Libye - Témoignage
J'ai vu la
transition vers la peur à Tripoli
Lizzie Phelan
Avec ses
collègues de TeleSur, de Russia Today,
du Centre for Research on Globalization
et du Réseau Voltaire, Lizzie Phelan (PressTV)
est l’une des rares journalistes a avoir
pris le risque de rendre compte de la
réalité en Libye, à contre-courant de la
propagande relayée par les médias dans
les pays de la Coalition.
Jeudi 8 septembre
2011
Extraite par le CICR de
l’hôtel Rixos où elle était
restée bloquée durant cinq
jours, Lizzie Phelan livre ses
premières impressions après la
chute de Tripoli. Le danger, la
mort et la peur règnent
désormais dans la capitale de la
« Nouvelle Libye », tandis que
paradent l’OTAN et ses
Collaborateurs.
Il n’est pas aisé,
dans la fureur médiatique déclenchée
par la chute de Tripoli et le
renversement du gouvernement libyen,
de trouver une analyse claire de la
manière dont les choses se passent
maintenant, sous le nouveau pouvoir.
Après être restée cinq jours bloquée
à l’hôtel Rixos avec 35 journalistes
étrangers, j’ai eu du mal à croire
que les rues que nous traversions
étaient les mêmes que celles qui
m’étaient devenues si familières
pendant le mois que j’ai passé dans
la capitale libyenne.
Les rues, avant si animées, où
les familles allaient à la plage ou
en venaient et se préparaient pour
le dîner qui devait interrompre le
jeûne de ramadan, étaient maintenant
vides. Aux drapeaux verts s’étaient
substitués ceux des rebelles, et les
rares check points —occupés
auparavant par des volontaires,
hommes et femmes, c’est-à-dire par
des voisins— avaient été remplacés
par des check points installées tous
les 100 mètres et surveillés
maintenant par des tanks et des
combattants, uniquement des hommes,
qui portaient des armes
sophistiquées fournies par la force
militaire la plus puissante du
monde : l’OTAN.
Les fiers jeunes libyens noirs
qui avaient assuré la protection des
quartiers qu’ils habitaient avaient
disparus. Nous allions les revoir
ultérieurement, acculés, prisonniers
sur des pick-up, comme dans ces
images que, dans les mois
précédents, on ne pouvait prendre
qu’à des endroits comme Bengazhi et
Misrata. Ils sont victimes de la
rumeur selon laquelle Kadhafi aurait
recruté des mercenaires dans les
pays subsahariens, allégation
largement rejetée par les
organisations de défense des droits
de l’homme vu qu’aucune preuve n’a
été fournie pour l’étayer. Mais,
dans la nouvelle Libye, les noirs se
trouvent, avec les membres des
tribus les plus importantes [en
termes de population], comme celles
de Warfallah, Washafana, Zlitane et
Tarhouna, parmi les populations que
les rebelles soupçonnent d’apporter
leur soutien a Mouammar Kadhafi, un
crime qu’ils punissent de mort,
sinon d’une manière pire encore.
Le convoi de la Croix-Rouge
internationale dont nous faisions
partie arriva finalement à l’hôtel
Corinthian. Lors de mon précédent
séjour, il y a un mois seulement, il
n’y avait dans cet hôtel que deux ou
trois gardiens armés à l’entrée.
Cette dernière était maintenant
bondée d’hommes qui brandissaient
les armes envoyées par l’OTAN et le
Qatar. Il ne restait du personnel
qu’un petit groupe, débordé et
épuisé.
J’y ai retrouvé plus tard
quelques visages des Libyens dont
j’avais fait connaissance, mais la
douleur assombrissait leur regard.
« Comment ça va ? », ai-je
demandé à une employée. « Il est
toujours dans nos cœurs »,
m’a-t-elle répondu. Quand nous avons
finalement eu l’occasion de parler
sans témoins, elle a fondu en
larmes, ce dont elle s’est excusée.
Elle m’a dit qu’il lui était
impossible de se confier à personne
d’autre. « La Libye est comme
notre mère, mais nous ne pouvons
plus parler à notre mère ».
Étant membre de la tribu des
Warfallah et provenant de la région
de Bani Wallid, elle savait que sa
famille et elle-même risquaient
d’être arrêtés à tout moment,
uniquement en raison du soutien sans
faille des Warfallah à celui qu’ils
appellent leur « guide »,
Mouammar Kadhafi. Elle m’a dit : « À
Bani Wallid on a toujours été des
gens très fiers, généreux, humbles,
dignes. Sous ce drapeau [qu’arborent
les rebelles] du roi Idris, nous
étions obligés de baiser les pieds
du roi avant de pouvoir lui adresser
un seul mot. Nous sommes revenus à
ces temps-là. »
Elle a été une des nombreuses
personnes qui m’ont conseillé de ne
pas me faire remarquer et de partir
au plus vite. J’avais été parmi les
rares journalistes qui s’étaient
concentrés sur les conséquences de
la campagne de bombardements que
l’OTAN avait déclenchée sur le pays
et qui s’étaient efforcés de faire
connaître la très forte
participation aux marches populaires
de soutien au gouvernement libyen
ainsi que les conférences des
tribus, faits qui indiquaient que ce
gouvernement n’était pas aussi
impopulaire qu’on essayait de le
faire croire.
J’avais également essayé de
dénoncer les liens des rebelles avec
Al-Qaida, la même mouvance que
l’OTAN combattait dans des pays
comme Afghanistan. Depuis que les
rebelles avaient reconnu que
l’assassinat de l’ex-commandant
rebelle Abdel Fattah Younès avait
été le fait des groupes liées à
Al-Qaida qui se trouvaient dans
leurs propres rangs, la présence des
extrémistes risquait de devenir de
plus en plus évidente, tandis que le
gouvernement libyen s’apprêtait à
rendre publics des documents et des
enregistrements téléphoniques qui
démontraient l’implication
d’Al-Qaida dans la crise et la
manière dont l’Occident avait agi de
connivence avec les membres de cette
mouvance.
Or, après la chute de Tripoli,
seul mon ralliement à la nouvelle
Libye pouvait garantir ma propre
sécurité, et mon amie Warfallah me
pressait de rentrer dans mon pays et
d’y faire connaître ce qui se
passait [ici].
Alors que les combats faisaient
rage sur les routes de l’intérieur
du pays, ce qui les rendaient
particulièrement dangereuses pour
toute personne dépourvue de la
protection des rebelles, ma seule
possibilité de quitter la Libye
consistait à traverser la
Méditerranée.
Ce fut, pendant plusieurs jours,
une possibilité quasi inexistante.
L’agitation des rebelles, parmi
lesquels des disputes éclataient
régulièrement à l’hôtel sur qui
était le véritable chef, s’étendait
non seulement au trajet qu’il
fallait franchir pour gagner le port
et pouvoir quitter Tripoli, mais
aussi à une très grande partie de la
ville. Pendant quatre jours, on vint
nous dire, plusieurs fois par jour
—aussi bien à moi qu’à d’autres
étrangers— que nous allions pouvoir
partir. Et, à chaque fois, la
personne qui avait approuvé le
départ au port disparaissait ou
était remplacée par un nouveau
décideur.
À cause de l’existence de tant de
groupes différentes, dont le Groupe
islamique combattant en Libye, le
Front national pour le Salut de la
Libye et les divers groupes de
déserteurs du gouvernement de
Kadhafi, les forces occidentales
—qui maintenant s’affichent
ouvertement sur le terrain— semblent
évoluer sur une terre qu’elles ne
connaissent pas.
Au deuxième jour de mon séjour à
l’hôtel Corinthian, trois
Britanniques qui roulaient des
mécaniques répétaient constamment
que c’étaient eux qui étaient
désormais en charge de la sécurité
de l’hôtel. L’un d’eux m’a dit qu’il
arrivait de Kabul, où « ça se
gâte de plus en plus ». « Vous
pensez qu’ici ça va devenir comme à
Kabul ? », lui ai-je demandé. « C’est
fort probable, avec tous ces groupes
différents qui se disputent le
pouvoir », m’a-t-il répondu.
Entre-temps, le nombre de vies
humaines qu’a coûté la chute de
Tripoli n’a reçu que très peu
d’attention. Les derniers chiffres
connus datent de la deuxième journée
de combats à Tripoli. Le ministère
de la Santé, encore en
fonctionnement à ce moment-là, avait
fait savoir que les pertes humaines,
après 12 heures de combats et rien
que dans la capitale, s’élevaient à
1 300 morts et 900 blessés. Le même
ministère avait annoncé la veille
plus de 300 morts et 500 blessés. Le
total dépasse largement le chiffre
de 1 400 personnes massacrées
pendant l’attaque, qui avait duré
deux semaines, de l’Opération « Plomb
durci » déclenchée par Israël
contre Gaza et qui avait soulevé une
vague mondiale d’indignation.
Après les bombardements et les
attaques des hélicoptères Apache sur
le quartier le plus pauvre de
Tripoli, et l’un des derniers à
tomber aux mains des envahisseurs,
celui de Abou Salim, des témoins
oculaires ont rapporté qu’ils
avaient pu voir des piles de corps
qui jonchaient les rues. Un proche
d’une personne dont on estimait
qu’elle pouvait se trouver parmi les
victimes fatales s’était rendu dans
l’hôpital local, où il n’avait
trouvé qu’un médecin et deux
infirmières. De même que la grande
majorité des travailleurs de la
capitale, la plus grande partie du
personnel de l’hôpital s’était
enfui, se cachait ou avait peut-être
été tué. Quand la personne en
question avait voulu voir les
cadavres, les gardiens lui avaient
assuré qu’il n’y en avait aucun. Les
proches des personnes portées
disparues craignent donc que les
corps n’aient été jetés dans des
fosses communes dont les
emplacements risquent de rester
inconnus pour longtemps.
Ce bain de sang ne correspond
nullement au discours sur une « Libye
libre » où les civils sont « protégés ».
Mais, dans une atmosphère si
raréfiée par la volonté de contrôler
le pays à tout prix, il est presque
impossible que ceux qui se trouvent
sur le terrain puissent faire preuve
d’honnêteté par rapport aux images
qui défilent devant leurs yeux, du
moins tant qu’ils seront sur le
territoire contrôlé par les
rebelles.
Un jeune rebelle armé qui
arborait le drapeau français sur son
battle-dress m’avait demandé d’où je
venais. « De Londres », lui
ai-je répondu. « Ah, Cameron.
Nous aimons Cameron », m’a-t-il
dit avec un large sourire. Je me
suis efforcée d’esquisser un sourire
moi aussi. La moindre critique
envers mon propre Premier ministre
pouvait être perçue comme un signe
de désaffection envers les nouveaux
gouvernants de la Libye.
Sur le port, pendant que nous
observions le bateau dont les
victuailles qu’il transportait
devaient être déchargées pour
laisser la place aux passagers, un
Italien commentait qu’ils étaient « comme
des enfants qui dirigent une
université » en voyant les
nouveaux maîtres des lieux essayer
de se servir des grues et des
machines nécessaires pour activer la
décharge des bateaux et le départ
des bateaux.
On nous avait que le bateau ne
pourrait probablement pas partir
avant 5 ou 10 jours et que notre
seule option pour le départ par voie
maritime était un bateau de pêche
long de 20 mètres, conçu pour
accueillir uniquement 12 personnes
et dépourvu de l’essentiel du
matériel devant garantir une
navigation sûre.
Quarante-trois personnes se sont
préparées à embarquer. Le rebelle
chargé de contrôler notre bateau
vérifia nos papiers de manière
répétée pendant 4 heures en
insistant sur le fait qu’aucun
Russe, Serbe ou Ukrainien ne serait
autorisé à partir, pas plus qu’aucun
ressortissant de Cuba ou de
l’Équateur, pays dont les relations
avec Mouammar Kadhafi avaient été
trop bonnes tout au long de la
crise.
Finalement, près de minuit, nous
avons tous pu embarquer, à
l’exception d’un Russe.
Tandis que le vacarme des tanks,
les fusillades et l’odeur de la mort
qui saturait l’air restaient de plus
en plus loin derrière nous, ma
mémoire évoquait la ville pacifique,
accueillante et sûre où j’étais
arrivée.
Source :
Axis of Logic (Venezuela, USA)
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