Analyse
Les dynamiques économiques palestiniennes
(1967-2009)
Julien Salingue
Samedi 21 novembre 2009
Intégration
inégale, de-development et économie-casino
NB : L'article qui suit est une version écrite d'une
communication effectuée lors d'un récent colloque à Dijon
(Quel Etat palestinien ? Histoires, réalités, perspectives,
19-20 novembre 2009). Les actes de ce colloque devraient donner
lieu à publication l'an prochain. Le texte que je mets en ligne
doit donc être considéré comme un "work in progress", dont une
version défintive et actualisée sera publiée en 2010.
Parler des
dynamiques économiques dans les territoires palestiniens est un
véritable défi, puisque l’on est immédiatement confronté à une
difficulté, qui n’est pas que sémantique, si l’on tente de
donner un sens au mot « économie palestinienne ». Pour le dire
avec une formule provocatrice : dans quelle mesure peut-on
parler d’une « économie palestinienne » ?
Si l’on entend
l’économie palestinienne comme l’activité économique des
territoires palestiniens (production, consommation, échange et
commerce de biens et de services), il sera difficile de remettre
en question son existence. Si l’on entend économie palestinienne
comme système économique palestinien et/ou comme activité
n’existant pas seulement en soi mais pour soi, les choses sont
moins évidentes.
S’interroger sur
l’état de l’économie palestinienne n’est pas s’interroger sur
une économie « classique ». Les Palestiniens, société dispersée
et déstructurée en 1947-1948, vivent sous occupation militaire
depuis plus de 60 ans. Penser l’état de l’économie
palestinienne, c’est penser l’occupation israélienne et ses
répercussions économiques, c’est penser les ruptures et les
continuités au sein du processus d’Oslo et, enfin, mettre en
perspective la situation et les dynamiques actuelles en
interrogeant la « stratégie économique palestinienne ».
Je m’appuie ici
principalement sur les travaux d’Adel Samara, de Sarah Roy, de
Leïla Farsakh, de Graham Usher, de George Abed et de Fadle Naqib.
Les chiffres que je donne sont issus des rapports du Bureau
Central Palestinien des Statistiques, (PCBS) de la Banque
Mondiale et du Fonds Monétaire International.
1) Une
économie (dé-)structurée par l’occupation militaire
a)
L’intégration inégale
Après la guerre
des 6 jours (juin 1967) et la prise de contrôle de la
Cisjordanie et de la Bande de Gaza, Israël gouverne les
territoires palestiniens occupés au moyen d’ordres militaires.
Il est significatif de noter que plus de 50% des ordres
militaires émis dans la période 1967-1993 sont en relation
directe avec les questions économiques.
Cette
communication n’a évidemment pas pour objet d’entrer dans le
détail de ces ordres, mais plutôt d’en dégager les tendances
lourdes et leur implication quant aux évolutions de l’économie
palestinienne durant la période 1967-Oslo.
La tendance
générale est celle d’une intégration inégale de l’économie
palestinienne à l’économie israélienne. « Intégration inégale »
signifie ici qu’il n’y a pas eu de fusion entre les deux
économies ou d’absorption de l’économie palestinienne par
l’économie israélienne. C’est à un processus de prise de
contrôle/reconfiguration que l’on assiste, dans un rapport de
subordination de l’économie palestinienne à l’économie
israélienne.
C’est ainsi, par
exemple, que par les ordres numéros 10, 11 et 12 Israël rend
illégaux tous les accords préalablement existants quant aux
importations et exportations vers et depuis les territoires
palestiniens, contraignant non seulement les commerçants mais
aussi les négociants en matières premières à importer des
produits israéliens, ce qui a des répercussions au niveau de
l’ensemble du secteur industriel, tout le monde devenant
dépendant des productions ou des autorisations israéliennes
(entre 90 et 95% des importations selon les années).
Grâce à cette
emprise indirecte sur les structures économiques palestiniennes,
Israël va pouvoir accélérer la spécialisation de son industrie
dans les domaines de pointe (électronique, informatique,
technologies militaires), domaines tournés vers l’avenir et à
forte valeur ajoutée, tout en « favorisant » le développement,
dans les territoires occupés, de productions à faible valeur
ajoutée et peu modernes.
On assiste
ainsi, dans des domaines comme l’industrie textile ou la
production de chaussures, à la mise en place de réseaux de
sous-traitance dans les territoires palestiniens, des
industriels israéliens y transférant leur production avant de la
revendre sous l’étiquette « made in Israel ». Israël se prémunit
en outre du développement d’une économie concurrentielle dans
les territoires palestiniens, empêchant la mise en place d’une
industrie moderne et réduisant considérablement la production
agricole par les confiscations de terres. C’est ainsi qu’en 1990
la production industrielle représente à peine 8% du PNB
palestinien (contre 25% en Jordanie) et que la taille moyenne
d’une entreprise palestinienne est de 4 salariés (soit le même
chiffre qu’en 1927).
Cette politique
va contraindre des centaines de milliers de Palestiniens à
rechercher du travail « ailleurs », tout d’abord dans les pays
pétroliers puis en Israël même. Entre 1970 et 1990 la force de
travail augmente de 64% tandis que les emplois à l’intérieur des
territoires occupés n’augmentent que de 28%. Au début des années
90, près de la moitié de la main d’œuvre travaille à
l’extérieur.
b) Le modèle
du de-development
De manière plus
modélisée, 4 grandes tendances se dégagent, modèle que
j’emprunte largement à l’économiste palestinien Adel Samara :
- Une économie
totalement périphérisée, avec pour unique centre l’Etat
d’Israël. Les villes palestiniennes sont dans une relation de
dépendance économique directe avec Israël, et elles ne
constituent même pas un « centre » pour les villages aux
alentours, eux aussi dans un rapport de subordination directe.
- Une économie
qui ne maîtrise pas ses priorités en terme d’investissement et
de développement. Tout investissement et projet de développement
étant soumis à l’approbation israélienne, il s’inscrit forcément
dans le cadre de l’intégration inégale. La plupart des
investissements s’effectueront donc logiquement dans le domaine
de l’habitat, domaine qui ne peut guère bouleverser les
« équilibres » économiques.
- Une économie
dans laquelle les capitaux sont encouragés à fuir : en 1967
Israël ferme toutes les banques et les remplace progressivement
par des banques commerciales israéliennes. Peu convaincus de
confier leur argent à des banques israéliennes, les Palestiniens
ont eu tendance à placer leur argent à l’étranger, ce qui a
contribué à ralentir le développement économique, de même que
l’absence de tout système de crédit.
- Enfin, une
économie captive de l’économie israélienne, tant du point de vue
des importations que des exportations : les producteurs et
marchands se sont adaptés aux besoins de l’économie
israélienne ; les exportateurs et les importateurs ont perdu la
possibilité d’importer ou d’exporter directement depuis ou vers
d’autres pays dans des conditions plus avantageuses.
Cette
intégration inégale se concrétise dans un processus que Sarah
Roy caractérise comme du « de-development », à distinguer du
sous-développement, dans lequel les conditions de possibilité
d’un développement économique, même subordonné, existent. Le de-development
sape, structurellement, les bases mêmes de tout développement
économique réel. L’augmentation de la production et du niveau de
vie dans les territoires palestiniens, consécutive à
l’occupation de 1967, ne s’est pas et ne pouvait, pour les
raisons structurelles énoncées ci-dessus, se transformer
qualitativement en développement économique global. Le de-development
empêche l’émergence d’un système économique palestinien.
2) Les
Accords d’Oslo et la poursuite du de-development
a) La logique
d’Oslo
Je n’aurai pas
le temps d’entrer dans les détails des dispositions économiques
des Accords d’Oslo et du Protocole économique de Paris, signé en
1994, qui organise les relations économiques et commerciales
entre Israël et les Palestiniens dans le cadre du « processus de
paix ». Il s’agira ici d’identifier les ruptures et les
continuités entre la période pré-Oslo et la période qui s’ouvre
en 1994, et dans laquelle nous sommes toujours aujourd’hui.
Le volet
économique d’Oslo doit être pensé dans le cadre plus général des
dimensions politiques du « processus de paix » et de sa logique
d’ensemble :
- Création d’une
administration indigène, aux attributs de souveraineté limités,
dans les zones palestiniennes les plus densément peuplées,
desquelles Israël s’engage à se retirer progressivement à mesure
que la nouvelle Autorité Palestinienne (AP) fait la
démonstration de sa capacité à y maintenir l’ordre.
- Fragmentation
des territoires palestiniens en zones aux statuts juridiques
divers, isolées les unes des autres par des barrages israéliens
et par des routes réservées aux colons.
- Maintien
« officiel » du contrôle israélien sur la grande majorité des
territoires palestiniens occupés (95% en 1994, 82% en 2000), et
sur les frontières avec la Jordanie et l’Egypte.
- Transfert à
l’AP de l’ensemble des responsabilités qui échoient, selon le
droit international, à toute puissance occupante dans les
territoires qu’elle occupe : services sociaux, éducation, santé…
- Report, à des
« négociations sur le statut final », des questions-clés :
Jérusalem, les colonies, les réfugiés.
Etant donné
notre sujet, on retiendra deux éléments essentiels : le maintien
du contrôle israélien sur le territoire et les frontières,
l’omniprésence et la centralité des questions sécuritaires.
J’insiste sur ce point car on a souvent eu tendance à lire et
analyser le Protocole de Paris de manière « séparée », en
soulignant certaines de ses dispositions apparemment favorables
aux Palestiniens mais qui, la réalité l’a démontré, étaient
elles aussi subordonnées aux volets sécuritaire et territorial
de l’Accord « général ».
b) Les
Accords économiques
De retour de
Paris (avril 1994), l’unanimité entre Israël et les Palestiniens
est flagrante : Shimon Pérès déclare « [que] les Palestiniens
sont aujourd’hui d’accord avec Israël pour créer une
économie de marché, une économie ouverte, sans frontières, avec
une liberté totale de commerce et de circulation des biens entre
les 2 parties ». Nabil Shaath parle de son côté « [d’] une paix
totale avec Israël, avec des frontières totalement ouvertes (…),
[qui va] créer avec Israël une communauté économique tournée
vers l’ensemble du Moyen-Orient ».
Un « mariage »,
selon les termes de Shimon Pérès, qui s’avère, à l’examen,
n’être rien d’autre que la poursuite de l’intégration inégale et
du de-development par d’autres moyens. Si certains termes des
accords semblent permettre, en théorie, une émancipation de la
tutelle israélienne et un développement économique palestinien
(liberté d’importation sur une liste de 526 produits,
reversement des taxes et des droits de douane à l’AP,
possibilité de développement d’un secteur financier et bancaire
autonome…), leur inscription dans une réalité modelée par 25 ans
d’occupation et par les volets sécuritaire et territorial des
accords limite considérablement leur portée.
Il convient de
souligner tout d’abord que l’idée même d’une fusion au sein d’un
marché commun d’une économie moderne, développée et
concurrentielle avec une économie déstructurée,
« dé-développée » et subordonnée porte en elle le maintien d’une
relation inégale.
Si l’on entre
davantage dans les détails, en s’appuyant sur des exemples
concrets, cette inégalité et, au-delà, la poursuite du de-development,
est évidente. Certes, l’AP peut importer 526 produits depuis
l’extérieur. Mais un examen de la liste de ces 526 produits nous
montre qu’il s’agit essentiellement de produits alimentaires de
base et de produits de consommation courante. Si les
Palestiniens veulent importer des manières premières ou des
matériaux permettant un développement industriel et/ou
technologique, ils doivent obtenir l’agrément d’Israël via le
« Comité Economique Conjoint ».
De même, la
liberté relative d’exporter est sujette à un alignement de la
TVA palestinienne (qui doit se maintenir entre 15 et 16%) sur la
TVA israélienne (17%). Un tel niveau de taxe rend
structurellement non-compétitifs les produits palestiniens sur
le reste des marchés arabes, problème déjà posé par le coût du
travail dans les territoires palestiniens (salaires beaucoup
plus élevés car l’interpénétration avec le marché et le système
monétaire israéliens tire les prix à la consommation vers le
haut). Ce coût élevé du travail limite en outre considérablement
les investissements étrangers, qui se portent dans des pays où
la main d’œuvre est beaucoup moins coûteuse.
Le rôle joué par
le « nouveau » secteur bancaire n’a pas limité la fuite des
capitaux, bien au contraire, et n’a pas permis le développement
d’un système d’emprunt et donc de crédit. Les banques
investissent à l’étranger, et non dans l’économie « nationale »,
l’argent qui est déposé sur les comptes : en moyenne, durant les
années 90, ce sont plus de 70% des capitaux qui sont ainsi
transférés à l’étranger. Le rapport emprunts/capitaux oscille
entre 20 et 25%, contre 80% en Jordanie et 90% en Israël. En
d’autres termes, le capital accumulé dans les territoires
palestiniens ne bénéficie pas à l’économie palestinienne.
Même si
l’économie palestinienne peut en théorie s’ouvrir sur
l’extérieur, elle est en réalité dans un quasi-tête-à-tête avec
l’économie israélienne de laquelle elle ne peut s’émanciper. Les
produits israéliens continuent d’inonder le marché palestinien
et Israël demeure le principal débouché des productions
palestiniennes. 90% des échanges commerciaux se font avec Israël
et le déficit commercial palestinien passe de 800 millions de
dollars en 1990 à 1.4 milliards de dollars en 1996. 2 exemples
chiffrés: alors qu’en 1984 le volume d’échange en fruits et
légumes entre les territoires palestiniens et la Jordanie
s’élevait à 244 000 tonnes, durant les années 90 il chute à un
niveau moyen de 44 000 tonnes. En 1994, sur les 9000 tonnes de
citrons produites à Gaza, 90% ont été exportées vers les usines
de jus de fruits israéliens.
c) L’arme
politique
Au-delà de ces
considérants strictement économiques, le monopole israélien sur
le contrôle des territoires, des frontières et « l’arme
sécuritaire » vont avoir des répercussions considérables au
niveau de « l’économie palestinienne ».
Un premier
élément qui est tellement évident que je ne vais pas le
développer : l’emprise israélienne sur la majorité des terres
palestiniennes et des ressources énergétiques (notamment l’eau)
empêche l’extension des exploitations agricoles ou des zones
industrielles puisque les permis de construire sont sujets à
autorisation israélienne. Au-delà, les saisies de terre se
multiplient durant les années 90 et 2000 avec la poursuite de la
colonisation et la construction du mur, ce qui tend même à
réduire la production agricole (plus de 1000 fermes et hangars
agricoles saisis pour la seule période 2000-2006).
Un deuxième
élément doit être pris en compte : les procédures sécuritaires
imposées par Israël (contrôle des marchandises à la sortie des
zones autonomes palestiniennes, transfert dans des véhicules
israéliens, nouveaux contrôles aux frontières) augmentent
considérablement le coût de l’exportation et de l’importation de
marchandises, ce qui rend encore un peu moins concurrentielles
les productions palestiniennes et moins attractives (pour les
exportateurs étrangers) les zones autonomes.
Enfin, et c’est
sans doute l’essentiel, la pratique récurrente (499 jours entre
1994 et 1999, soit 3 mois par an pendant la période de
« paix »), pour des motifs officiellement sécuritaires, du
bouclage des zones autonomes, va avoir un impact catastrophique
au niveau économique. La Banque Mondiale estime ainsi que la
pratique du bouclage a généré 40% de pertes du PIB de Gaza en
1996 et 20% de celui de la Cisjordanie : réduction drastique du
nombre de travailleurs palestiniens autorisés à se rendre en
Israël (et donc du pouvoir d’achat et de la consommation),
réduction des possibilités de commercer, y compris avec Israël,
réduction de la production, explosion du chômage et de la
pauvreté…
Le PIB par
habitant décline régulièrement entre 1994 et 1999, et s’écroule
entre 2000 et 2005 (-35%) avec la systématisation du bouclage
après le soulèvement de septembre 2000. La production agricole
chute, en valeur absolue, de plus de 25% entre 1999 et 2007, la
production industrielle de plus de 20%.
Au-delà, la
fragmentation territoriale va s’accompagner d’une « enclavisation »
économique, Gaza étant isolée de la Cisjordanie, le Nord de la
Cisjordanie du Sud. Sarah Roy décrit ce processus d’enclavisation
et d’autarcisation de l’économie : des pratiques économiques qui
s’éloignent des marchés et des échanges internationaux (voir
inter-zones autonomes) et se tournent vers la production locale,
des activités et des modes de production plus traditionnels. En
résumé, on produit de moins en moins pour exporter et de plus en
plus pour consommer tout en étant toujours dépendant des
produits israéliens, étant donné les limites objectives,
structurelles, des capacités de production.
Durant les
années 90 et 2000, loin de s’atténuer, le de-development se
poursuit et se renforce, même si, comme on va le voir, l’argent
afflue dans les territoires palestiniens et certains en tirent
des bénéfices.
3) Au-delà de
l’occupation, la faillite d’une stratégie palestinienne et
internationale
a) Le rôle
économique de l’AP
Il serait en
effet trop réducteur d’attribuer les responsabilités de la
poursuite du de-developement à la seule occupation israélienne,
même si elle en demeure la principale source. Un changement
fondamental s’est opéré avec Oslo : la mise en place de
l’Autorité Palestinienne qui, en ce qui nous concerne, exerce un
monopole sur les négociations économiques avec Israël, sur la
perception des taxes diverses (notamment les droits de douane)
et des aides internationales.
L’apparition de
ce nouvel acteur va largement participer d’une reconfiguration
de la scène économique palestinienne et, au-delà, de la scène
politique et sociale. On peut résumer en 3 grands traits le rôle
économique de l’AP : difformité, clientélisme et dépendance.
La construction
d’un appareil d’Etat pléthorique (jusqu’à 180 000 membres en
2007) a permis à l’AP de jouer un rôle central dans l’économie
palestinienne en devenant le premier pourvoyeur d’emplois dans
les territoires palestiniens. Mais derrière ce chiffre se cache
un développement très inégal, difforme, de l’appareil d’Etat :
la moitié de ses salariés sont employés dans les diverses forces
de sécurité, moins d’1/3 du budget est consacré au développement
des services sociaux (santé, éducation), et c’est une portion
négligeable qui est consacrée à l’aide au développement
économique.
Le monopole sur
les droits de douane (plusieurs centaines de millions de dollars
par an), sur l’aide internationale (environ 10 milliards de
dollars entre 1994 et 2006) et sur l’importation de 27
marchandises (ciment, tabac, essence…) va générer un vaste
réseau de clientélisme et de corruption. Des centaines de
millions de dollars sont gaspillés de manière improductive dans
l’entretien de réseaux de clientèle. Le monopole sur les
importations de produits indispensables, lui aussi utilisé à des
fins de corruption, entraine une hausse des prix : les
constructeurs palestiniens qui importaient du ciment (entreprise
Nesher) depuis Israël ont vu les prix augmenter suite à
l’établissement du monopole de l’AP. Enfin l’AP favorise
largement les investissements étrangers (avec lesquels elle
partage des monopoles), et notamment des riches Palestiniens de
la diaspora, au détriment des entrepreneurs locaux. Ces
investisseurs préfèrent les secteurs rentables sur le court
terme (tourisme, télécommunications…) à des secteurs moins
rentables mais permettant le développement réel d’une économie
locale.
L’AP demeure
néanmoins dans une situation de dépendance totale vis-à-vis de
l’aide extérieure. Le coût du développement et de l’entretien de
l’appareil d’Etat et des diverses infrastructures (dépenses
officielles) cumulé au coût du développement et de l’entretien
des réseaux de corruption et de clientèle (dépenses officieuses)
excèdent très largement les recettes de l’AP. Ainsi, pour
l’année 2009, le déficit budgétaire estimé est de plus de 400
millions de dollars, malgré les aides internationales (1.5
milliard). L’AP ne peut survivre économiquement sans les aides
des pays donateurs et sans le paiement, par Israël, des taxes et
droits de douane : l’autonomie relative de l’AP dans le domaine
économique peut à tout moment disparaître..
Ces 3
caractéristiques (difformité, clientélisme et dépendance)
rejoignent largement les caractéristiques des Etats rentiers,
Etats dont la majorité des recettes provient de l’extérieur et
non de l’intérieur, et donc de l’impôt. Je n’approfondirai pas
ce point ici, mais il convient néanmoins de noter que le
paradigme de l’Etat rentier peut s’avérer éclairant pour
comprendre les phénomènes d’autonomisation politique (dérivée de
l’autonomie fiscale) de la direction de l’AP et de
dépolitisation (en raison d’une politique de redistribution des
richesses) de la société palestinienne…
b) De la
dépendance économique à la dépendance politique
La situation de
de-development et les choix économiques de l’AP ont accru la
dépendance de l’économie palestinienne vis-à-vis de l’aide
internationale. L’AP est donc dans une situation paradoxale :
incontournable sur le plan économique à l’intérieur des
territoires palestiniens (40% de la population vit grâce aux
salaires de l’AP), elle ne bénéficie d’aucune autonomie
vis-à-vis de l’extérieur et doit donc se conformer aux volontés
des pays donateurs. Une situation qui a des répercussions très
politiques : lorsqu’en 2006 le Hamas gagne les élections, les
pays donateurs suspendent leurs aides, Israël suspend le
versement des taxes, et l’AP se trouve dans une situation de
quasi-banqueroute.
Ce n’est
qu’après l’arrivée, contraire au verdict des urnes, de Salam
Fayyad (ancien haut fonctionnaire de la Banque Mondiale et du
FMI) au poste de Premier Ministre que les aides reviennent,
conditionnées à des décisions politiques de premier ordre :
reprise des négociations avec Israël, refonte des services de
sécurité, répression contre le Hamas, désarmement des dernières
cellules de résistance… Lorsque lors de la conférence de Paris,
en décembre 2007, les pays donateurs promettent à Mahmoud Abbas
et Salam Fayyad près de 8 milliards de dollars sur 3 ans, c’est
davantage pour leur permettre de reprendre la main sur la vie
politique palestinienne que pour assurer un véritable
développement économique palestinien.
Les logiques à
l’œuvre depuis Oslo se poursuivent et la « nouvelle politique
économique » de Fayyad ressemble beaucoup à celle de l’AP des
années 90-2000 : priorité accordée aux investissements étrangers
(cf la Palestine Investment Conference de 2008 à Béthléem) au
détriment des entrepreneurs locaux, secteurs rentables (des
hôtels de luxe à Ramallah, une deuxième ligne de téléphonie
mobile…) et, last but not least, une priorité renforcée, dans le
budget de l’AP, au secteur de la Sécurité : pour l’exercice
2008-2009, le programme « Transformation et Réforme du Secteur
de la Sécurité » possède un budget équivalent aux budgets
cumulés des Programmes « Accès à l’Education » et « Amélioration
de la Qualité des Services de Santé » (en chiffre bruts, de
décembre 2008 à juin 2009, 1325 postes ont été créés dans la
Sécurité et 94 postes supprimés dans la Santé).
Des choix
conformes à l'idéologie néo-libérale des bailleurs de fonds, et
des choix très politiques, qui s’inscrivent dans une vision,
largement partagée par Salam Fayyad et ses proches, selon
laquelle un développement économique palestinien serait possible
malgré la poursuite de l’occupation et de la colonisation. Une
vision qui a pourtant montré toutes ses limites durant les
années 90-2000, pour des raisons (que nous avons exposées plus
haut) qui n’ont pas disparu.
Conclusion :
une faillite programmée ?
L’économie
palestinienne est donc une économie victime d’une politique de
de-developement, que les Accords d’Oslo n’ont pas interrompue,
bien au contraire. Les Accords d’Oslo ont participé d’une
reconfiguration du de-developement avec l’intégration d’un
nouvel acteur, l’AP. Le rôle dévolu à l’AP (et dans lequel la
majorité des forces sociales qui soutiennent l’AP se
complaisent) n’est pas de poser les bases d’une économie
palestinienne autonome ou de renverser le rapport d’inégalité
entre économie israélienne et économie palestinienne. Il s’agit
au contraire de gérer le de-developement sans qu’il y ait aucune
modification structurelle : des individus s’enrichissent, des
secteurs économiques fonctionnent, les salaires des
fonctionnaires sont revenus mais il n’y a pas, à proprement
parler, de développement économique. Les pays donateurs ne s’y
trompent pas, qui n’ont accordé, durant les 6 premiers mois de
l’année 2009, que 32 millions de dollars d’aide au développement
économique (contre plus de 400 millions de dollars pour le
fonctionnement de l’appareil d’Etat).
Si l’on a pu
constater un allégement du bouclage en Cisjordanie, les
difficultés demeurent, les restrictions et les expropriations se
poursuivent, sans parler de la Bande de Gaza : soumise à un
bouclage total et à un véritable embargo, elle est dans une
situation de crise économique sans précédent. Quelques chiffres
: selon la Banque Mondiale, 2% des établissements industriels
continuent de fonctionner à Gaza (90 contre 3900 en juin 2005,
860 salariés contre 35 000), sur 2500 tonnes de fraises
produites, seules 109 tonnes ont pu être exportées (4% de la
production). Si l’on prend en compte Gaza et la Cisjordanie, le
PIB par habitant estimé pour 2009 sera de 30% inférieur à celui
de 1999, et il sera inférieur à celui de 2008. La croissance
économique palestinienne reste négative. En 2008, entre la
moitié et les 2/3 des foyers palestiniens vivent sous la limite
de la pauvreté.
Dans les rues de
Ramallah, il y a 2 semaines, je n’ai pu m’empêcher de penser, en
voyant des enfants du camp de réfugiés de Qalandia, à l’heure où
ils auraient dû être en classe, vendre des chewing-gums au
checkpoint à quelques centaines de mètres des luxueux nouveaux
buildings de la « capitale économique » palestinienne, à ces
mots qu’écrivait Adel Samara, dénonçant le développement d’une
« économie-casino », quelques mois avant l’explosion de
septembre 2000 : « Les nouveaux buildings, les centres
commerciaux et les restaurants de luxe de Ramallah et d’autres
villes de Cisjordanie sont le reflet des intentions réelles de
l’Autorité Palestinienne, et non des preuves d’un quelconque
développement. (…) Le régime établit en réalité une
infrastructure particulière, qui correspond aux besoins et aux
demandes des touristes, des businessmen, des managers d’ONG, des
officiels de l’Autorité… La majorité de la population n’a rien à
voir avec ce prétendu développement ». L’embellie économique
actuelle n’est en réalité qu’un trompe-l’œil et la prétendue
« paix économique » ne stabilisera pas la situation politique.
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