Europolitique
Remarques sur
l'ignorance et sur la prétention en
politique
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Dimanche 1er
juillet 2012
"Aucune difficulté ne saurait trouver sa
solution à partir de la façon de penser
qui y a conduit."
Albert Einstein
1 - Les Germains
et les Latins
L'heure est proche où la question de
l'avenir de l'euro et de l'Europe va
sonner au clocher de l'histoire d'une
civilisation. Alors, la vérité la plus
ancienne et la plus évidente se
rappellera aux historiens et aux
penseurs politiques enfin réconciliés.
Car la séparation de nature entre les
Germains et les Latins remonte au
massacre des légions de Varus. Le
premier, Tacite a opposé l'esprit de
discipline et le civisme des guerriers
d'outre-Rhin au naufrage des mœurs
politiques des Romains et au relâchement
des légions. Puis, l'empire romain
germanique a tenu à bout de bras une
Rome fatiguée des oies du Capitole.
Mais déjà l'humanité avait démonté
l'incapacité viscérale des civilisations
de conjuguer la vaillance et la
simplicité de l'esprit public avec le
progrès des sciences, des Lettres et des
arts: après une gigantesque tentative de
redressement de l'éthique du monde, le
christianisme tardif a laissé un clergé
gros et gras se vautrer dans les délices
de Capoue; et l'on a vu une sainteté
pompeuse et couronnée des lauriers du
luxe impérial conduire à la ruine la
première civilisation de la pensée
critique que le monde ait connue,
tellement le génie est solitaire par
nature et tellement les églises haïssent
le génie s'il ne chante pas dans le
chœur. Puis le siècle de Louis XIV a
paru marier un instant l'héritage
individualiste des Lettres ancienne
retrouvées et des sciences exactes
ressuscitées; mais, dès le XIXe siècle,
l'Allemagne a tenté de retrouver son
hégémonie d'héritière des aigles
romaines. La victoire de 1870 de
Bismarck sur la France a été suivie de
la guerre de 1914 à 1918, puis, vingt
ans seulement plus tard, du sursaut
titanesque des Germains qui les a
conduits de Moscou à Tobrouk, de Paris à
Athènes et de Narwick à l'île de Crète.
2 - Les malheurs
de Siegfried
Mais, cette fois-ci, l'alliance des
Etats-Unis, de l'Angleterre et du Vieux
Continent n'a sauvé la civilisation
latine qu'au prix de sa vassalisation
sous le sceptre et le joug anglo-saxons.
Depuis lors, l'Allemagne sait que si,
près d'un demi siècle après le Général
de Gaulle, elle chassait à son tour les
deux cents garnisons du Nouveau Monde
qui se sont incrustées à jamais sur son
territoire et si elle poussait l'audace
jusqu'à montrer sa route à la démocratie
mondiale au Moyen Orient, elle
dresserait le monde entier contre le
débarquement effronté et intempestif de
Siegfried surla scène internationale.
Elle se trouve donc réduite,
momentanément ou pour toujours, à
réhabiliter sa glorieuse renommée de
peuple sobre, travailleur et vertueux.
C'est pourquoi, comme au siècle de
Tacite, on la voit serrer la haire avec
la discipline et persévérer dans le
chaste refus de ses ancêtres de cultiver
les Lettres et des arts - il lui faut
consacrer toute son énergie,
pense-t-elle, à retrouver, une fois
encore, l'éthique native et fruste des
Germains. J'ai souligné à plusieurs
reprises sur ce site qu'un peuple qui
déserte le vocabulaire de sa propre
langue et qui la livre à l'abandon au
point de rayer purement et simplement de
ses dictionnaires les mots de tous les
jours d'une nation vieille de deux
millénaires - on ne parle plus qu'un
salmigondis franco-allemand en Germanie
- qu'un tel peuple, dis-je, démontre son
incapacité de féconder sur le long terme
le destin civilisateur de ses écrivains
et de ses penseurs, comme Goethe le
soulignait déjà avec vigueur.
3 - L'Europe de
la honte politique
Le
raidissement des descendants
d'Arioviste, qui entendent conjurer la
débâcle économique et politique des
Latins, nous ramène à Tacite, à cette
nuance près, mais de taille, qu'entre
temps le capitalisme s'est rué,
soixante-dix ans durant, dans
l'évangélisation d'une planète à
l'écoute d'une utopie économique
messianisée, à cette nuance près, mais
de taille, que la victoire des
démocraties sur le ciel des marxistes a
conduit le capitalisme à un excès de
rutilance, de pompe et d'étalage de ses
chamarrures à faire pâlir d'envie les
Romains riches de vingt mille têtes de
bétail sous Tibère, Claude ou Néron; à
cette différence près, mais de taille,
que ce sont des Etats- vassaux qui
tentent désespérément et in extremis
de mettre un peu d'ordre dans leurs
finances et leur système bancaire; à
cette différence près, mais de taille,
qu'une civilisation en retrait de la
politique mondiale n'a plus de comptes à
rendre au dieu Chronos et que le
sauvetage de l'euro des caissiers
lourdement assis derrière leurs guichets
jette l'Europe entière dans l'arène de
la honte.
Du coup, l'examen des fondements de la
science historique et l'étude des
méthodes de la pensée rationnelle se
placent au cœur d'une anthropologie
philosophique et critique. Il est
évident que les peuples latins vont
tenter, mais bien inutilement, de se
coaliser afin de retarder la banqueroute
d'une Europe au petit pied et réduite à
une gestion précautionneuse de leurs
affaires, il est évident qu'ils le
feront sans changer de bésicles et de
fauteuil, il est évident qu'aucune
vision du destin d'une civilisation
enrubannée de songes ne guidera leurs
pas chancelants, il est évident que les
démocraties ne disposent ni des
institutions sévères, ni du mode de
sélection drastique de leurs dirigeants
de haut rang qui permettraient au Vieux
Continent de marcher d'un pas ferme en
direction de l'Asie montante. Raison de
plus de fourbir, dans l'ombre propice
des crépuscules, les armes d'estoc et de
taille de la raison politique de demain.
Les décadences permettent d'élargir
l'horizon de la pensée, l'approche de la
mort ouvre le champ d'une réflexion plus
vaste, l'agonie de la grandeur donne une
autre ampleur et un autre espace aux
ultimes sursauts de la pensée
philosophique.
Le texte qui suit commence par une
modeste analyse anthropologique de la
notion de problématique, donc de
plateforme et d'échiquier de la raison
politique régénérée avec laquelle
l'Europe vassalisée a pris secrètement
rendez-vous.
4 - En quoi
l'ignorant "se" trompe-t-il ?
En politique, l'ignorance n'est pas
celle qui entrave la pratique d'un
ouvrier peu entraîné au maniement de son
outillage, mais celle qui méconnaît à ce
point sa propre nature qu'elle affiche
spontanément et sans examen un savoir
sûr de son pas, mais qui s'est trompé de
terrain. Le pacte que l'ignorance de ce
type conclut avec les certitudes les
plus effrontément affichées exprime une
alliance tellement trompeuse de la
connaissance avec les signifiants censés
téléguider a priori l'expérience qu'il
est non seulement impossible de fixer
des rendez-vous séparés aux faux jumeaux
de l'action, mais que la maîtrise
illusoire qu'affiche l'ignorance
effrontée et censée "réussir" prend
toujours et nécessairement l'avantage
sur le savoir véritable; apprenez, les
enfants, que l'erreur va son chemin le
plus naturellement du monde, que
l'erreur masquée et bien déguisée ne se
gêne pas pour un sou de se parer des
traits de la vérité, tellement elle
croit sortir bien moulée des creusets du
bon sens et de l'évidence.
Mais si l'expérience se proclame
éclairée d'avance par les "lumières
naturelles" censées la revêtir et dont
elle se vante de porter allègrement la
découpe, quelle gêneuse qu'une
philosophie qui éteindra ce flambeau!
Car cette soupçonneuse fait remarquer
aux simples opérateurs combien il n'est
de nul profit à l'erreur de se heurter à
quelque obstacle, tellement le banc
d'essai du vrai et du faux n'est pas
l'établi du praticien: la vérité est
toujours un signifiant, les signifiants
se trouvent toujours préfabriqués dans
les têtes qui croient les "vérifier" en
tant que tels, les signes renvoient
toujours aux constructeurs de
l'entendement, les signes sont toujours
des signaux pointés en direction du code
qui les éclaire.
5 - La révolution
des problématiques
Il ne
suffit nullement à l'ignorance qu'elle
s'avoue "trompée" si elle s'imagine
seulement s'être égarée un instant en
chemin, de sorte qu'elle se contenterait
de retrouver ses prébendes - donc de
remettre la main sur les bons de caisse
qu'elle aurait perdus de vue par
accident ou par malencontre. Car il se
trouve que la vérité ne dénonce pas une
erreur d'itinéraire, elle avertit
l'ignorant qu'il lui faudra trouver le
territoire qui placera la question sur
un autre parcours, qu'il lui faudra
entrer dans une signalétique de la
question telle que des signes de
la vérité recherchée mettront l'ignorant
sur la route d'une réflexion sur les
arcanes anthropologiques de la notion de
signification, il lui faudra
s'initier à d'autres coordonnées de
l'interprétation rationnelle, il lui
faudra changer de type même de
raisonnements et d'assise du jugement,
il lui faudra se donner une autre
problématique et un autre échiquier du
"profitable", il lui faudra armer son
encéphale d'autres règles du jeu, il lui
faudra se transporter sur une planète de
la méthode dont les paramètres, les
jalons et le balisage feront la nique
aux topographes et aux analystes de la
logique payante d'autrefois. Il en est
dans l'ordre politique comme dans la
science: l'Europe est à la recherche de
l'assiette cérébrale qui la placera sur
les chemins d'une autre problématique,
qui seule permettra à un réseau de
signifiants nouveaux de substituer
leur cohérence interne et leurs
référents à une scolastique de
l'histoire des démocraties. C'est cela
qu'Einstein tente en vain d'expliquer à
Bergson: si le temps, lui dit-il, est
une matière inconnue, mais malléable et
dont les paramètres varient avec la
lumière qui la transporte, comment la
physique de l'univers démontrerait-elle
ou réfuterait-elle des signifiants
humains?
Certes,
Einstein n'avait pas vocation de
conduire la politique à la profondeur
d'une connaissance anthropologique des
rouages et des ressorts de l'histoire.
Il disait que Dieu ne joue pas aux dés.
Non seulement les physiciens prennent
leurs équations pour des réponses, mais
ils s'imaginent que les chiffres
seraient l'alphabet secret de l'univers.
Ils ne se disent pas que les ressorts
psychiques qui faisaient qualifier d'aspirantes
les pompes censées faire monter l'eau
dans les puits - mais pourquoi seulement
à une certaine hauteur? - n'ont pu se
trouver démasqués comme mythiques que
par un Pascal décidé à changer la
plateforme mentale qui servait d'assise
expérimentale à la physique du "vide" et
du "plein" de son temps. Mais pour cela,
il lui a fallu supprimer purement et
simplement la notion magique d'
"aspiration", qui n'était qu'une
sécrétion cérébrale inconsciemment
greffée sur le concept religieux d'inspiration.
De même, pour comprendre pourquoi la
vérité ou la fausseté d'une politique ne
se pèsent pas sur la balance d'une
expérience qui servirait de pompe
aspirante à la raison, il faut se mettre
à l'écoute d'un démontage
anthropologique des signifiants
ensorcelés que notre espèce projette
sans relâche tantôt sur les
comportements constants de la matière,
tantôt sur le train traditionnel de
l'histoire. Alors, nous apprendrons à
décrypter l'histoire cérébrale du
simianthrope européen à l'aide d'une
balance de la politique sur les plateaux
de laquelle nos découvertes se
nourriront de l'observation de
l'encéphale olfactif de notre espèce.
Comment une aiguille nouvelle se
déplacera-t-elle sur le cadran d'une
Europe à inventer.
6 - Les Brêmois
et les Grecs
Il est un musée des crânes du Vieux
Monde où l'on voit les prétentions de la
cécité politique d'une civilisation
emprunter les vêtements de la vérité
pratique du moment et ne pas craindre de
présenter pour preuve imaginaire de la
justesse de ses dires l'apparat même de
l'ignorance qui la trompe: pour
expliquer à ses partenaires le danger de
prêter de l'argent à la Grèce, Mme
Merkel leur expose l'exemple de la
ville-Etat de Brême. Cette brillante
cité hanséatique, raconte-t-elle,
s'était endettée jusqu'au cou - elle n'a
été sauvée de la banqueroute que par
l'intervention des autres Länder. Mais
pourquoi ces apôtres au grand cœur se
sont-ils hâtés de remplir derechef et à
ras bords les caisses de la gaspilleuse?
Et pourtant, loin de se repentir, la
malheureuse s'est hâtée de les vider de
nouveau. Conclusion de la chancelière:
jamais une débitrice confiante en
l'escarcelle de ses créanciers ne se
mettra en quatre afin de tenter de les
guérir et à son propre détriment, du
vice de vider leur gousset.
L'expérience, dit-elle, a démontré que
les banquiers se laissent fasciner en
retour par l'éclat de leurs prêts
évangéliques à de somptueuses
courtisanes. Les prodigues enfantent à
la pelle des dévots ardents à les gâter,
ajoute la dame de fer. Et pourtant,
l'expérience a également démontré que
les Brêmois endettés sont d'honnêtes
débiteurs.
Une fille de pasteur comme Mme Merkel
pourrait s'exercer à la charité de
replacer sans relâche le joyau brêmois
dans l'écrin de la probité allemande.
Comment ne convertirait-elle pas ce
bijou à se parer des vertus des Germains
dont Jules César souligne le réalisme?
Ils n'adorent, écrit-il, que des dieux
réels et visibles, tels que le soleil et
la lune, tandis que, des autres
divinités adorées de tout le monde,
telles Mars ou Mercure, ils n'en ont
même pas entendu parler. En revanche, il
n'existe aucune chance raisonnable
d'obtenir un résultat aussi heureux avec
les Grecs d'aujourd'hui, et cela non
point en raison de leur mauvaise volonté
ou de la nature vicieuse dont ils se
trouveraient affligés de naissance,
mais, plus simplement, parce que le Dieu
actuel, s'il existait davantage que ses
prédécesseurs gaulois ou germains,
renoncerait bien vite à changer l'âme et
l'esprit des nations par la seule magie
de ses saintes Ecritures.
L'ignorance de Mme Merkel ne se situe
donc nullement sur l'échiquier de la
psychologie pieusement expérimentale
dont la démocratie chrétienne nourrit
ses autels, mais sur la plateforme d'une
méconnaissance abyssale de la
problématique et de la signalétique qui
servent d'assise à la psychobiologie si
diverse des peuples et des nations.
Beaucoup d'Allemands appellent la
Chancelière la schwäbische Hausfrau - la
ménagère souabe - sans doute parce que,
dans sa première jeunesse, elle s'était
initiée à la physique quantique, ce qui
l'a sans doute conduite à substituer
sans autre examen les trivialités de la
mathématique économique
tridimensionnelle d'aujourd'hui à celle
de la relativité einsteinienne qui régit
le cosmos. Où aurait-elle pris le temps
de lire L'analyse spectrale de
l'Europe du comte de
Keyserling (1880-1946) , les
ouvrages de Salvador de Madariaga
(1886-1978) ou de José Ortega y
Gasset (1883-1955) sur la France et
sur l'Espagne, L'Histoire de la
littérature anglaise en cinq
volumes de Hippolyte Taine
(1828-1893), la Démocratie en
Amérique de Tocqueville
(1805-1859) ou les réflexions du
baron de Grimm (1723-1807) dans ses
lettres en dix-huit volumes à Frédéric
II?
7 - Le Platon de
Talleyrand
Quel
sera le champ nouveau qu'ouvrira à la
pensée politique de demain la
connaissance anthropologique de la
psychobiologie des peuples et des
nations? Un siècle et demi après Darwin,
nous disposons d'un premier regard sur
la hauteur à laquelle la pompe aspirante
de l'évolution des espèces est réputée
faire monter la réflexion sur la nature
de notre encéphale. Certes, le puits du
verbe comprendre demeure sans
fond, mais notre regard, dispose
maintenant de leviers miraculés - nos
institutions économiques communes, notre
discipline monétaire partagée, notre
contrôle direct et impérieux de
l'administration civile des Etats, notre
fiscalité souveraine et centralisée,
notre surveillance contraignante du
budget de tous les peuples de l'Europe.
Plaçons donc sur orbite une chimère
allemande de ce calibre et
demandons-nous si notre idée d'unifier
la politique d'un continent polyglotte
et polyconfessionnel est d'une puissance
comparable à l'attraction que le vide
exerçait sur la physique du Père Noël.
Car la
maintenance des fondements
psychogénétiques erronés de la politique
dont s'aveugle la classe dirigeante de
la planète nous ramène à l'analyse des
égarements du vocabulaire des uns et des
autres. Que nous enseigne la balance à
peser la prétention politique
originelle du simianthrope de connaître
le monde et lui-même par le relais de
ses yeux et de ses oreilles ? Ce vocable
nous renvoie au latin praetendere,
tendre devant soi le tissu du leurre et
de l'erreur sur un monde pourtant dûment
observé et minutieusement décrit en tant
que tel, mais censé tenir un discours
évidentiel aux oreilles des détoisonnés
que vous savez.
Si
Alain Rey, le découvreur de génie
des "mots à découvert" (À mots
découverts - Chroniques au fil de
l'actualité, Robert Laffont,
2007) avait mis les mots latins autant à
nu que ceux de la langue française, ce
prospecteur de la philologie politique
et de la pesée existentielle de la
parole simio humaine aurait soumis la
géopolitique à une radiographie
simianthropologique. Car le latin dit:
togam praetendere oculis, se
couvrir les yeux de sa toge, se cacher
le visage. Mais praetendere
signifie également prétexter au
sens d'alléguer une prétendue difficulté
afin de se dérober hypocritement au
spectacle de la vérité toute nue.
Ignorantiam praetendere, c'est
prétexter l'ignorance, c'est feindre
au sens de tegere, qui fait
textus au passé - nous retrouvons le
Tartuffe de Molière.
Chaque
fois que Talleyrand évoque, dans ses
Mémoires, les erreurs de
jugement de Louis XVI, de Calonne, de
Necker ou des députés de la
Constituante, il écrit "l'ignorance
et la prétention", comme s'il
avait sans cesse Platon à l'esprit.
L'illustre diplomate savait-il que la
philosophie grecque n'est pas née de
l'analyse de l'ignorance en tant que
tare censée bien connue des humains,
mais d'une première radiographie
anthropologique de la prétention
langagière de l'ignorant non seulement
de s'exprimer au nom de la vérité la
plus simple et la plus évidente , mais
de la faire parler si haut et si fort
qu'elle en devient, ut ita dicam,
un personnage en chair et en os? Est-il
besoin de rappeler que le Théétète,
le Gorgias, le
Protagoras, Hippias majeur
et mineur, mettent en
scène des interlocuteurs de Socrate
tellement sûrs de la dégaine de leur
raison naturelle que le philosophe les
conduit comme en se jouant à découvrir
leur ignorance la mieux cachée: les
embûches qu'il tend à leur candeur sont
cousues de fil blanc.
8 - Platon et
Freud
Certes,
la dialectique de l'accoucheur grec est
habile à paraître cacher son jeu. Mais
si vous mettez en pleine lumière les
contradictions secrètes sur lesquelles
le faux se construit sa vérité, ne
sera-ce pas l'inconscient du
discours faussement assuré que vous
démasquerez aux yeux de tout le monde?
La maïeutique n'est donc que le premier
divan de Freud; et, depuis vingt-cinq
siècles, le philosophe se veut le
psychanalyste de la connaissance semi
animale du monde et de soi-même dont
notre politique étale le spectacle au
grand jour. Et voici que la
méconnaissance de la nature même de
l'inconscient de l'histoire dont
témoigne la classe politique du monde
entier à l'égard de la généalogie de
l'esprit des peuples et des nations
s'exerce à une auto-illustration
éloquente sur la scène internationale.
Car la simplicité de la vérité politique
est tellement spectaculaire que M.
Védrine a cru devoir reprocher vivement
à M. Assange de l'avoir racontée aux
enfants. Et pourtant, quoi de plus
simple que de leur expliquer les
empires? Prenez l'histoire de onze ans
de guerre d'une quarantaine de nations
contre les Talibans en Afghanistan.
Sachez, les petits, que les Etats
puissants ne songent jour et nuit qu'à
étendre leur pouvoir et qu'ils
n'utilisent jamais les circonstances que
l' histoire dépose sur leur chemin comme
les cailloux du petit poucet qu'aux fins
de consolider leur propre règne. Comment
exploiter un attentat sur trois tours de
Manhattan dont l'une s'est effondrée par
le seul effet de sa "rivalité mimétique"
avec l'auto détermination évidente des
deux autres à se changer instantanément
en poudre? Comment rendre profitable à
un empire démocratique devenu mondial de
s'attaquer à un peuple pour tenter de
rattraper un seul malfaiteur par ses
basques?
9 - La
géopolitique en culottes courtes
Apprenez, les enfants, que l'Afghanistan
avait interdit à Unocal le passage d'un
pipe line à travers le pays. Si le
cerveau vaporisé du monde, celui sur
lequel les zéphirs de la liberté
soufflent en rafale, si les cellules
universalisantes de cet organe, si les
gènes de l'ubiquité de la vertu
démocratique se précipitaient
massivement - et en provenance de tout
le globe terrestre - sur une nation
souveraine, mais pétrolifère, l'autre
cervelle de l'humanité y trouvera le
plus grand avantage, tellement elle
travaillera dans l'ombre et au ras du
sol, mais à l'abri des regards de son
grand séraphin de frère.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Mais si
toutes les nations dispersées sur le
globe terrestre se sont ruées les armes
à la main à la poursuite d'un
délinquant, comment le nuage de
poussière soulevé cacherait-il
durablement l'évidence que le coupable a
trouvé refuge dans quelqu'autre cachette
de son choix et qu'il est vain de le
chercher dans le tas de foin qu'il a
quitté depuis belle lurette? Et puisque
le cerveau stratosphérique - celui qui
joue au ballon sur les cinq continents -
ne tardera pas à se désengluer, puis à
perdre de sa hauteur et à atterrir parmi
les cadavres, comment éviter que les
supplétifs de l'empire s'impatientent et
se fâchent, comment interdire aux
vassaux d'un grand songe d'ouvrir leurs
yeux et leurs oreilles d'enfants bernés
par des anges? On voit combien il est
aisé d'expliquer aux enfants sagement
assis sur les bancs de l'école publique
que le genre simiohumain se scinde entre
ses glaives et ses ailes et que si
l'éducation nationale de la France ne se
voulait pas complice de M. Védrine,
notre jeunesse en culottes courtes en
remontrerait à la classe dirigeante du
monde entier au chapitre de la
connaissance anthropologique de
l'encéphale des évadés partiels de la
zoologie.
10 - Le Machiavel
de la Liberté
Mais il est un autre exemple encore de
la dichotomie cérébrale qui affecte les
neurones schizoïdes des fuyards du règne
animal. Ne croyez pas un instant, les
enfants, que cinq cent millions
d'Européens croient dur comme fer que la
Russie masserait ses légions aux
frontières de l'Allemagne et de la
Pologne, ne croyez pas une seconde, les
petits, que le peuple russe serait
informé de la menace qu'il est censé
représenter pour notre continent. Mais
comment se fait-il que nos chancelleries
feignent de croire qu'un adversaire plus
dérisoire encore, l'Iran, pulvériserait
le monde s'il possédait l'arme de
l'apocalypse qui nourrit les démocraties
encore empêtrées dans les débris de
leurs théologies de la foudre? Et
pourtant, voyez comme Moscou se défend
sur le modèle biblique, voyez comme M.
Poutine plaide non coupable sur les
saintes écritures de la liberté
démocratique, voyez comme la terre
entière fait semblant d'arbitrer dans la
stratosphère une querelle sur la vérité
et la justice?
Mais,
par bonheur, votre instituteur vous
initie aux racines du vocabulaire de la
France. Vous savez donc que le latin
associe le prétexte à l'art de la
simulation, donc à l'hypocrisie et que
la langue de la nation vous demande
comment le cerveau religieux sert de
masque sacré au Tartuffe simiohumain.
Car enfin, peu importe à un empire que
la menace qu'il met en scène soit
fantasmée, dès lors que son expansion
vaporeuse se donne nécessairement
l'imagination para-religieuse de ses
vassaux pour champ d'exercice de ses
simulations théologiques? Vous
apprendrez donc que les empires
progressent sous le ciel de la sainteté
de leurs idéalités, vous apprendrez donc
que la vertu démocratique est l'arme
onirique de la politique mondiale
d'aujourd'hui, vous apprendrez donc que
tout souverain moderne règne à la faveur
de l'empire du Bien dont il se présente
en organisateur souverain, vous
apprendrez donc, les enfants, que
l'omnipotence dans le cosmos que sur la
terre est le pain bénit de la politique.
Et vous
voilà un peu préparés à observer du haut
des nues les jeux d'enfants de Mme
Merkel avec ses partenaires européens,
qui veulent faire payer à la dame les
vertus ménagères qui lui sont reprochées
par des gaspilleurs invétérés - mais, ni
l'Allemagne, ni ses compagnons
décérébrés ne plongent un regard d'aigle
sur les chamailleries des domestiques
oublieux de leur rang de vaincus de
l'histoire.
11 - Une
civilisation de la vérité
Jamais
encore une narration acéphale des
évènements d'un côté et, de l'autre, une
histoire encore mal décodées des songes
qui dichotomisent l'encéphale de notre
espèce ne s'étaient rencontrées sur un
modèle de schizoïdie cérébrale aussi
parlant au sein d'une civilisation. Les
croisades s'étaient contentées de mettre
en scène une première mise à feu de la
rivalité entre le délire sotériologique
des chrétiens et celui de l'islam. Puis,
des carnages séraphiques avaient
illustré les premières déflagrations du
sacré des modernes: la matière
enflammable du mythe de la liberté avait
mis aux prises les saints régiments d'un
capitalisme rapace avec les légions
innocentes d'une utopie tueuse.
Rien de
tel aujourd'hui: pour la première fois,
trois monothéismes vont croiser le fer
de leurs rédemptions au-dessus de notre
tête, pour la première fois, cet immense
entre-égorgement ne sera évité que si,
par je ne sais quel prodige, tous les
peuples de la terre se disaient
subitement: "Que se passe-t-il sous l'os
frontal de l'animal dédoublé par ses
songes?"
Mes
enfants, la science politique qui vous
attend portera votre regard sur la honte
de l'Europe asservie. Vous serez les
pourvoyeurs de la fierté retrouvée des
nations du Vieux Monde. Vous éclairerez
de vos torches l'encéphale embrumé de
vos congénères. Vous dessillerez les
yeux du monde à l'école de vos
flambeaux. Bientôt les phalanges de
l'occupant installeront leur quartier
général à Ramstein en Allemagne, bientôt
le bouclier des séraphins de la
démocratie militaire enserrera l'Europe
dans l'enceinte de votre vassalité
renforcée, bientôt les cinq cents
garnisons de votre maître quadrilleront
l' Europe domestiquée. Je vous salue,
allumeurs de la raison du monde : vous
serez les guerriers de la première
civilisation de la vérité.
Le 1er juillet
2012
Reçu de l'auteur
pour publication
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