Opinion
Quelles
perspectives pour les protestations en
Turquie ?
Konstantin
Bogdanov
Photo: RIA
Novosti - © REUTERS/ Murad Sezer
Lundi 3 juin 2013
Source :
RIA Novosti
De nombreuses manifestations
secouent les grandes villes turques
depuis plusieurs jours. D'où vient la
colère de cette population divisée entre
l'Europe et l'Asie ?
Ce qui s'est
passé
Tout a commencé, comme souvent, par
une broutille : les autorités ont tenté
de raser le petit parc Gezi (300 mètres
sur 150), près de la place Taksim, pour
y construire un centre commercial.
Une cinquantaine d'activistes locaux
ont d'abord voulu s'y opposer et ont été
dispersés le 28 mai avec du gaz
lacrymogène, pour laisser place aux
bulldozers.
Soudain, tout a basculé. Des
sympathisants ont commencé à installer
un campement dans le parc et les 29 et
30 mai, la foule s'est sensiblement
agrandie. La police a alors lancé des
raids pour interpeler les manifestants.
Puis l'information s'est enflammée comme
une traînée de poudre sur les réseaux
sociaux : ces interventions auraient
fait des dizaines de blessés.
Une manifestation de solidarité avec
les victimes a commencé dans la soirée
du 31 mai et la protestation a encore
gonflé et les 1er et 2 juin : des
dizaines de milliers de personnes
défilaient dans les rues, non seulement
à Istanbul mais aussi dans d'autres
villes plus ou moins grandes du pays.
Rappelons-le : tout a commencé par un
parc. Puis la voix de la foule est
rapidement montée, allant jusqu'à exiger
la démission du premier ministre Erdogan.
Comme un bonne scène de ménage, en
somme : un couple a ravalé son
irritation pendant des années et la
déverse en l'espace de quelques secondes
pour une simple poubelle pleine ou une
tasse sale.
Ce que
demande le peuple
La foule exige tout et n'importe
quoi. Hormis le slogan purement
émotionnel "ne touchez pas à nos gars",
il s'agit principalement d'une sorte de
kémalisme fondamental. Les manifestants
exigent en fait de leur gouvernement de
remplir les principaux points de la
doctrine de Mustafa Kemal Atatürk, qui
fixait la nature laïque de l'Etat et
orientait la Turquie vers les valeurs
européennes.
Pour les Turcs, c'est une forme
d'expression politique. La vente
d'alcool est interdite après 22 heures ?
Ils iront en acheter de manière
ostentatoire. Non pas qu'ils veuillent
boire – les Turcs boivent peu en règle
générale. Mais parce que cette
restriction est une initiative des
islamistes et beaucoup estiment
qu'ainsi, ces derniers font de très
petits pas pour bâillonner le régime
laïque.
C'est pourquoi on constate
aujourd'hui une projection de tous les
reproches de la population urbaine
turque à l'égard du premier ministre
Erdogan et de ses collaborateurs
islamistes, qui s'appuient sur la partie
plus conservatrice de la population.
Les scénarios
éventuels
Il est encore trop tôt pour le dire
mais deux contradictions qui font
actuellement pression sur la politique
intérieure de la Turquie pourraient
faire dégénérer la vague de
protestations en crise politique à part
entière.
Premièrement : la réaction d'une
grande partie de la population, habituée
à vivre dans un pays laïque face à
l'éventuelle islamisation de la Turquie.
Ce qui se passe dans les villes turques
pourrait ainsi être interprété comme une
antithèse du Printemps arabe, où la
vague du triomphe de la "démocratie" qui
a balayé les régimes corrompus -
autoritaires mais laïques - a porté les
islamistes au pouvoir.
Deuxièmement, une forte opposition
interne demeure en Turquie entre les
islamistes et les militaires (se
considérant comme les protecteurs des
succès de la modernisation kémaliste).
Ces dernières années, après avoir réussi
à consolider l'électorat conservateur,
Erdogan a pu porter plusieurs attaques
douloureuses au sommet des autorités
militaires mais l'armée demeure un
bastion de l'opposition.
Ces deux facteurs se complètent et,
dans des circonstances propices pour les
adversaires d'Erdogan, pourraient
engendrer une situation de crise
politique intérieure pour les
islamistes. Elle serait certainement
limitée car si la base de soutien des
nationalistes laïques est grande, elle
reste toutefois inférieure à celle des
islamistes.
Cependant, une telle évolution de la
situation ne pourrait pas être ignorée,
ce qui pousserait le parti au pouvoir à
adopter un comportement plus souple. De
là à satisfaire les exigences actuelles
des manifestants, c'est une autre
histoire.
© 2013
RIA Novosti
Publié le 4 juin 2013
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