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Retour sur ...
L'évolution du Mouvement National
pendant la Première Intifada (1987-1993). 1/2
Julien Salingue
Affiche de l'artiste militant Jihad Mansour
Mercredi
21
mai 2008 Avertissement : l'article qui suit se situe dans la
continuité du
"Retour sur... Le développement du mouvement national avant la
Première Intifada", publié
précédemment. Il pourra être
utile de s'y reporter. Il s'agit ici d'étudier les grandes
évolutions des principaux acteurs du mouvement national
palestinien durant la période 1987-1993.
Je ne prétends
évidemment pas faire ici
un panorama exhaustif
du développement du mouvement national palestinien durant ces
années. Des livres entiers ont été écrits à ce sujet. Il s'agit
plutôt, de manière synthétique, de tenter d'identifier
les
principaux groupes qui ont joué un rôle dans le développement du
mouvement national à l'intérieur des territoires occupés, de
penser leurs évolutions et de faire un "état des lieux" du poids
de ces différents groupes et des rapports qu'ils entretiennent à
la veille des années de l'autonomie. L'objectif de ce travail
n'est pas juste "historique". Un certain nombre des dynamiques
identifiées ici permettent d'apporter un éclairage sur bien des
développements ultérieurs, c'est-à-dire les "années Oslo", la
Seconde Intifada ou la situation complexe qui règne aujourd'hui
dans les territoires palestiniens. a) Les effets de
l'occupation israélienne
La Cisjordanie et la bande de Gaza, après la Guerre des Six
Jours, sont sous le contrôle exclusif de l'armée israélienne.
Ces territoires sont sous la responsabilité de «
l'Administration Civile » israélienne, qui n'a de « civile » que
le nom puisque ce sont des ordres militaires qui organisent la
vie politique, économique et sociale de ces territoires. Samih
K. Farsoun et Jean M. Landis 1 identifient quatre
mécanismes principaux dans la gestion israélienne de la
population palestinienne : exploitation économique, répression
politique, « déstructuration » institutionnelle et répression
culturelle et idéologique.
- L'exploitation économique des territoires palestiniens se
traduit de multiples façons : intégration forcée à l'économie
israélienne et modelage de l'économie palestinienne en fonction
des besoins du marché israélien, expropriations, accaparement
des ressources naturelles palestiniennes, notamment l'eau (avec
78% de l'eau de Cisjordanie et 33% de l'eau de la bande de Gaza
utilisés par Israël 2), prévention de tout
développement d'une infrastructure économique palestinienne
autonome.
Les confiscations de terres et la concurrence des marchandises
israéliennes vont conduire des dizaines de milliers
d'agriculteurs et d'ouvriers agricoles sans ressource à
travailler pour de faibles salaires en Israël (150 000
Palestiniens travaillent légalement en Israël en 1987, le
chiffre atteignant probablement 180 000 en comptant les
illégaux). Le contrôle des frontières par Israël oblige les
Palestiniens à importer depuis Israël la quasi-totalité des
marchandises qu'ils ne produisent pas (90% du total des
importations en 1986 3). L'installation d'entreprises
israéliennes dans les territoires palestiniens, si elle crée des
emplois, ne bénéficie que très peu à la population puisque les
richesses produites et les bénéfices engendrés ne sont pas
réinvestis dans l'économie palestinienne. L'accumulation de
capital est rendue impossible dans les territoires palestiniens
avec la fermeture de toutes les banques en 1967 (par décret
militaire), banques qui ne commenceront à rouvrir qu'en 1981 (à
Gaza) et en 1986 (en Cisjordanie).
La politique économique d'Israël dans les territoires
palestiniens a quatre conséquences majeures :
* une croissance économique certes importante dans les années 70
mais moins forte que celle des autres pays de la région et
surtout en baisse dans les années 80 (en 1985, les PNB de la
Cisjordanie et de Gaza sont inférieurs à ceux de 1979).
* la distorsion de l'économie palestinienne, qui se développe en
fonction des besoins de l'économie israélienne, avec par exemple
un surdéveloppement des secteurs des transports, de la
distribution et du commerce, « médiateurs entre l'économie
israélienne et les consommateurs palestiniens » 4 et
un sous-développement des industries modernes (chimiques par
exemple).
* la dépendance de cette économie vis-à-vis d'Israël
(importations et main d'œuvre salariée en Israël).
* la modification de la structure sociale palestinienne, avec
une réduction considérable de la place des agriculteurs et
partant des grands propriétaires terriens et l'expansion d'un
prolétariat surexploité en Israël, issu notamment des camps de
réfugiés.
- La répression politique, si elle avait commencé dès 1967, a
connu une accélération avec l'arrivée au pouvoir en Israël, en
1977, du Likoud, qui met en place la politique de « la poigne de
fer ». Les élections municipales de 1976, initiées par Israël,
qui y voyait un moyen de favoriser l'émergence d'une direction «
de l'intérieur », concurrente de celle de l'OLP et avec qui les
autorités d'occupation pourraient s'entendre sur un partage des
responsabilités, ont en effet mis à la tête de la quasi-totalité
des municipalités des maires nationalistes qui reconnaissent,
pour la plupart, l'OLP comme seul représentant légitime du
peuple palestinien. Les autorités israéliennes prennent
conscience du développement du mouvement nationaliste dans les
territoires occupés et décident donc de l'étouffer dans l'œuf.
Les dix années qui séparent l'arrivée du Likoud au pouvoir et le
début de l'Intifada sont caractérisées par une forte répression
du mouvement nationaliste palestinien.
Les élus et personnalités qui déclarent leur allégeance à l'OLP
sont jugés, condamnés, voire expulsés. Les militants
nationalistes sont la cible des autorités d'occupation qui
multiplient arrestations et condamnations à des peines de prison
ou à la déportation, (Hussam Khadr, dirigeant du Fatah dans le
camp de Balata, est arrêté 23 fois pendant les années 80 avant
d'être finalement expulsé au début de l'Intifada). Les
tentatives de structuration politique « nationale », à
l'intérieur des territoires occupés, sont combattues (avec par
exemple la révocation de plusieurs maires, dont celui d'Hébron,
au début des années 80, qui tentaient de s'organiser dans le
Comité d'Orientation Nationale). C'est également durant cette
période (en 1982) que l'opération « Paix en Galilée », visant à
démanteler l'appareil de l'OLP à Beyrouth, est organisée.
Certaines estimations indiquent que près de 200 000 arrestations
ont eu lieu dans les territoires occupés de 1967 à 1987. En
1987, on estime à 4 700 le nombre de prisonniers politiques
palestiniens dans les prisons israéliennes 5.
- La « déstructuration » institutionnelle se manifeste par une
politique de prévention systématique de l'émergence de toute «
structure nationale » ou « système national » palestinien. C'est
ainsi que le système bancaire et monétaire jordanien en
Cisjordanie sera démantelé et que les associations et les
syndicats seront soumis à un strict contrôle des autorités
d'occupation. De même, et comme indiqué plus haut, toute
tentative d'institutionnalisation d'un pouvoir politique « de
l'intérieur » hostile aux forces d'occupation sera
systématiquement combattue. Le processus de « déstructuration »
institutionnelle dépasse les seules institutions politiques et
parapolitiques : les autorités israéliennes vont entraver le
développement de structures aussi diverses que les centres de
formation agricoles ou le système hospitalier. Dans ce dernier
cas, on constate même une régression durant la période de
l'occupation : de 26 lits d'hôpitaux pour 10 000 habitants en
1974, on passe à 18 en 1985 (-30%) 6.
- La « répression idéologique et culturelle » concerne des
domaines aussi divers que la presse, les productions littéraires
et artistiques, l'enseignement scolaire ou la toponymie. Le
Ministère de l'intérieur peut suspendre ou interdire la
publication de n'importe quel ouvrage ou revue sans motif, les
journaux sont sévèrement encadrés par des ordres militaires qui,
par exemple, autorisent l'armée à confisquer tout journal même
s'il a passé la censure du Ministère de l'intérieur. M. Hallaj
7 rapporte que le mot « Palestine » est
systématiquement remplacé, dans les manuels scolaires, par «
Israël », et que les autorités israéliennes pratiquent l'hébraïsation
systématique des noms de villes, villages, rues ou collines. Le
drapeau palestinien est interdit dans l'ensemble des territoires
occupés et l'on interdit même aux artistes peintres de faire
figurer les quatre couleurs du drapeau sur une même toile.
Il s'agit, par ces diverses mesures, de combattre le
développement du mouvement national palestinien en s'en prenant
à tout ce qui peut participer du renforcement du sentiment
d'appartenance national dans la population palestinienne. La
répression culturelle et idéologique a pour principal objectif
de « supprimer le sens de l'identité collective et, en dernière
instance, de la volonté collective » 8.
b) Décembre 1987, une explosion annoncée
Le 9 décembre 1987, à la suite d'un accident de la route dans
lequel un camion israélien a percuté une voiture palestinienne,
provoquant la mort de quatre de ses passagers, la foule
palestinienne envahit les rues de Gaza lors des funérailles et
des incidents opposant population palestinienne et soldats
israéliens éclatent, notamment dans le camp de réfugiés de
Jabalya. Dès le lendemain, des manifestations sont organisées
dans les villes et camps de réfugiés de la bande de Gaza, des
articles relatant les événements paraissent dans la presse
palestinienne tandis que la rumeur se répand que la mort des
quatre travailleurs palestiniens n'était pas accidentelle. Dans
les jours qui suivent, loin de s'essouffler, le mouvement de
révolte de la rue palestinienne se développe dans l'ensemble des
villes, villages et camps de réfugiés palestiniens, y compris à
Jérusalem.
L'explosion de décembre 1987 a été précédée de multiples signes
annonciateurs. En août 1987, un officier israélien est tué par
balle, en plein jour, en plein coeur de la ville de Gaza.
Quelques semaines avant l'explosion de décembre 1987, plus de 2
000 manifestants palestiniens, réunis à l'appel du Jihad
Islamique pour protester contre la déportation de son leader
Sheikh Abd al-Aziz Odeh, s'en prennent au poste militaire
israélien situé près du camp de Jabalya. En novembre 1987, lors
d'une vaste opération d'interpellations de militants dans le
camp de réfugiés de Balata, près de Naplouse, l'armée
israélienne est obligée de se retirer face à la révolte des
habitants du camp qui s'opposent aux arrestations…
Les données établies par l'Administration Civile israélienne
relatives aux divers « incidents » recensés dans les territoires
palestiniens sont éloquentes : au cours de l'année 1987, dans la
bande de Gaza, elle note ainsi une augmentation de 133% du
nombre de manifestations et d'émeutes, de 140% du nombre
d'incidents avec jets de pierre, de 178% des feux de pneus, et
de 68% du nombre de barricades établies sur les routes 9.
Meron Benvenisti, de son côté, avance le chiffre de 3150 « actes
de violence » entre avril 1986 et mai 1987, contre une moyenne
de 500 incidents annuels pour la période 1977-1981 10.
Autant d'éléments qui indiquent que la révolte grondait dans les
territoires occupés. Les effets de l’occupation israélienne
expliquent le caractère massif et rapide du soulèvement
palestinien de 1987 : massif car dans la mesure où aucun domaine
de la vie des Palestiniens n'est épargné, toute la population
souffre, d'une manière ou d'une autre (et à des degrés divers)
de l'occupation israélienne. Rapide car le degré d'oppression et
de répression est tel que la colère et la frustration accumulées
pendant des années n'attendaient qu'une étincelle pour exploser
au grand jour. Le mode d'administration des territoires occupés
par l'armée israélienne va également conditionner les formes
d'organisation chez les Palestiniens pendant un soulèvement qui
va créer des bouleversements dans la structure sociale
palestinienne et dans la composition et la hiérarchie des
élites.
c) La politique de Tunis vis-à-vis de l'Intifada : la
continuité
Je ne me livrerai pas, ici, à une analyse dans les détails du
soulèvement palestinien connu sous le nom de « première Intifada
». Je me contenterai d'en tirer les principaux enseignements
quant aux problématiques qui rejoignent l’étude de l'évolution
des élites palestiniennes.
Le caractère spontané et massif du soulèvement de décembre 1987
exclut selon moi toute interprétation qui tendrait à démontrer
qu'il a été programmé et déclenché par une ou plusieurs
organisations palestiniennes. Plusieurs études (Legrain, Schiff
et Ya'ari) et les témoignages que j'ai recueillis sur le terrain
indiquent au contraire que les dirigeants de l'OLP à l'extérieur
comme les « personnalités publiques » de l'intérieur ont été
surpris par l'ampleur et la rapidité de l'extension du
soulèvement. « Le vrai visage de l'Intifada lors de son
commencement se révéla dans les centres de détention qui
absorbaient les émeutiers arrêtés dans les camps de Gaza. Ces
détenus fournissaient un échantillon représentatif des gens qui
dirigeaient les manifestations, et contrairement à ce à quoi on
pouvait s'attendre la plupart d'entre eux n'avaient jamais été
arrêtés auparavant et n'étaient pas identifiés comme des
éléments actifs d'un quelconque mouvement palestinien » 11.
Il ne s'agit pas de relativiser l'importance du travail effectué
en amont par les militants nationalistes mais de constater que
durant les premiers jours, voire les premières semaines de
l'Intifada, il n'y a pas de structuration du mouvement, de
direction centrale qui commanderait la mobilisation. « Au début,
l'Intifada n'était pas organisée. Initiée à Gaza elle s'est
étendue dans l'ensemble des territoires palestiniens.
Progressivement des leaders locaux ont émergé, militants du PC,
du Fatah ou d'autres organisations. Puis les partis et les
mouvements politiques ont pris la décision de travailler à
organiser cette Intifada et à la structurer » 12. Le
« leadership organisationnel » dont j’ai parlé plus haut est
très rapidement impliqué dans l'organisation et la structuration
du soulèvement, notamment au travers de la mise en place de
structures locales d'auto-organisation du mouvement, les Comités
populaires, qui se développent dès les mois de décembre et
janvier dans les villages, les quartiers des villes, les camps
de réfugiés.
Le 4 janvier, un tract signé du « Commandement National Unifié
du soulèvement » (CNU) est diffusé dans les territoires occupés.
C'est l'acte de naissance du CNU qui est, selon les termes de
l'un de ses membres, « une tentative pour donner un chef et une
partition à un orchestre dont les instruments jouaient la même
mesure, mais pas dans le même tempo » 13. Cette
structure est mise en place par les différentes factions de
l'OLP (à l'initiative du FDLP) et composée de représentants de
chacune d'entre elles. Leur identité n'est à l'époque pas connue
mais cette direction composée de militants de l'intérieur
rencontrera très rapidement un écho important dans l'ensemble
des territoires occupés. « Ils connaissaient les besoins et
l'état d'esprit des gens, et donc ce qu'ils proposaient ou
décidaient était compris et respecté par tout le monde » 14.
Les revendications, les formes d'action et les dates de
mobilisation fixées par le CNU sont reprises par les Comités
populaires locaux et les autres structures. Le CNU affirme son
allégeance à l'OLP mais ne se considère pas comme une simple
émanation de la direction de Tunis ou sa courroie de
transmission dans les territoires palestiniens et revendique son
autonomie (mais en aucun cas son indépendance) vis-à-vis des
instances de l'OLP. Le CNU est, au départ, « l'instrument d'un
processus de dépossession de l'initiative politique par
l'Intérieur au détriment de l'Extérieur » 15.
Les Comité populaires sont eux aussi l'expression de cette
volonté de prise en charge de la gestion de la lutte par les
Palestiniens « de l'intérieur ». Mis en place, dans la plupart
des cas, par les militants des factions de l'OLP et de diverses
associations, ils intègrent également des individus «
non-organisés ». Plus que de simples relais du CNU, les Comités
populaires prennent en charge tous les aspects de la vie
quotidienne dans les territoires occupés : initiatives « locales
» de résistance à l'occupation, autodéfense, établissement de
centres de soins, d'écoles clandestines pour faire face à la
politique de fermeture des établissements scolaires, mais aussi
règlement des conflits entre individus et/ou familles. Il n'y a
pas de développement homogène de ces comités, qui connaissent
des succès plus ou moins importants d'une localité à l'autre.
L'exemple le plus abouti est le Comité populaire de Beit Sahour,
un village chrétien d'environ 12 000 habitants dans le voisinage
de Bethléem. En février 1988, répondant à l'appel à la «
dé-sobéissance civile » émis par le CNU et des personnalités
palestiniennes, le Comité populaire de Beit Sahour décide
d'initier un mouvement de grève du paiement des impôts. Ce
mouvement sera largement suivi au cours des années 1988 et 1989
et sévèrement réprimé par l'armée israélienne, qui organise
notamment des raids dans le village pour confisquer les biens de
ceux qui ne paient pas leurs impôts.
L'attitude de la direction de l'OLP vis-à-vis de ce mouvement de
grève des impôts à Beit Sahour est révélatrice de sa méfiance
vis-à-vis de toute forme d'autonomie politique à l'intérieur des
territoires occupés : « Dans les diverses déclarations venant de
Tunis, l'action de Beit Sahour était soutenue du bout des
lèvres, ni plus ni moins. Aucune stratégie d'ensemble, ayant
pour objectif d'entraîner d'autres communautés dans le sillage
de Beit Sahour, ne fut élaborée. Tunis n'essaya pas de subvenir
aux besoins de ces gens qui avaient beaucoup perdu dans le
mouvement de grève des impôts, alors que c'était une chose
courante avec les familles de ceux qui étaient tués ou
emprisonnés durant l'Intifada » 16. Au même moment,
Arafat opère un rapprochement avec Elias Freij, maire de
Bethléem marqué par son attitude conciliante vis-à-vis des
forces d'occupation (qui l'ont laissé en place, au début des
années 80, tandis qu'elles révoquaient les maires affirmant
leurs appartenances nationalistes) et son hostilité manifeste
aux initiatives des Comités populaires et notamment de la
campagne de grève des impôts de Beit Sahour.
Cette attitude, qui ne s'est pas manifestée seulement dans le
cas du Comité populaire de Beit Sahour, indique nettement que
les initiatives des structures de l'intérieur, bien que prises
par des membres de l'OLP, préoccupent Tunis. « [Beit Sahour] fut
l'un des premiers signes que l'OLP à Tunis était inquiète de
voir son rôle décliner en Cisjordanie et à Gaza et reconnaissait
que son pouvoir était de plus en plus accaparé par des militants
locaux autonomes (pour la plupart membres de l'OLP) qu'elle ne
pouvait pas contrôler. Dès lors, Tunis chercha à reconstituer
son assise politique en s'appuyant de plus en plus sur les
notables, plus flexibles, que sur ses propres cadres » 17.
Il ne s'agit pas de surestimer les conflits entre intérieur et
extérieur. Les structures de l'intérieur (CNU, Comité
populaires) sont dirigées par des membres de l'OLP qui se
réfèrent en permanence à leurs directions situées à l'extérieur
(excepté dans le cas du PC dont les cadres sont pour la plupart
dans les territoires occupés). Mais tandis que ces structures,
qui affirment reconnaître l'OLP comme « seul représentant
légitime du peuple palestinien » (la référence à l'OLP est
explicite dès le troisième communiqué du CNU), pensent les
rapports entre intérieur et extérieur sur le mode de la
complémentarité, la direction de l'OLP les pense sur celui de la
concurrence. Comme indiqué plus haut, les équilibres entre les
forces politiques ne sont pas les mêmes à l'intérieur et à
l'extérieur des territoires occupés. Le poids de la gauche
(notamment le FPLP et plus encore le PC) est beaucoup plus
important en Cisjordanie et à Gaza que dans les structures de
direction de l'OLP. Ainsi le CNU est paritaire entre les
factions politiques, ce qui est loin d'être le cas du Comité
Exécutif de l'OLP dans lequel le Fatah est largement
majoritaire. Les positions publiques du CNU et des Comités
populaires sont différentes de celle de la direction de l'OLP,
avec notamment l'absence de reconnaissance, voire même
l'explicite rejet de la résolution 242 des Nations Unies. Cette
situation inquiète la direction Arafat quant à sa quête de
légitimité à l'échelle internationale, sa recherche du statut
d'élément incontournable pour toute solution négociée dans la
région. Dès l'été 1988, l'autonomie relative du CNU avait fait
long feu : sous la pression des directions politiques de
l'extérieur (Fatah mais aussi FPLP et FDLP), les cadres de
l'intérieur investis dans le CNU sont dépossédés de la décision
politique. Les communiqués sont désormais rédigés à Tunis et le
factionnalisme va progressivement reprendre ses droits dans les
territoires occupés. En prenant indirectement le contrôle du
cadre légitime de direction du soulèvement, la direction de
l'OLP s'assure la mainmise sur la représentation de la
population des territoires occupés et donc sur la revendication
de la légitimité à négocier en leur nom.
d) L'Intifada, arme à double tranchant pour Tunis
En effet, comme je l'ai déjà indiqué, la direction Arafat a fait
le choix, depuis le milieu des années 70, d'une solution
négociée sous supervision internationale. Ce choix est rendu
public en 1974 avec l'intervention d'Arafat à l'ONU et le vote
par le CNP de la revendication d'un Etat palestinien indépendant
« sur toute portion de territoire libéré ». Mais Israël comme
les Etats-Unis refusent de reconnaître l'OLP comme un
interlocuteur pour la négociation, la considèrent comme une
organisation terroriste, et exigent d'elle un certain nombre de
garanties : reconnaissance de l'Etat d'Israël et renonciation à
la lutte armée. En dépit des nombreuses initiatives d'Arafat à
la fin des années 70 et au début des années 80 (réconciliation
avec la Jordanie, garanties verbales et écrites données aux
dirigeants états-uniens) qui accroissent les tensions à
l'intérieur de l'OLP, y compris au sein de son noyau dirigeant
18, à la veille de l'Intifada l'OLP n'est toujours
pas considérée comme un partenaire fiable.
Le soulèvement de 1987 est une arme à double tranchant pour
Tunis. D'un côté il popularise la question palestinienne et
révèle au grand jour que l'occupation de la Cisjordanie et de
Gaza ne peut se prolonger indéfiniment et doit faire l'objet
d'une solution négociée, mais de l'autre il peut faire émerger
une direction et des personnalités de l'intérieur qui pourraient
délégitimer la direction de l'extérieur et se substituer à elle
dans un processus de négociation. L'Intifada offre une
opportunité historique à la direction Arafat, affaiblie et
isolée depuis son éviction de Beyrouth en 1982 : celle de se
poser définitivement comme un partenaire incontournable sur le
champ diplomatique. Selon les termes d'Adel Samara, « il s'agit
pour Tunis de s'appuyer sur l'Intifada pour en tirer un maximum
de gains sur les plans politique et diplomatique » 19.
D'où la politique ambivalente que j’ai évoquée au travers des
exemples du CNU et des Comités populaires : être en lien
permanent avec l'intérieur et participer, via son réseau de «
middle command » et de personnalités publiques, aux diverses
actions militantes et aux structures de direction de l'Intifada
tout en laissant suffisamment peu d'autonomie à l'intérieur,
quitte à saper certaines actions ou structures, pour garder le
monopole de la légitimité aux yeux des pays occidentaux afin
d'être incontournable dans tout processus de négociation. Il
s'agit également pour l'OLP d'étendre sa zone d'influence en
multipliant les contacts avec les notables locaux afin de
pouvoir s'appuyer sur des figures locales en cas de conflit
ouvert avec des membres du leadership organisationnel. Cette
politique est en continuité avec celle qui a été pratiquée dans
les années antérieures au soulèvement, comme on l'a vu avec le
cas du Front National Palestinien ou du Comité d'Orientation
Nationale.
Le CNP d'Alger, en 1988, qui proclame l'Etat indépendant de
Palestine et exige la tenue d'une conférence internationale pour
trouver une solution négociée au conflit en cours, est une
illustration de l'évolution des rapports entre Tunis, en quête
de légitimité, et la direction clandestine de l'intérieur, de
plus en plus touchée par la violence de la répression et en
quête de solution politique. « La proclamation de l'État de
Palestine par le CNP de novembre 1988 répondait bien évidemment
aux aspirations de la majorité des Palestiniens de l'Intérieur
comme à celles des membres du CNU. Mais en traduisant la
mobilisation quotidienne dans les territoires occupés en termes
de négociation sur la scène politique internationale,
l'Extérieur (et du même coup l'establishment public de
l'Intérieur) recouvrait un rôle de premier plan au détriment de
l'Intérieur clandestin. Un subtil équilibre s'établissait alors
entre une diplomatie tout azimut de l'OLP-Tunis qui se
revendiquait de l'urgence à répondre aux revendications de
l'Intérieur et une intensification du soulèvement qui se voulait
manifester son soutien aux démarches de l'Extérieur » 20.
Si l'intérieur se pense toujours en complémentarité avec
l'extérieur, pour Tunis une nouvelle étape est franchie dans sa
volonté hégémonique : on peut en effet lire la décision du CNP
d'Alger comme une offensive diplomatique de la direction de
Tunis qui craint que la décision du Roi Hussein de Jordanie de
rompre les liens légaux et administratifs entre les deux rives
du Jourdain ne pousse Israël à annexer les territoires
palestiniens et la mette hors jeu.
La décision du Roi de Jordanie, annoncée le 31 juillet 1988 est
un élément d'importance. Inattendue, (peu avant l'Intifada,
nombreux étaient les contacts entre Israël et la Jordanie pour
aboutir à un compromis sur le statut des territoires occupés),
la décision de Hussein peut être comprise comme l'expression de
ses craintes de voir l'Intifada traverser le Jourdain et faire
vaciller le pouvoir jordanien. « Il fallait que Hussein agisse
vite pour circonscrire l'incendie et l'empêcher de s'étendre à
son royaume, dont près de 60% des habitants sont des
Palestiniens. (…) Ses appareils de répression avaient déjà
grandement accru leur activité pour mater les premiers foyers
d'agitation en solidarité avec l'Intifada » 21.
Le renoncement de la Jordanie à toute prétention sur la rive
ouest du Jourdain a deux conséquences d'importance : cette
décision crée une situation de vide juridique quant au statut de
la Cisjordanie et elle pose le problème de la situation des 24
000 employés palestiniens de l'administration civile jordanienne
22, toujours en poste et rémunérés par Amman malgré
l'occupation israélienne. « L'OLP répondit immédiatement à ce
challenge en émettant un communiqué du Comité Exécutif demandant
aux employés de l'administration civile de rester en poste et
promettant d'assumer la charge financière de la Jordanie »
23. Une solution sera en fait trouvée avec la Libye qui
assumera une grande partie des salaires des fonctionnaires de
l'administration civile. L'OLP tente de répondre à la situation
de vide juridique en publiant dans un premier temps une
déclaration « [interdisant] l'altération d'une quelconque loi en
vigueur en Cisjordanie jusqu'à ce que des autorités
palestiniennes compétentes se soient penchées sur cette question
» 24. La décision du CNP d'Alger peut être vue comme
la seconde étape dans le comblement de ce vide juridique (avec
la proclamation d'un Etat indépendant) mais aussi comme un pas
en avant de la direction palestinienne sur le chemin des
négociations, en tant que partenaire incontournable.
Ce n'est en effet pas tant la proclamation de l'Etat qui est le
fait marquant de ce CNP, mais « l'acceptation de la résolution
242, décision de la dernière heure, motivée, pour Arafat, par la
circulaire de Shimon Pérès aux ambassades d'Israël, à la veille
du CNP, [qui] expliquait que seule l'acceptation des résolutions
242 et 338 équivaudrait à une reconnaissance d'Israël dans des
frontières sûres et reconnues, et non la résolution 181 »
25. Ce faisant, la direction Arafat, qui a depuis
longtemps adopté la solution des deux Etats, indique aux
Etats-Unis et à Israël non seulement qu'elle a fait accepter
cette solution à la majorité de l'OLP mais aussi qu'elle est un
partenaire plus pragmatique et modéré que d'hypothétiques
interlocuteurs autonomes de l'intérieur, le CNU ne mentionnant
pas dans ses déclarations la résolution 242 reconnaissant l'Etat
d'Israël. « Utilisant ce qui était devenu un de ses slogans
favoris, [Arafat] s'exprima en des termes employés avant lui par
l'ancien Président français Charles De Gaulle et en appela à "
la paix des braves ". Puis, annonçant, la mort de " la
tergiversation et la négation " et l'avènement d'une nouvelle
période, il conclut son discours avec un appel en direction du
futur Président Georges Bush pour qu'il réponde positivement à
son geste de paix » 26.
A suivre sur
... Notes 1.
Samih K. Farsoun et Jean M. Landis, “ The Sociology of an
Uprising ”, dans Jamal R. Nassar et Roger Heacock (eds),
Intifada : Palestine at the Crossroads, New York, Bir Zeit
University et Praeger Publishers, 1990, pp. 15-37.
2. Samir Abdallah Saleh, “ The Effects of Israeli Occupation on
the Economy of the West Bank and Gaza Strip, dans Nassar et
Heacok, op. cit., pp. 37-51.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Ibid., p. 21.
6. Ibid., p. 26.
7. Ibid., p. 33 et p. 35.
8. Ibid., p. 27.
9. Ze’ev Schiff et Ehud Ya'ari, Intifada, The Palestinian
Uprising - Israel's Third Front, New York, Simon &
Schuster, 1989, p. 30.
10. Farsoun et Landis dans Nassar et Heacok, op. cit.
11. Schif et Ya’ari, op. cit. ,p. 81.
12. Entretien avec Abu Kifah, membre du Parti du Peuple
Palestinien (PPP, ex-Parti Communiste) à Halhul (mars 2007).
13. Schif et Ya’ari, op. cit., p. 188.
14. Abu Kifah, op. cit.
15. Jean-François Legrain, “ Autonomie palestinienne : la
politique des néo-notables ”, dans Revue du Monde Musulman
et de la Méditerranée (REMMM), 81-82, 1996, pp. 153-206.
16. Glenn E. Robinson, Building a Palestinian State, the
Incomplete Revolution, Bloomington, Indiana University
Press, 1997, p. 88.
17. Ibid., p. 89.
18. Voir notamment Saïd K. Aburish, Arafat : From Defender
to Dictator, Bloomsbury, New York et Londres1998, p. 156 et
sq.
19. Entretien avec Adel Samara, économiste et journaliste
palestinien, (mars 2007).
20. Legrain, Autonomie palestinienne, la politique des
néo-notables, op. cit.
21. Gilbert Achcar, L’Orient incandescent, Lausanne,
Editions Page Deux, 2003, p. 186.
22. Ghada Talhami, “ A Symmetry of Surrogates, Jordan’s and
Egypt’s Response to the Intifada ”, dans Nassar et Heacock,
op. cit., pp. 229-239.
23. Ibid.
24. Ibid.
25. Achcar, op. cit., p. 194. La résolution 181,
adoptée en novembre 1947, partage la Palestine en deux Etats,
un Etat juif (55% du territoire) et un Etat arabe (45%). La
résolution 242, adoptée en novembre 1967, demande le retrait
israélien des territoires conquis en juin 1967 et reconnaît de
fait l’Etat hébreu dans les frontières antérieures à la guerre
(soit 78% de la Palestine du Mandat britannique), sans
mentionner les droits des Palestiniens. La résolution 338,
adoptée durant la guerre d’octobre 1973, exige l’application de
la résolution 242.
26. Aburish, op. cit., p. 213.
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