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« Opération
Parabellum »
Enquête sur un trafic d'armes aux sommets
de l'État libyen
Luc Mampaey, Federico Santopinto
Ermete Moretti (à
gauche) et des officiels libyens à l’aéroport de Pise
Photo prise par la police italienne lors de l’investigation,
incluse dans le dossier pénal
et diffusée par Associated
Press
Bruxelles, le 2 décembre 2009
Une affaire pénale a conduit le procureur anti-mafia de
Pérouse (Italie) à révéler l’achat de 500 000 fusils d’assaut
chinois et de leurs munitions par des négociants italiens à la
demande de proches du colonel Khadafi. L’importance de ce
transfert d’armes et la qualité des responsables impliqués à
Tripoli laissent à penser que la Libye entend armer discrètement
des protagonistes au Proche-Orient ou en Afrique. En
mars 2006, le procureur anti-mafia du parquet de Pérouse
(Italie), Dario Razzi, lançait l’Opération Parabellum », une
enquête sur un vaste trafic d’armes destinées à la Libye par
l’intermédiaire de courtiers italiens et chinois, via des
sociétés off-shore. Le procureur Razzi enquêtait initialement
sur une affaire de trafic de drogue.
Selon l’enquête du procureur Dario Razzi, de hauts
responsables libyens voulaient acheter 500 000 fusils d’assaut
chinois SMG T-56 7.62mm (une variante de la Kalachnikov AK-47)
et 10 millions de munitions par le biais d’intermédiaires
italiens et de leurs sociétés chypriotes et maltaises. La valeur
de la transaction, qui, initialement, ne devait pas dépasser 40
millions de dollars, a été fixée par les intermédiaires italiens
à 64 millions de dollars, compte tenu des commissions et du coût
de la corruption des fonctionnaires libyens. Les médiateurs
italiens avaient déjà fait parvenir aux Libyens six T-56 à titre
de démonstration. Au moment de leur arrestation, ils étaient sur
le point de sceller l’accord de vente pour l’ensemble de la
transaction.
L’entreprise chinoise qui produit les T-56 est la China North
Industries Corp., connue aussi sous le nom de
Norinco.
La médiation entre les courtiers italiens et Norinco était
assurée par une société chinoise d’import-export, China Jing An,
représentée par M. Luming. Selon le rapport d’enquête italien,
la China Jing An était aussi en mesure de proposer à la vente
d’anciennes armes de la FN Herstal.
La destination de ces grandes quantités d’armes n’est pas
établie. Les quantités évoquées dépassent cependant largement la
capacité d’absorption légitime de la Libye, un pays de 6
millions d’habitants et d’environ 120 000 hommes et femmes en
armes (armée nationale et milices populaires). La justice
italienne suspecte la Libye de vouloir réacheminer ces armes
vers d’autres pays, et cite notamment la République démocratique
du Congo, le Tchad, le Soudan et l’Irak. Les écoutes
téléphoniques menées par les enquêteurs italiens révèlent en
outre que les intermédiaires italiens étaient parfaitement
conscients de ce que la Libye ne pouvait être la destination
finale.
Les écoutes téléphoniques indiquent aussi que l’intérêt des
commanditaires libyens ne se limitait pas à l’achat des fusils
d’assaut chinois. Ils avaient au départ manifesté la volonté
d’acquérir un million de Kalachnikov AK-47 russes. Les
intermédiaires italiens sont apparus étonnés et embarrassés face
à une telle demande. Le choix de se tourner dans un premier
temps vers Norinco, en Chine, pour l’achat de 500 000 T56 aurait
été dicté par des raisons de disponibilité et de rapidité.
La justice italienne n’aura évidemment à juger que des faits
reprochés aux présumés trafiquants italiens : participation à
une transaction d’armes sans être inscrits au registre national
des entreprises autorisées à acheter et à vendre des armes, ne
pas avoir informé le ministère de la transaction en question,
être dépourvus des autorisations nécessaires, corruption de
fonctionnaires libyens. En effet, bien que les prévenus aient
opéré via des sociétés off-shore établies à Malte et à Chypre,
la justice estime que l’essentiel de leur activité s’est exercée
sur le territoire italien.
Le rôle des intermédiaires italiens
Le 12 février 2007, la justice italienne a procédé à
l’arrestation de quatre présumés trafiquants italiens : Ermete
Moretti, Gianluca Squarzolo, Massimo Bettinotti et Serafino
Rossi. La cinquième personne, Vittorio Dordi résidait en
République démocratique du Congo au moment des arrestations. Il
a entretemps été extradé vers l’Italie et placé en résidence
surveillée dans la province de Piacenza, dans le nord de
l’Italie.
Squarzolo était sous contrôle téléphonique depuis 2005, dans
le cadre d’une enquête sur un trafic de drogue dans la province
de Terni. Il est apparu que Squarzolo, que la justice italienne
considère comme un petit trafiquant, était en contact avec
Moretti. L’enquête s’est ainsi étendue à ce dernier,
propriétaire d’au moins deux sociétés dont il est l’unique
administrateur : Middle East Export srl à Milan, et Middle East
Engineering ltd basée à Malte.
L’enquête indique que Moretti était en contact avec les
milieux militaires libyens, et notamment avec le colonel
Tafferdin Mansur. C’est au cours d’un appel téléphonique à
Moretti, le 8 mars 2006, que le colonel libyen Mansur fait part
à son interlocuteur de sa volonté d’acheter une grande quantité
de fusils d’assauts de type Kalachnikov. Moretti s’est saisi de
l’affaire et aurait envoyé, en mars 2006, Squarzolo en Libye
pour y rencontrer le colonel Mansur afin « d’acheter du
ciment », selon les conversations téléphoniques interceptées. Au
cours d’une fouille à son retour à l’aéroport de Fiumicino
(Rome), les douaniers ont saisi dans les bagages de Squarzolo
des catalogues d’armes.
Le rôle de Bettinotti, également en contact avec Moretti,
aurait été d’identifier les armes qui correspondaient le mieux
aux exigences des Libyens. Bettinotti est un expert en armes et
directeur général de Military Industrial Representatives (MIR),
basée à La Spezia, en Ligurie, mais qui dispose aussi d’un siège
à Malte. Bettinotti serait en outre étroitement lié aux
entreprises de Moretti. Quant à Rossi, présenté comme un expert
en armes légères, il aurait été au courant des négociations et
assistait Bettinotti.
C’est cependant Vittorio Dordi qui semble jouer un rôle clé
dans l’affaire. Il ressort des interceptions téléphoniques que
Dordi, qui entretenait des liens directs avec les autorités
libyennes, s’est rendu plusieurs fois à Tripoli pour discuter de
ventes d’armes, dont le million de Kalachnikov et ensuite les
T-56 chinois.
Vittorio Dordi, très bien introduit auprès des milieux
militaires russes, est le directeur général de Gold Rock Trading
Ltd, une société basée à Chypre, mais possédant un bureau à
Pontetaro (province de Parme en Italie) et spécialisée dans la
vente d’armes de tout type. La Gold Rock serait en outre en
partenariat avec la société géorgienne Tam (Tbilisi Aviation
Manufacturing), qui produit les Sukhoi 25, et la société russe
MI-Helicopters basée à Kazan. Ces trois sociétés ont créé en
2002 une nouvelle société nommée Aerosonic Ltd.
Mais ce sont surtout les relations congolaises de Dordi qui
préoccupent les enquêteurs. Selon nos sources, Vittorio Dordi
bénéficiait d’amitiés au plus haut niveau à Kinshasa, et aurait
d’ailleurs été en possession d’un passeport diplomatique
congolais. Selon le compte-rendu des interceptions téléphoniques
figurant dans le rapport d’enquête, au moment de quitter le
Congo pour rentrer en Italie, un émissaire de la présidence
congolaise lui aurait signifié la volonté du président de lui
parler personnellement et immédiatement, l’obligeant à retarder
son voyage.
Selon l’enquête, Moretti et Bettinotti entretenaient de
longue date d’excellents contacts avec les autorités libyennes
et n’avaient donc, a priori, pas réellement besoin de Dordi pour
conclure la transaction entre la Chine et la Libye. Il n’est dès
lors pas à exclure que le rôle de Dordi puisse être plutôt lié
aux filières supposées de réacheminement de ces armes après
livraison à la Libye, notamment vers des groupes indéterminés en
République démocratique du Congo.
Les contacts du GRIP auprès du panel d’experts attaché au
comité des sanctions du Conseil de Sécurité des Nations unies,
chargé de contrôler l’application des restrictions
internationales en matière de vente d’armes en République
démocratique du Congo, confirment que ceux-ci s’intéressent de
très près à cette affaire, et en particulier au rôle de Vittorio
Dordi.
Les autorités libyennes impliquées
Parmi les autorités libyennes suspectées figure le colonel
Tafferdin Mansur, haut fonctionnaire du ministère de la Défense.
Mansur était le principal contact des présumés trafiquants
italiens qui, selon l’enquête, lui auraient régulièrement versé
des pots-de-vin. Il est identifié dans l’enquête comme
l’acheteur. Il devait en outre organiser le séjour des présumés
trafiquants italiens qui se rendaient à Tripoli. Les actes de
l’enquête démontrent toutefois que les intermédiaires italiens
se rendant à Tripoli étaient toujours accueillis à l’aéroport
par des militaires afin de faciliter le passage des contrôles.
Des suspicions pèsent aussi sur le chef d’état-major libyen,
Abdulahim Ali al Sied, responsable du bureau des achats du
ministère de la Défense de Tripoli. À la demande de Mansur, Sied
aurait signé le certificat d’utilisation finale que l’entreprise
chinoise Norinco avait demandé avant d’envoyer les six premiers
T-56 à des fins d’évaluation.
Parmi les autres autorités libyennes impliquées figurent
l’ingénieur Usama Ahnish et un certain Mahmmud, dont le nom de
famille est inconnu, apparemment eux-aussi fonctionnaires du
ministère libyen de la Défense. Usama Ahnish serait venu en
Italie pour présenter l’offre à Moretti, mais aussi se faire
rémunérer pour son rôle et les informations fournies. L’enquête
a aussi identifié un Libyen du nom de Mohamed el Masdub,
titulaire d’un compte auprès de la Banca Popolare di Vicenza sur
lequel Moretti aurait versé 50 000 euros depuis sa société de
Malte, Middle East Engineering. Il est probable qu’il s’agisse
de pots-de-vin destinés à Mansur et Usama. De nombreux autres
pots-de-vins auraient ensuite été payés selon le même mode
opératoire.
Selon nos sources proches de l’enquête, la principale
entreprise publique libyenne,
ENG Holding,
qui contrôle directement ou indirectement l’essentiel de
l’économie du pays, serait aussi impliquée dans l’affaire. ENG
Holding est dirigée par un gendre de Kadhafi, Khaled El-Khweldi
El-Hamedi, fils d’un membre important du Conseil du commandement
de la révolution. L’enquête fait apparaître qu’ENG Holding était
au courant de la transaction d’armes avec la Chine.
Khaled El-Khweldi El-Hamedi est aussi à la tête de l’IOPCR,
International
Organisation for Peace, Care and Relief, la plus grande ONG
libyenne dont la vocation officielle est de promouvoir la paix
et l’aide humanitaire. ENG Holding et IOPCR sont établies à la
même adresse et partagent les mêmes numéros de télécopie et de
téléphone. C’est sur leur télécopieur (+218 21 47 80777) que
Bettinotti a transmis le bordereau de livraison relatif aux six
fusils d’assaut T-56 envoyés à Tripoli afin d’être évalués.
Conclusion
Moretti et Bettinotti ont reconnu leur culpabilité et négocié
une peine de quatre années de prison avec la justice italienne.
Le procès des autres prévenus italiens est prévu pour le début
du mois de décembre 2009. Il mérite un suivi attentif, et promet
d’être fort instructif quant aux mécanismes des trafics d’armes
qui multiplient courtiers, intermédiaires et sociétés écrans
off-shore.
Il conviendrait de rester très attentif aux implications et
complicités des personnalités libyennes citées dans le dossier.
Leur rang et proximité avec le pouvoir indiquent que cette
affaire ne pourrait être ramenée à une banale affaire de
corruption de fonctionnaires, à l’insu du « Guide suprême de la
révolution » ou de son entourage immédiat.
Luc Mampaey, Chercheur
au Groupe de
Recherche et d’Information sur la paix et la Sécurité (GRIP)
depuis 1994. Ancien sous-officier des forces armées belges, il
est docteur en sciences économiques (Université de Versailles
Saint-Quentin), ingénieur commercial (HEC Saint-Louis), et
titulaire d’un DES en gestion de l’environnement (ULB/IGEAT).
Federico Santopinto,
Chercheur au
Groupe de Recherche et d’Information sur la paix et la Sécurité
(GRIP). Dernier ouvrage publié : Le développement, une arme pour
la paix :
Les stratégies de la coopération européenne face aux conflits
armés africains.
Cette enquête a été réalisée dans le cadre du
Groupe de
Recherche et d’Information sur la paix et la Sécurité
(GRIP), une ONG belge, notamment spécialisée dans la
surveillance de la prolifération des armes légères et le
contrôle des transferts d’armes.
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