Opinion
Libéré mais au
fond du gouffre
Maha Salem

Mercredi 21
décembre 2011
Iraq.
A la veille du retrait des troupes
américaines, le pays connaît l’une de
ses plus graves crises politiques.
Divisons, insécurité et corruption
minent le pays. Le bilan de neuf années
d’occupation est fortement négatif.
La tension est encore
montée d’un cran en Iraq. Le chef du
gouvernement, Nouri Al-Maliki, a
demandé, dimanche dernier, au Parlement
de retirer sa confiance au vice-premier
ministre Saleh Moutlak. Ce dernier
l’avait traité à la télévision de «
dictateur pire que Saddam Hussein ».
Cette motion de défiance intervient dans
le cadre d’une guerre politique entre le
premier ministre et le bloc Iraqiya.
Iraqiya, un bloc
parlementaire sunnite, a suspendu samedi
dernier sa participation aux affaires du
pays. Il accuse le premier ministre,
Nouri Al-Maliki, un chiite, de
concentrer les pouvoirs. Ce retrait d’Iraqiya,
un parti dirigé par l’ex-premier
ministre, Iyad Allaoui, témoigne d’un
retour des tensions politiques à la
veille du départ des soldats américains
et fragilise l’équilibre déjà sensible
entre chiites, sunnites et Kurdes au
sein du gouvernement. Selon un
communiqué, Iraqiya a annoncé qu’il
suspendait sa participation au Parlement
jusqu’à nouvel ordre et a accusé Maliki
de chercher à gagner du temps à travers
sa promesse de former un gouvernement
d’union.
« Comme nous ne
pouvons plus garder le silence sur la
manière dont est administré l’Etat, car
cela conduit le pays vers l’inconnu, le
bloc Iraqiya suspend sa participation au
Parlement à partir de samedi », explique
Iraqiya. Par ailleurs, le bloc Iraqiya a
appelé à l’ouverture d’une table ronde
pour trouver une solution en vue de
soutenir la démocratie et les
institutions civiles.
Second groupe
parlementaire avec 82 députés, derrière
les 159 parlementaires de l’Alliance
nationale, la coalition des partis
religieux chiites Iraqiya dresse un
violent réquisitoire contre Al-Maliki.
Il l’accuse notamment d’avoir « placé
des chars et des véhicules blindés
devant les résidences de dirigeants d’Iraqiya
dans la Zone verte », un secteur
ultra-protégé où vivent les principaux
chefs politiques du pays et où sont
situés notamment les bureaux du chef du
gouvernement ainsi que les ambassades
des Etats-Unis et de Grande-Bretagne. «
Iraqiya refuse la politique consistant à
agir en ignorant les autres partis
politiques, la politisation de la
justice, l’exercice solitaire du pouvoir
et la violation de la loi », assure le
communiqué.
Selon la formation, «
cette manière d’agir pousse les gens à
vouloir se débarrasser de la main de fer
du pouvoir central d’autant que la
Constitution les y autorise », faisant
allusion aux récents votes en faveur de
l’autonomie des provinces à majorité
sunnite d’Anbar, de Salah El-Din et de
Diyala.
Essayant de trouver
une issue à cette crise, Baha Al-Araji,
le chef du bloc sadriste au Parlement, a
affirmé que sa formation parlementaire
chiite allait tenter une médiation pour
faire revenir Iraqiya sur sa décision. «
Prendre une telle décision au lendemain
de la fin de l’occupation américaine va
allumer le feu de la division »,
s’est-il inquiété.
Partageant le même
avis, Ibrahim Jaafari, chef du groupe
parlementaire de l’Alliance nationale, a
critiqué la décision d’Iraqiya, estimant
que l’Iraq « avait obtenu un excellent
résultat grâce à la politique de M.
Maliki ». « Nous nous sommes débarrassés
de la présence étrangère en moins d’une
décennie et le monde entier s’intéresse
à notre expérience », a-t-il ajouté, en
exprimant l’espoir qu’Iraqiya revienne
sur sa décision. Tout en reconnaissant
que la Constitution comporte des
erreurs, il a ironisé sur les partis
sunnites, sans les nommer, qui « étaient
hostiles au fédéralisme au moment de la
rédaction de la Constitution et qui,
aujourd’hui, l’utilisent pour diviser le
pays en régions ».
S’estimant lésés par
un gouvernement à majorité chiite, les
sunnites, qui ont été dans le passé
partisans d’un Etat centralisé, sont
aujourd’hui portés par une volonté de
gérer leurs régions de manière autonome,
à l’instar des Kurdes.
Ce problème de
divisions accentue les divisions au sein
du pays et risque de porter un coup dur
à son entité. Les années dernières, une
nouvelle loi a été promulguée, octroyant
à chaque gouvernorat le droit de
proclamer sa propre autonomie à
condition que les deux tiers des
municipalités de ce gouvernorat
acceptent cette autonomie.
Cet état de choses
pourrait effriter l’unité du pays et
aboutir à son effondrement car désormais
chaque gouvernorat pourrait se
précipiter à demander son autonomie
comme l’ont déjà fait les provinces d’Anbar,
de Diyala et de Salah El-Din. Quand la
demande d’autonomie a été refusée par le
gouvernement iraqien, des violences ont
éclaté dans le pays.
Un scénario qui
risque de se répéter dans les jours à
venir où plusieurs régions pourraient
aller jusqu’à demander leur indépendance
totale. Selon les experts, Washington a
accepté une telle loi pour faire de
l’Iraq une copie des Etats-Unis, en
d’autres termes pour mettre fin à l’idée
d’un gouvernement central et effriter
l’unité de ce pays.
Déjà, le Kurdistan
demande son indépendance. La première
région à demander son autonomie serait
la région kurde, une région puissante
qui reçoit d’importantes aides
européennes. Cette situation intervient
au moment où les derniers soldats
américains quittent l’Iraq après neuf
ans d’occupation militaire.
Enliser Bagdad
Le retrait des forces
américaines ouvrira cependant une
nouvelle page dans l’histoire de l’Iraq,
enlisé dans un gouffre sans fond. Mais
une question reste ouverte : qu’a fait
Washington en Iraq pendant 9 années de
présence ? En un mot, rien. Rien du
tout.
Les neuf ans révolus
resteront peut-être parmi les plus
chaotiques dans l’histoire du pays. Et
finalement, ce retrait américain ne fait
que mettre de l’huile sur le feu et
enliser de plus en plus Bagdad dans
l’abîme de l’insécurité, du chaos et des
divisions internes. Défis énormes,
avenir sombre et problèmes insolubles :
telles sont les trois perspectives
d’avenir qui semblent attendre ce pays
déchiré, aux problèmes compliqués,
enchevêtrés et sans issue prochaine.
Il ne s’agit pas du
premier échec pour les forces
américaines. Le précédent en Afghanistan
ne fait que ternir l’image de Washington
sur la scène internationale. Après une
dizaine d’années en Afghanistan, les
forces américaines n’ont-elles pas
laissé ce pays dans un « bourbier »
insoluble, entre pauvreté et guerre sans
fin ?
En Iraq, la situation
n’est pas meilleure. Le paysage
politique iraqien est, pour l’heure,
mutilé. Le problème le plus dangereux
auquel ce pays fait face après le
retrait des troupes américaines est
celui des frontières. Pour le moment, le
premier pays voisin à profiter du
retrait américain est l’Iran. Pour
compenser l’amenuisement de son
influence en Syrie, Téhéran n’a fait
qu’accroître sa présence en Iraq, d’où
l’inquiétude des pays du Golfe qui
veulent préserver leurs intérêts en Iraq
et craignent donc la croissance de
l’hégémonie iranienne à Bagdad.
Les pays du Golfe
n’ont jamais profité de la puissance de
l’Iraq sous Saddam Hussein. Au
contraire, ce pays constituait pour eux
une menace réelle. N’oublions pas que le
seul pays arabe à avoir occupé un autre
pays arabe fut l’Iraq quand elle a
colonisé le Koweït en 1990. Le seul
avantage que représentait l’Iraq pour
les pays du Golfe était de limiter
l’influence iranienne dans la région.
Cet avantage s’est effacé avec la
récente alliance entre ces deux pays, ce
qui inquiète les pays du Golfe, mais
surtout les Etats-Unis qui voient en
Téhéran sa bête noire numéro un.
« Cette alliance
irano-iraqienne constitue une épine dans
le pied de Washington et menace fort les
intérêts américains dans la région »,
explique Mohamad Abdel-Qader, analyste
au Centre des Etudes Politiques et
Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, au
Caire. Selon lui, la seule issue à ce
dilemme est de jouer sur la corde des
différends entre le peuple iraqien, dont
une bonne partie s’oppose à la
croissance de l’influence iranienne sur
son sol.
Selon différents
rapports, l’armée iraqienne sera
incapable de défendre ses frontières et
son espace aérien avant 2020. Ses
relations avec ses voisins restent
pourtant toujours tendues. Par exemple,
il existe une impasse entre l’Iraq et le
Koweït depuis 1990 avec des contentieux
sur les réparations de guerre et le
tracé de la frontière. L’Iraq accuse
aussi le Koweït de bloquer son accès à
la mer en bâtissant un port qui gênerait
ses exportations de brut.
Armée hétéroclite et
faible
Outre la question des
frontières, la sécurité occupe la part
du lion. Le retrait des forces
américaines va accroître les violences
dans le pays et mettre à nu les
véritables lacunes de l’armée iraqienne
qui ne sera pas capable de contrôler la
situation, notamment en raison des
divisions internes qui la rongent. La
puissance de l’armée aux temps de Saddam
n’a rien à voir avec sa puissance
aujourd’hui. Jadis, elle était très bien
équipée, homogène, unie et forte : elle
était l’une des armées les plus
qualifiées du monde arabe. Désormais,
elle est devenue hétéroclite, faible,
mal équipée, mal gérée et divisée entre
diverses factions et tendances
politiques.
Alors qu’une partie
de l’armée soutient les sunnites, une
autre représente les chiites et la
troisième est partisane d’El-Mahdi, etc.
Il s’agit là d’un plan délibéré de la
part des Américains qui souhaitent que
cette armée reste une marionnette
facilement manipulable. Selon les
experts, l’armée iraqienne aurait très
peu de chance de regagner son pouvoir
dans l’immédiat en raison de la
corruption qui pèse sur le corps
militaire.
Cette corruption
s’est empirée après l’invasion
américaine en 2003. A noter aussi que le
poste de ministre iraqien de l’Intérieur
demeure vacant depuis plus d’un an, d’où
une dégradation de l’appareil
sécuritaire. Selon les derniers
rapports, l’Iraq compte parmi les pays
les plus corrompus du monde. Les membres
du gouvernement, les hauts
fonctionnaires et le président iraqien
peuvent fixer leurs propres salaires,
sans contrôle ni surveillance.
Les Etats-Unis ont
voulu faire de l’Iraq un « Etat exemple
» en matière de démocratie, un exemple
destiné aux pays arabes. Mais Washington
a fait face à des défis inattendus.
L’opposition, à laquelle Washington
entendait confier le pouvoir, est
hétéroclite, faible, divisée et ne fait
que chercher ses propres intérêts.
Chaque parti a ses partisans : les
chiites sont soutenus par l’Iran, les
sunnites soutenus par les pays du Golfe
et les Kurdes par l’Occident. L’avenir
s’annonce aussi noir que le bilan
américain des neuf années d’occupation .
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reproduction et de diffusion réservés. ©
AL-AHRAM Hebdo
Publié le 21 décembre 2011 avec
l'aimable autorisation de AL-AHRAM Hebdo
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