d'une étoile. Cette étoile, docteur, appelons-là
l'intelligence, cette étoile, faisons-en le souverain de la
raison du monde.
Le psychiatre:
Monsieur, je crains que votre espèce de raison ne refuse
d'acquitter le tribut que le vrai souverain de l'intelligence
lui réclame. Votre logique vous enseigne seulement, primo, que
la force fait le droit, secundo,qu'un empire de la guerre serait
justifié à se présenter en législateur de la planète, tertio,
que l'illusion de la richesse serait une victoire de l'esprit et
que la terre entière serait conviée par le ciel de la démocratie
à frapper de la fausse monnaie sur l'enclume de la logique du
monde. Mais voyez-vous, Monsieur, c'est sur la balance de la
morale qu'une raison saine dépose l'or de l'intelligence et
c'est l'humanité dans sa folie que les plateaux de cette
balance-là enseignent à peser.
Le fou :
Qu'allez-vous faire, docteur, de la boue qui recouvre la terre ?
La couperez-vous en morceaux ? La placerez-vous sur des chariots
? La transporterez-vous je ne sais où ? Ferez-vous du vide de
l'immensité la poubelle de la folie du monde?
Le psychiatre:
Je crois, Monsieur, que vous commencez de porter un vrai regard
sur la folie, et que ce regard est celui d'une morale de
l'intelligence . Mais savez-vous d'où vous regardez l'alliance
de la raison avec la morale? Voyez-vous, Monsieur, il existe une
psychanalyse des dérobades de l'intelligence quand une haute
morale apostrophe sa droiture. Pourquoi avez-vous dit pis que
pendre de la logique économique dont l'immoralité fait, de la
planète du capitalisme bancaire un asile d'aliénés? Pourquoi
avez-vous raisonné si juste sur la folie et l'absurdité des
marchands de boue du Déluge et pourquoi avez-vous prononcé
ensuite une apologie vibrante du grand orchestrateur de ce
désastre, l'empire américain? Comment accordez-vous ces deux
logiques, Monsieur le logicien ? Ne pensez-vous pas que les
croyants qui, d'un côté, se prosternent devant une divinité qui
les comble de bienfaits mirifiques dans l'au-delà et qui, de
l'autre, les voient se précipiter en masse dans une géhenne
brûlante s'ils ne lui prêtent pas humblement allégeance, ne
pensez-vous pas, Monsieur, que ces gens raisonnent comme vous,
eux qui adorent la justice immorale d'un tortionnaire éternel et
qui le saluent dans leurs prières?
Pourquoi cette
oscillation de votre logique entre une lucidité luciférienne et
de si pieuses louanges à la gloire d'une idole cruelle et
aveugle ? Quelle est l'immoralité qui vous permet de condamner
l'immoralité du monde, puis de la sanctifier à toute allure?
Quelle est la morale de la science de l'humain qui vous
permettrait de juger de l'immoralité de Dieu, sinon une
intelligence qui vous éclairerait sur le balancement perpétuel
d'une humanité errante entre les sacrilèges de la lucidité et la
piété apprise des génuflexions ? Et si le courage et la peur
étaient le moteur à deux temps de l'histoire de la folie et si
le besoin de se soumettre à un maître et celui de se mettre
debout se faisaient la guerre sous les crânes, ne pensez-vous
que nous disposerions d'une balance à peser ensemble la démence
et l'intelligence et que nous saurions alors de quelle fontaine
de la logique la vraie morale s'alimente?
Car si vous
observez la boue de cette nuit avec les yeux d'une éthique,
voyez comme elle a d'ores et déjà changé de substance, la folie,
voyez comme sa matière se laisse apercevoir avec les yeux d'une
autorité que vous appellerez demain la reine de l'intelligence.
De quel télescope allez-vous vous armer afin de reconnaître la
folie en tant que telle?
Le fou :
Docteur, la folie dont vous parlez me donne le vertige : ne
remonte-t-elle pas aux origines du monde ? Ne sont-ils pas
innombrables, les fous qui, depuis des millénaires, combattent
la folie et l'immoralité des dieux de leurs congénères? Comment
deviendrais-je une apôtre de la raison si vous me demandez
maintenant de combattre pour une éthique de l'intelligence qui
citerait enfin le Dieu des singes devant son tribunal?
Le psychiatre
: Je crois, Monsieur, que vous avez pris
le chemin de la guérison. Si vous décidez de porter la boue du
monde et du ciel confondus sur vos épaules, si vous décidez de
les combattre toutes deux jusqu'à votre dernier souffle, vous
saurez que votre rêve, Monsieur, je l'ai fait à votre âge et que
c'est lui qui m'a appris que le médecin de la folie est le
patient d'un héroïsme de l'éthique.