Opinion
Mouammar Kadhafi
et le projet libyen de redistribution de
la richesse
Mahdi
Darius Nazemroaya
Samedi 29 octobre
2011
L’idée que l’on se fait du colonel
Mouammar Kadhafi n’est pas la même
partout dans le monde. Qu’on l’aime ou
qu’on le déteste, sous son règne la
Libye est passée d’un des pays les plus
pauvres de la surface de la terre au
pays ayant le niveau de vie le plus
élevé en Afrique. Selon le professeur
Henri Habibi :
Lorsque les Nations Unies ont octroyé
son indépendance à la Libye le 24
décembre 1951, on la décrivait comme
l’un des pays les plus pauvres et
arriérés du monde. La population de
l’époque ne dépassait pas les 1,5
millions, elle était illettrée à plus de
90% et n’avait ni d’expérience politique
ni d’expertise. Il n’y avait pas
d’université et seulement un nombre
limité d’écoles secondaires, établies
sept ans avant l’indépendance [1].
Kadhafi avait plusieurs plans
d’envergure. Il voulait créer une
Organisation du Traité de l’Atlantique
Sud pour protéger l’Afrique et
l’Amérique latine. Il préconisait
l’utilisation d’un étalon-or pour le
dinar come devise des pays musulmans.
Bon nombre de ses plans étaient de
nature panafricaine, dont les États-Unis
d’Afrique.
Les projets panafricains de Kadhafi
Le colonel Kadhafi a mis en œuvre la
grande rivière artificielle, un projet
d’envergure visant à transformer le
désert du Sahara et à renverser la
désertification de l’Afrique. Grâce à
ses plans d’irrigation, la grande
rivière artificielle avait également
pour but de soutenir l’agriculture
ailleurs sur le continent. Ce projet est
devenu une cible militaire pour l’OTAN.
Sans justification, la campagne de
bombardements de l’OTAN visait à
détruire la grande rivière artificielle.
Kadhafi envisageait aussi la création
d’institutions financières panafricaines
indépendantes, où la Libyan Investment
Authority (Autorité libyenne
d’investissements) et la Banque
étrangère de Libye joueraient des rôles
importants. Par le biais de ces deux
institutions, Kadhafi a contribué à
mettre sur pied le premier réseau de
satellites africain, la Regional African
Satellite Communication Organization
(Organisation régionale africaine de
communications par satellite, RASCOM),
afin de réduire la dépendance des
Africains aux puissances étrangères [2].
Son chef-d’œuvre aurait été la création
des États Unis d’Afrique. L’entité
supranationale aurait été constituée à
l’aide de la Banque africaine
d’investissements, le Fonds monétaire
africain et finalement, la Banque
centrale africaine. L’Union européenne
(UE), les États-Unis, le Fonds monétaire
international (FMI) et la Banque
mondiale étaient hostiles à toutes ces
institutions.
Le projet de redistribution de la
richesse de Kadhafi
Kadhafi avait un projet de
redistribution de la richesse en Libye.
Des sources du Congrès étasunien l’ont
même admis dans un rapport daté du 18
février 2011 :
En mars 2008, le colonel Kadhafi a
annoncé son intention de dissoudre la
plupart des corps administratifs
gouvernementaux et d’instituer un
programme de redistribution de la
richesse, où les recettes pétrolières de
l’État seraient mensuellement
distribuées aux citoyens, qui les
administreraient personnellement, en
coopération avec des comités locaux.
Citant la critique populaire des
performances gouvernementales dans un
long discours touchant à divers sujets,
il a répété que l’État traditionnel
serait bientôt « mort » en Libye et que
la gouvernance directe s’accomplirait
par la redistribution des revenus du
pétrole. [L’armée], les affaires
étrangères, la sécurité et les
arrangements concernant la production de
pétrole demeureraient, dit-on, des
responsabilités gouvernementales, alors
que d’autres organes gouvernementaux
seraient supprimés peu à peu. Au début
de 2009, les Congrès populaires de base
envisageaient des changements dans les
propositions et le Congrès général du
peuple a voté pour la remise de
l’implantation à une date ultérieure
[3].
Kadhafi souhaitait que tout le peuple
libyen ait un accès direct à la richesse
nationale. Il était également au courant
de la corruption enracinée dans les
rangs du gouvernement libyen. C’est
l’une des raisons pour lesquelles il
désirait appliquer progressivement un
modèle d’anarchie politique en Libye. Il
a parlé de ces projets pendant quelques
années.
Par ailleurs, le projet de
redistribution de la richesse et
l’instauration d’un système politique
anarchiste étaient vus comme des menaces
très sérieuses par les États-Unis, l’UE
et un groupe de représentants libyens.
Si elles réussissaient, les réformes
auraient créé des troubles politiques
parmi de nombreuses populations à
travers le monde. Au niveau national,
bien des officiels libyens tentaient de
ralentir le projet, entre autres, en
faisant appel à des puissances
étrangères.
Pourquoi Mahmoud
Jibril s’est joint au Conseil national
de transition
Mahmoud Jibril faisait partie des
officiels libyens ayant horreur de ce
projet et fortement opposés à celui-ci.
C’est Seïf al-Islam Kadhafi qui a nommé
M. Jibril. En raison de la forte
influence des États-Unis et de l’UE,
Seïf al-Islam a choisi Jibril pour
transformer l’économie libyenne et
imposer une vague de réformes
économiques néolibérales qui ouvriraient
le marché libyen.
Jibril est devenu chef de deux organes
gouvernementaux de la Jamahiriya arabe
libyenne : le Conseil national de
planification et l’Office national de
développement économique de la Libye.
Alors que ce dernier est un ministère
régulier, le Conseil national de
planification se situe au-delà du Bureau
du secrétaire général du Comité
populaire dans la hiérarchie
gouvernementale. En réalité, cela
plaçait Jibril dans un poste supérieur à
celui qui constitue l’équivalent d’un
premier ministre. Jibril est en fait
devenu l’une des forces ayant ouvert les
portes à la privatisation et à la
pauvreté en Libye.
Environ six mois avant l’éclatement du
conflit en Libye, Mahmoud Jibiril a
rencontré Bernard-Henri Lévy en
Australie afin de discuter de la
formation du Conseil de transition et de
la déposition du colonel Kadhafi [4].
Dans des documents et des procès-verbaux
de l’Office national de développement
économique de la Jamahiriya arabe
libyenne, Jibril a qualifié de « fou »
le projet de redistribution de la
richesse de Kadhafi [5]. Jibril croyait
fermement que le peuple libyen n’était
pas digne de se gouverner lui-même et
qu’une élite devrait toujours contrôler
le destin et la richesse de toute
nation. Il souhaitait diminuer la taille
du gouvernement libyen et licencier un
grand nombre de travailleurs du secteur
public, mais, en revanche, il désirait
augmenter les réglementations
gouvernementales en Libye. Jibril citait
aussi toujours Singapour comme l’exemple
parfait d’un État néolibéral. Alors
qu’il était à Singapour, un pays qu’il
visitait régulièrement, il est probable
qu’il ait rencontré Bernard-Henri Lévy.
Lorsque les problèmes ont commencé à
Benghazi, Mahmoud Jibiril s’est
immédiatement rendu au Caire en Égypte.
Il a avisé ses collègues qu’il serait de
retour bientôt à Tripoli, mais il
n’avait aucune intention d’y retourner.
En réalité, il est allé au Caire pour
rencontrer les leaders du Conseil
national syrien et Lévy. Tous
l’attendaient au Caire afin de
coordonner les événements en Libye et en
Syrie. C’est l’une des raisons pour
lesquelles le Conseil national de
transition (CNT) a reconnu le Conseil
national syrien comme gouvernement
légitime de la Syrie.
N’ayez pas pitié des morts, ayez pitié
des vivants!
Mouammar Kadhafi est mort maintenant. Il
a été tué dans sa ville natale, Syrte.
Il a tenu bon jusqu’à la fin comme il
l’avait promis.
Le CNT, qui avait juré de le poursuivre
en justice, l’a fait assassiner.
Kadhafi a même rappelé aux hommes qui
l’ont battu, sodomisé, se sont moqués de
lui et l’ont finalement assassiné,
qu’ils ne respectaient pas les lois de
l’Islam concernant le traitement
respectueux des prisonniers. L’OTAN a
pour sa part joué un rôle central et
supervisé l’événement du début à la fin.
Le meurtre de Kadhafi a été
systématique, puisque son fils et
plusieurs autres leaders libyens ont
ensuite aussi été tués.
Le décès de Kadhafi marque une étape
historique pour la Libye : la fin d’une
époque et le commencement d’un nouveau
chapitre.
La Libye ne deviendra pas un nouveau
paradis comme le dit le CNT. Dans bien
des cas, les vivants envieront les
morts, à cause d’hommes comme Mahmoud
Jibril, Ali Tarhouni, et Sliman
Bouchuiguir.
Mahmoud Jibril est un simple
opportuniste. L’homme ne voyait aucun
problème à agir comme représentant du
gouvernement sous feu Kadhafi. Il ne
s’est jamais plaint à propos des droits
humains ou du manque de démocratie. Il
était encore premier ministre du CNT
quelques jours après le meurtre sauvage
du colonel Kadhafi. L’opposition de
Jibril au projet de redistribution de
richesse du colonel et son attitude
élitiste sont parmi les raisons pour
lesquelles il a conspiré contre Kadhafi
et contribué à la formation du CNT.
Cet officiel de l’ancien régime, qui a
toujours appuyé ouvertement les
dictateurs arabes dans le golfe
Persique, est-il vraiment un
représentant et un héros du peuple?
Qu’en est-il de ses collègues du CNT qui
ont négocié des contrats pétroliers avec
les États membres de l’OTAN, avant même
de détenir de soi-disant postes
gouvernementaux au sein du CNT?
Mahdi Darius Nazemroaya
Article original :
Who Was Muammar
Qaddafi? Libya's Wealth Redistribution
Project, paru
le 27 octobre 2011
Traduction : Julie Lévesque pour
Mondialisation.ca
Notes
[1] Henri Pierre Habib, Politics and
Government of Revolutionary Libya
(Montmagny, Québec: Le Cercle de Livre
de France Ltée, 1975), p.1.
[2] Regional
African Satellite Communication
Organization, “Launch of the Pan African
Satellite,” July 26, 2010:
http://www.rascom.org/info_detail2.php?langue_id=2&info_id=120&id_sr=0&id_r=32&id_gr=3
[3] Christopher M. Blanchard and James
Zanotti, “Libya Christopher M. Blanchard
and James Zanotti, “Libya: Background
and U.S. Relations,” Congressional
Research Service, February 18, 2011,
p.22.
[4] Private discussions with Mahmoud
Jiribil’s co-workers inside and outside
of Libya.
[5] Internal private documents from
the National Economic Development Board
of the Libyan Arab Jamahiriya.
Mahdi Darius Nazemroaya
est sociologue et chercheur associé au
Centre de recherche sur la
mondialisation (CRM) situé à Montréal.
Il est spécialiste du Moyen-Orient et de
l’Asie centrale. Il était sur le terrain
en Libye durant deux mois et envoyé
spécial de Flashpoints, une émission de
journalisme d’enquête produite à
Berkeley en Californie et diffusée sur
de nombreuses chaînes aux États-Unis.
Mahdi Nazemroaya a publié ses articles
sur la Libye en lien avec des
discussions en ondes (maintenant
archivées) avec Cynthia McKinney à
Freedom Now, une émission diffusée les
samedis de Los Angeles en Californie à
la station KPFK.
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