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Analyse
Palestine :
une envie de faire la fête
Julien Salingue
Spectacle de danse à el-Khader
16 juin 2008
Les Palestiniens ont une irrépressible envie de sortir, de
faire la fête et de s’amuser. Tel est le constat, à première vue
surprenant et pas forcément très « politique », qui est à la
source de cet article.
Lorsque l’on a connu les terribles années 2001-2004 et la
réoccupation des villes autonomes et des camps de réfugiés, et
lorsque l’on a connu les années 2006-2007 durant lesquelles la
crise économique était à son paroxysme, l’existence même de
distractions collectives et notamment d’une « vie nocturne » est
des plus étonnantes.
Je ne parle pas seulement de ces moments que toutes celles et
tous ceux qui ont visité la Palestine ont probablement vécus :
des soirées souvent improvisées qui deviennent de véritables
repas de fête, organisés à l’occasion de la visite d’amis ou de
militants venus de l’étranger. J’évoque aussi et surtout les
sorties et les soirées entre Palestiniens, auxquelles «
l’étranger » peut être invité mais qui se seraient déroulées
sans lui.
Toutes les occasions sont bonnes pour faire la fête : mariages,
succès aux examens, commémoration d’une date-clé de l’histoire
de la lutte pour l’indépendance… Et de plus en plus, on ne
cherche plus de prétexte pour sortir le soir, dans la rue ou
dans des lieux où, selon la ville et les mœurs, on boira de la
vodka, de la bière ou des jus de fruits, en fumant souvent le
narguilé.
On sort pour marcher ou s'asseoir dans la rue et fuir
l’atmosphère oppressante du camp de réfugiés surpeuplé, on sort
pour aller écouter un concert ou pour voir un spectacle de
danse, on sort pour boire de l’alcool à l’abri des regards
indiscrets, on sort pour aller voir le match de foot entre amis,
dans un café ou au centre culturel du camp… On sort pour sortir.
Rien de très exceptionnel, en somme.
La fête… sous occupation
Sauf que l’occupation n’est jamais très loin.
Tout d’abord on ne sort pas partout. On ne sort pas à Hébron, où
l’armée israélienne est toujours présente, de jour comme de
nuit, pour « protéger » les colons du centre ville. On ne sort
pas à Jénine, ville économiquement dévastée dans laquelle la
très grande majorité des commerces et « lieux de vie », qui
dépendaient de la clientèle constituée par les Palestiniens de
48, n’ont pas rouvert depuis la fermeture de la frontière avec
Israël en septembre 2000. On ne sort quasiment pas à Naplouse où
l’armée israélienne, qui a théoriquement confié le contrôle de
la ville aux « forces de sécurité » palestiniennes, multiplie
les incursions nocturnes.
On sort surtout à Ramallah et à Béthléem, respectivement
capitale économique et touristique des territoires palestiniens
de Cisjordanie, dans lesquelles les incursions israéliennes, si
elles n’ont pas cessé, sont à présent ponctuelles et ciblées.
Deux villes dans lesquelles, notamment à Ramallah, l’argent est
de retour pour une partie de la population. Deux villes dans
lesquelles, surtout à Béthléem, la présence d’une importante
communauté chrétienne autorise la présence de bars ou de
commerces où l’on vend des boissons alcoolisées.
De plus tout le monde ne sort pas dans les mêmes lieux et à la
même fréquence. Dans la zone de Béthléem, les réfugiés, frange
de la population la plus touchée par l’étranglement économique,
ne fréquentent pas, sauf exception, les mêmes lieux que la
bourgeoisie chrétienne de Beit Jala et restent le plus souvent à
la maison. A Ramallah, les « banlieusards » de Beitunia,
dûrement touchés par la chômage endémique qui sévit dans les
territoires occupés, ne se rendent que rarement dans les bars du
centre ville dont les prix prohibitifs opèrent une implacable
sélection sociale et attirent principalement la clientèle
étrangère et les plus riches des Palestiniens.
Enfin on ne sort pratiquement que dans « sa » zone autonome, à
moins de prévoir de ne pas rentrer. On évite en effet de
s’aventurer sur les routes interurbaines après le coucher du
soleil. La quasi-fermeture de villes comme Naplouse, Jénine ou
Qalqilya, les nombreux checkpoints fixes ou volants et les
fréquentes attaques de colons dissuadent quiconque de tenter de
périlleuses aventures une fois la nuit tombée. La grande
majorité des Palestiniens est donc exclue, de fait, de cette vie
nocturne, notamment ceux qui habitent les camps et les villages
distants des principales villes.
Cette réalité existe néanmoins, et elle est significative à plus
d’un titre. Elle est un révélateur (au sens photographique du
terme) des contradictions du quotidien d’une population qui
tente de sortir la tête de l’eau malgré la persistance de
l’occupation.
Cette envie de s’amuser et de faire la fête est évidemment
l’expression d’une volonté d’oublier, l’espace d’un instant, les
difficultés de la vie quotidienne. Elle est aussi l’incarnation
d’une aspiration à se réapproprier des espaces et des moments
qui ont été pendant ces dernières années confisqués par l’armée
d’occupation. Le premier de ces espaces est la rue, que de
nombreux jeunes investissent, le soir, sans nécessairement avoir
grand chose à y faire...
Au cours des années 2001-2004, les couvre-feux interdisaient
souvent toute forme d’activité sociale, y compris durant la
journée. Lorsque ce n’était pas le cas, la tombée de la nuit
signifiait néanmoins la fin de toute activité sociale en-dehors
du domicile. Lors des trois dernières années, ces activités ont
repris, de manière très partielle, chaotique et intermittente,
au fur et à mesure de l’allègement de l’occupation directe et
permanente des villes autonomes.
Par-delà l’espace et le temps ?
Au-delà de ce besoin d’oubli et de réappropriation, cette
volonté manifeste de sortir et de faire la fête est à bien des
égards révélatrice des dégâts occasionnés par la vie sous
occupation militaire : une vie dans laquelle les rapports à
l’espace et au temps sont totalement déstructurés.
L’horizon spatial est en effet borné par les drastiques
limitations de la circulation à l’intérieur des territoires de
Cisjordanie. Depuis 8 ans, pour la plupart des Palestiniens, le
lieu de vie quasi-exclusif est la zone autonome de résidence,
soit quelques dizaines de kilomètres carrés encerclés par des
checkpoints israéliens. Pour des raisons financières et
administratives, les voyages vers l’étranger sont réservés à une
petite minorité. Alors on « voyage » autrement, en usant et en
abusant de la télévision, du téléphone et, chez les jeunes, des
logiciels de messagerie par internet.
Le rapport au temps, tout aussi problématique, résulte de la
combinaison de deux phénomènes : l’aléatoire du quotidien de
l’occupation et le souvenir des années 2001-2004. Un quotidien
aléatoire, au cours duquel on ne sait jamais si la route sera
ouverte, si l’on passera 5 minutes ou deux heures au barrage, ou
si la réponse de l’administration civile israélienne quant à
telle ou telle requête arrivera dans 24 heures ou dans 2 ans. Le
souvenir des années 2001-2004, c’est la mémoire que chacun a
d’une période très récente pendant laquelle les couvre-feux
étaient quotidiens, les déplacements impossibles et la mort à
tous les coins de rue. D’où un rapport au temps qui se
caractérise par une grande instabilité, une grande précarité et
une difficulté extrême à se projeter dans l’avenir.
Quelle relation entre ce rapport au temps et à l’espace et
l’envie de sortir et de faire la fête ?
Les sorties sont l’occasion de déplacements, pas forcément très
longs mais souvent remplis de détours divers, pas toujours
utiles, au cours desquels on peut avoir la sensation, ou plutôt
l’illusion, de se déplacer librement et de se rendre « ailleurs
», dans d’autres lieux que ceux de son quotidien. On se rend «
autre part » qu’au domicile ou sur le lieu de travail, parfois
il s’agit juste de marcher quelques dizaines de minutes dans les
rues ou de rouler quelques kilomètres en voiture, mais
l’essentiel est là : on se déplace, on voit « autre chose », et
quand cet « autre chose » finit par lui aussi faire partie du
quotidien, on change de destination ou, plus simplement, de
trajet.
Le rapport au temps imprègne en permanence les fêtes, sorties et
autres « soirées » : il s’agit en effet tout autant d’oublier
les années passées et de rattraper le temps perdu, notamment
pour une génération qui n’a jamais réellement pu « sortir », que
de profiter au maximum d’un moment de répit, car chacun sait ici
que l’accalmie relative ne va probablement pas durer. Les
sorties et soirées sont donc au carrefour de deux moments d’une
vie chaotique. Elles sont un trait d’union entre un passé
douloureux et un avenir incertain. Elles ont dès lors à première
vue, dans la mesure où l’occupation n’a pas cessé mais a
seulement provisoirement changé de forme, un aspect souvent
surréaliste pour l'observateur étranger.
Un bar de Ramallah
Surréaliste, l’animation dans les rues de Ramallah le soir,
lorsque l’on a connu cette ville il y a quelques années, parfois
déserte en pleine journée. Surréaliste aussi, ce spectacle de
danse, dans le village d’el-Khader, à quelques centaines de
mètres des terres confisquées pour la construction du Mur.
Surréaliste également, ce concert à l’Université de Béthléem,
quand depuis les gradins on aperçoit à quelques kilomètres la
monstrueuse colonie d’Har Homa, bâtie en lieu et place d’une
forêt, et dans laquelle Israël compte faire construire de
nouveaux logements. Surréalistes enfin, ces fous rires dans des
bars de Ramallah, de Jénine ou de Beit Sahour, à propos
d’histoires de checkpoints, de blessures ou d’arrestations, qui
sur le moment n’ont pas dû faire rire grand monde, et qui
pourront se reproduire dès le lendemain matin sur le chemin de
la Fac.
Une fois que l'on s'est défait de ce sentiment d'étrangeté, on
ne peut évidemment que se réjouir de voir qu’une partie de la
population palestinienne a de nouveau la possibilité de sortir,
de s'amuser et de s’évader de la réalité brutale de l’occupation
militaire. Ces festivités à quelques kilomètres des colonies en
construction et à quelques centaines de mètres de l'armée
israélienne sont, en un sens, une démonstration de force : la
démonstration de la capacité à ne pas sombrer dans le désespoir,
qui indique que l’aspiration à mener une existence normale est
plus que jamais présente chez les Palestiniens et que la
résignation ne l'a pas encore emporté. Malgré la persistance de
l'occupation, la vie continue et essaie, par tous les moyens, de
trouver son chemin.
Mais la démonstration de force est dans le même temps un aveu de
faiblesse : d'aucuns pourront en effet interpréter cette
aspiration à s'amuser et à faire la fête comme une acceptation
de la situation d'occupation et comme un renoncement à la
lutte. Mais rien n'est moins sûr, car personne ici n'est prêt à
tolérer l'occupation sur le long terme. Reste à savoir quand et
comment le combat reprendra...
En outre, en dépit d'une insouciance manifeste, chacun a ici
conscience du caractère fragile, précaire et souvent illusoire
de ces moments de liberté, de joie et de fête qui demeurent, en
dernière instance, déterminés et façonnés par la politique des
autorités d’occupation. Lesquelles pourront, comme elles l'ont
fait il y a quelques années, y mettre un terme quand elles le
souhaiteront.
******
J’entends par ma fenêtre les exclamations des supporters de
l’équipe de football locale... Aller au match, encore une
distraction qui n’existait plus il y a quelques années. Même si
leurs cris ne sont pas des plus mélodieux, je ne peux m’empêcher
de sourire et de me dire « Enfin ! ». Mais comme beaucoup, je
m’interroge : « Jusqu’à quand ? ».
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