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Blog Julien Salingue
La « résistance non-violente » dans les
territoires palestiniens:
Changement de stratégie ou recherche d'une légitimité nouvelle ?
Julien Salingue
Jeudi 9 juillet 2009
Le texte qui suit est une communication
effectuée en juillet dans le cadre du Séminaire "Violence, droit
et Justice", co-organisé par le Laboratoire de Théorie du
Politique (Labtop), l'Institut des Sciences sociales du
Politique (ISP) et le Groupe de Sociologie Politique et Morale
(GSPM).
« Les Palestiniens doivent renoncer à la
violence. La résistance par la violence et le meurtre n’aboutira
pas. Les Noirs en Amérique ont souffert du fouet quand ils
étaient esclaves et de l’humiliation de la ségrégation. Mais ce
ne fut pas la violence qui leur a finalement permis d’obtenir
l’égalité totale des droits. Ce fut la persévérance, déterminée
et pacifique, pour réaliser les idéaux des fondateurs de
l’Amérique. Cette même histoire peut être racontée par tous les
peuples, de l’Afrique du sud à l’Asie du sud, de l’Europe de
l’est à l’Indonésie. C’est une histoire avec une vérité simple :
la violence ne mène nulle part. Tirer des roquettes contre des
enfants israéliens endormis ou tuer des vieilles femmes dans un
autobus, n’est pas un signe de courage ni de force. Ce n’est pas
de cette manière que l’on revendique l’autorité morale; c’est
ainsi que l’on y renonce »1.
Introduction
Depuis septembre 2000 et le début de ce que
l’on a nommé « deuxième Intifada », l’approche dominante dans
l’appréhension du conflit opposant l’Etat d’Israël au peuple
palestinien est celle du « cycle de la violence » : les
violences des uns succèderaient aux violences des autres,
l’enjeu majeur serait donc la rupture du « cycle opération armée
israélienne/représailles palestiniennes » (ou l’inverse). Ainsi
se succèdent, de manière cyclique également, les appels à
« l’arrêt des violences », posé comme préalable au dialogue en
vue d’hypothétiques négociations entre les deux parties.
« La guerre israélienne vient justifier le
"terrorisme" palestinien de la même manière que le "terrorisme"
palestinien vient justifier la guerre israélienne. Les deux
adversaires sont prisonniers de la même rhétorique par laquelle
chacun, dans une imitation parfaite du discours de l'autre,
justifie sa propre violence en affirmant se défendre contre la
violence adverse et rejette la responsabilité sur le camp d'en
face. Chacun brandit les meurtres de l'autre pour justifier ses
propres meurtres en arguant de son droit à la légitime défense.
Et, ainsi, chacun a de bonnes raisons à faire prévaloir pour
prétendre avoir raison. Et pourtant chacun se trompe et doit
lui-même payer le prix de son erreur. Au bout du compte, il y a
deux perdants. Et les souffrances subies de part et d'autre ne
font qu'accumuler les haines » 2.
Il ne s’agira pas ici de discuter de la
pertinence d’une approche qui place sur le même plan la
« violence » d’un Etat constitué, possédant une armée suréquipée
et l’arme nucléaire, et celle d’un peuple en lutte pour son
indépendance. Il s’agira plutôt d’interroger les angles morts,
les points aveugles d’une telle approche, et de se demander dans
quelle mesure le discours dominant sur « la » violence dans les
territoires occupés reconfigure, à l’extérieur, la perception de
la lutte nationale du peuple palestinien et, à l’intérieur, la
résistance palestinienne elle-même.
La confusion entre « violence » et « action
militaire ponctuelle » occulte l’essentiel de la violence
infligée par Israël au peuple palestinien : celle de
l’occupation militaire, continue depuis juin 1967. Effet de
miroir, la résistance palestinienne est appréhendée en étant
amputée de l’essentiel : le combat quotidien contre l’arbitraire
de l’administration coloniale. Cette invisibilisation de leur
lutte a conduit les Palestiniens à envisager, au cours de leur
histoire récente, des moyens d’action complémentaires afin de
rompre leur isolement et de renverser un rapport de forces
largement défavorable.
Depuis quelques années la thématique de la
« résistance non-violente » occupe une place substantielle dans
le champ politique palestinien et dans le mouvement
international de solidarité. Dans quelle mesure la « résistance
non-violente » est-elle en rupture avec les formes passées de la
lutte palestinienne ? La « non-violence » revêt-elle la même
signification pour les Palestiniens et pour ceux qui affirment
les soutenir dans leur combat ? En dernière analyse, l’apparent
développement de la non-violence traduit-il une réorientation
stratégique de la lutte ou un changement tactique pour conquérir
une légitimité ?
De la non-violence dans les
territoires palestiniens occupés
Définir la non-violence requiert une
définition de la violence, que l’on pourra considérer dans notre
contexte comme l’utilisation de la force physique dans le but de
provoquer chez autrui des dommages corporels et/ou
psychologiques, voire la mort. Une « action non-violente » n’est
cependant pas seulement une action qui ne répond pas à ces
critères. Elle est à situer dans un contexte de violence réelle
ou potentielle. On pourra donc l’envisager comme « un substitut
direct aux comportements violents, [qui] implique une retenue
délibérée face à une violence attendue dans un contexte de
dispute » 3.
Israël (auparavant le mouvement sioniste) et
les Palestiniens sont dans une situation conflictuelle depuis
plus d’un siècle, dont l’enjeu majeur est le contrôle de la
terre. Et si la résistance à ce que les Palestiniens considèrent
comme une entreprise de dépossession est bien, comme l’affirme
Hussam Khadr, « une résistance quotidienne qui a duré tout au
long du 20ème Siècle et qui dure encore aujourd’hui »
4, force est de constater que le recours à des formes
d’actions violentes, s’il a été bien réel, n’occupe qu’une place
très minoritaire dans l’histoire de la lutte palestinienne.
Dans les années 1930 des cellules de guérilla
se constituent pour lutter contre l’occupation britannique et la
colonisation sioniste. Elles seront démantelées dans les années
1936-1939. La « lutte armée » reprend en 1965, mais les actions
militaires sont relativement rares et organisées depuis les
camps de Jordanie et du Liban. L’écrasement des camps de
Jordanie (1970) puis du Liban (1982) sonnent le glas de la
guérilla. Les détournements d’avion des années 70, comme la
prise d’otages de Munich (1972), sont organisés par des groupes
minoritaires et visent avant tout à attirer l’attention
internationale sur la question palestinienne.
Ces actions violentes, bien réelles, ne se
sont pas substituées à la résistance quotidienne,
« non-violente » : « Depuis plus d’un siècle la résistance
civile a toujours été une composante essentielle de la lutte du
peuple palestinien contre le Sionisme. (…) La résistance au
projet colonial sioniste a principalement pris des formes
non-violentes : des manifestations de masse, des mobilisations
populaires, des grèves de travailleurs, le boycott des produits
sionistes, et la résistance culturelle, souvent ignorée, au
travers de la poésie, de la littérature, de la musique, du
théâtre ou de la danse » 5.
Les années 1970 et 1980 ont été le théâtre du
développement, dans les territoires palestiniens occupés, de
multiples cadres d’organisation de la lutte : syndicats,
organisations d’agriculteurs, de femmes, d’étudiants,
d’intellectuels, d’artistes… Le leitmotiv de ces organisations
était le suivant : dans une situation d’administration
coloniale, développer au maximum les structures permettant de
s’émanciper de la tutelle israélienne, avec pour but
l’autosuffisance (économique, alimentaire) et la constitution
d’alternatives aux structures de l’Etat colonial (Universités
palestiniennes par exemple) 6.
C’est ce travail de construction des
structures de résistance dans toute la société palestinienne qui
explique le caractère massif, organisé « à la base », durable et
« non-violent » de la 1ère Intifada (1987-1990).
Considérer l’Intifada comme une rupture n’est possible que si
l’on résume la lutte palestinienne aux actions violentes des
années 60-70. Si l’on prend en compte les multiples structures
de résistance civile, « non-violente », développées dans cette
même période, l’Intifada n’est rien d’autre que leur « visibilisation »,
l’affirmation de l’existence d’un peuple en lutte collective
pour ses droits 7.
Les effets de l’Intifada sont connus : la
rhétorique israélienne qui affirmait que les Palestiniens
n’étaient pas un peuple et que leur résistance était le fait
d’organisations terroristes perd une bonne partie de sa
légitimité. Sous pression internationale (et notamment
états-unienne), Israël est contraint d’ouvrir des négociations
avec les Palestiniens, qui aboutiront sur les Accords d’Oslo
8.
Aujourd’hui encore, dans la mémoire
collective palestinienne, l’Intifada de 1987 demeure la
référence en termes d’organisation de la lutte et de rupture de
l’isolement international, et ce malgré l’échec du Processus
d’Oslo. Les attentats-suicide des années 1990-2000 et l’Intifada
armée de 2000-2003 ne sont en aucun cas considérés comme plus
efficaces ou comme pouvant se substituer à la lutte civile,
populaire, non-violente, dont la reconstruction s’avère être la
préoccupation majeure de tous ceux et toutes celles qui, chez
les Palestiniens, se posent la question du (re-)développement de
la résistance.
La thématique de la « résistance
non-violente », entendue comme une forme d’action politique qui,
malgré une situation de conflit et une politique violente de la
part de l’autre partie, se refuse au recours à la force physique
en vue d’infliger des dommages à l’adversaire n’est donc pas
nouvelle dans les territoires palestiniens. Elle est le
fondement même de la lutte palestinienne. Comment dès lors
comprendre les appels répétés aux Palestiniens, tant de la part
des acteurs étatiques internationaux que de celle du « mouvement
de solidarité », à renoncer à la violence, à privilégier la
non-violence ?
Quelle « non-violence » ?
On peut distinguer, chez les théoriciens et
les adeptes de la non-violence, deux grandes postures : la
non-violence comme principe philosophique, découlant d’un rejet
a priori de toute forme d’action violente ; la non-violence
comme choix pragmatique, résultant d’une évaluation de divers
modes d’action dans un cas précis et un contexte donné. Gandhi
est probablement le plus célèbre « philosophe de la
non-violence », tandis que Gene Sharp, parfois surnommé
le « Clausewitz de la lutte non-violente », incarne la
non-violence pragmatique.
Tandis que Gandhi écrit « [que] la
non-violence est la loi de notre espèce tout comme la violence
est la loi de l’animal » 9, se situant délibérément
sur le terrain moral, Sharp affirme que la non-violence
est « une réponse à la question de savoir comment agir avec
efficacité en politique » 10. Les deux approches
peuvent bien évidemment être combinées, et revêtent ici
essentiellement un caractère idéal-typique. On pourra néanmoins
aisément comprendre que si l’approche morale et l’approche
pragmatique peuvent parfois coexister, elles peuvent aussi se
révéler contradictoires.
« Nous vivons sous occupation depuis plus de
40 ans. La violence est là, elle est partout, dans chaque aspect
de nos vies… La non-violence ? Ca ne peut pas exister ici »
11. Ces propos d’un militant palestinien sont éclairants :
les brutalités et les humiliations quotidiennes de l’armée
d’occupation, l’arbitraire colonial, les milliers de morts et
les dizaines de milliers de blessés… font de la vie dans les
territoires palestiniens un combat permanent contre la violence.
La violence est la règle, la norme, elle est ressentie par les
Palestiniens comme un état de fait.
L’omniprésence, dans les rues, les maisons et
les échoppes palestiniennes, des affiches de « martyrs » (le
terme désigne tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, sont
morts en raison de l’occupation israélienne), participe de ce
phénomène. Ces affiches, au-delà de l’hommage rendu aux victimes
sont un des éléments de l’environnement de violence quotidienne
dans lequel vit la population palestinienne. On pense ici au
punctum de Roland Barthes, cet
élément d’une photo « qui part de la scène, comme une flèche, et
vient me percer » 12 : même dans les moments de
relatif apaisement de la tension militaire, ces affiches jouent
un rôle de piqûre de rappel.
Le recours à la violence n’est donc pas perçu
comme une option mais comme une nécessité de la situation,
imposée par l’adversaire. Pour nombre de Palestiniens, qu’ils
aient choisi ou non de rejoindre des « groupes armés », le
recours à des actions violentes est une question de survie.
Au-delà, le sentiment d’être une victime qui se défend face à un
agresseur (ce que confirme le Droit International) conforte les
Palestiniens dans l’idée que rien ne peut remettre en question,
en principe, la violence nécessaire de leur combat légitime.
Le Mouvement National Palestinien ne s’est
jamais, au cours de son histoire, situé dans un rejet moral de
la violence. Lorsqu’au milieu des années 80 Mubarak Awad fonde
le « Centre d’étude de la non-violence », à Jérusalem, il
précise dans le document fondateur que la stratégie non-violente
est une question de conjoncture, et qu’elle « n’exclut pas la
possibilité que la lutte à l’intérieur [des territoires
palestiniens] se transforme en lutte armée lors d’un prochaine
étape » 13. À l’exception du Parti du Peuple
Palestinien (PPP, ex-Parti Communiste Palestinien), aucune
organisation politique palestinienne n’a même, à ce jour,
renoncé en principe à l’action violente. Et le PPP explique sa
position non par des raisons philosophiques mais par des raisons
pragmatiques : la nécessité de construire une résistance
populaire « de masse », incompatible selon eux avec toute
militarisation de la lutte.
Les débats inter-palestiniens quant aux
questions de principe concernant « la » violence, touchent donc
quasi-exclusivement les attaques contre les civils : attentats
et prises d’otages dans les années 70-80, « attentats-suicide »
en Israël dans les années 1990-2000. Et ici encore, le débat ne
se situe guère sur le terrain moral mais sur celui de
l’efficacité politique : lorsque dans les années 1980 Yasser
Arafat affirme « renoncer au terrorisme », c’est pour que l’OLP
soit reconnue comme un partenaire légitime dans le cadre d’un
processus négocié ; lorsqu’en juin 2002 une pétition
d’intellectuels palestiniens appelle à l’arrêt des
attentats-suicide, c’est « [parce que] ces opérations ne nous
avancent pas sur la voie de la liberté et de l'indépendance,
mais gonflent les rangs des opposants à la paix et donnent au
gouvernement de Sharon des arguments pour poursuivre sa guerre
destructrice » 14.
Ce débat sur les actions violentes contre les
civils (distingués des soldats et des colons) appelle deux
remarques : il traduit en réalité un débat plus profond quant à
la légitimité de l’Etat d’Israël, certains courants
palestiniens, notamment le Hamas (même s’il nuance de plus en
plus ses positions 15), considérant qu’il n’y a pas
de civils israéliens, mais seulement des colons ; sa place et sa
teneur indiquent en outre que dans la stratégie palestinienne la
question n’est pas « violence/non-violence » mais « quelle place
et quelle forme doit prendre la résistance armée dans la lutte
? ».
Ces éléments permettent de comprendre
pourquoi le terme « non-violence » n’est que très rarement
employé dans les territoires et le champ politique palestiniens.
Le concept de « non-violence » opère, de facto, une rupture
entre deux formes de résistance qui n’ont jamais été pensées par
les Palestiniens comme étant contradictoires mais
complémentaires. On parlera donc de « résistance populaire » et
de « résistance armée », on privilégiera la réflexion sur
l’articulation entre les deux modes d’action, et non sur la
supériorité de l’un vis-à-vis de l’autre.
Ils permettent également de comprendre les
décalages manifestes, voire les incompréhensions, entre les
Palestiniens eux-mêmes et ceux qui affirment les soutenir dans
leur combat tout en conditionnant ce soutien à « l’arrêt des
violences ». Cette incompréhension est triple :
- Pour les Palestiniens le mot d’ordre de
« l’arrêt des violences » ne prend son sens que dans la mesure
où l’on parle de l’ensemble des violences, y compris
l’occupation civile et militaire.
- La « résistance non-violente », que les
Palestiniens appellent « résistance populaire », n’est pas pour
ces derniers en contradiction avec la lutte armée.
- Les discussions sur les moyens privilégiés
de la lutte n’ont de valeur, pour les Palestiniens, que si elle
s’inscrivent dans la recherche du moyen le plus efficace pour
satisfaire leurs droits.
La 1ère Conférence de
Bil’in
En février 2006 s’est déroulée dans le
village palestinien de Bil’in la première « Conférence
internationale pour une résistance populaire et non-violente »
16. Elle est depuis devenue un événement annuel.
Cette initiative mérite d’être étudiée, tant elle est
révélatrice des processus et des contradictions que nous avons
examinés jusqu’à présent.
Le lieu n’a évidemment pas été choisi au
hasard. Bil’in est un village dans lequel existe, depuis janvier
2005, un « Comité populaire » qui organise de manière
hebdomadaire des manifestations pacifiques contre la
construction du Mur de séparation, dont le tracé empiète
largement sur les limites municipales du village. Bil’in est
rapidement devenu un symbole, et nombre de militants pacifistes
étrangers, y compris des Israéliens, participent aux
manifestations hebdomadaires. Les habitants de Bil’in ont de
plus déposé des recours juridiques devant la Haute Cour
israélienne, qui a ordonné à plusieurs reprises des
modifications du tracé du Mur.
Il convient de rappeler ici en outre que la
Cour Internationale de Justice a donné raison, dans un avis
rendu dès le 9 juillet 2004, aux Palestiniens exigeant la
destruction du Mur :
« Israël est dans l’obligation de mettre un
terme aux violations du droit international dont il est l’auteur
; il est tenu de cesser immédiatement les travaux d’édification
du mur qu’il est en train de construire dans le territoire
palestinien occupé, y compris à l’intérieur et sur le pourtour
de Jérusalem-Est, de démanteler immédiatement l’ouvrage situé
dans ce territoire et d’abroger immédiatement ou de priver
immédiatement d’effet l’ensemble des actes législatifs et
réglementaires qui s’y rapportent » 17.
Les animateurs du Comité populaire ont
parfaitement compris les vertus du combat du village de Bil’in :
une situation d’oppression et d’injustice manifestes, des
habitants désarmés luttant pacifiquement pour conserver leurs
terres, soutenus par des militants israéliens.
Bil’in et sa manifestation hebdomadaire sont
dès l’année 2005 devenus le passage obligé de nombre de groupes
de militants étrangers et israéliens en déplacement dans les
territoires palestiniens. C’est ainsi qu’a germé, dans l’esprit
des animateurs du Comité populaire de Bi’lin, l’idée d’une
« Conférence internationale pour une résistance populaire et
non-violente », à laquelle ont été conviés les acteurs de la
solidarité internationale :
« Les 20 et 21 février se tiendra à Bil’in
une conférence Palestino-Israélienne et internationale ayant
pour thème la lutte collective non-violente. Durant ces 2 jours
de rencontres, nous discuterons de la lutte collective, de la
signification des colonies et du mur, des actions de
non-violence sur le terrain et de différents exemples de luttes
dans le Monde. Nous espérons que participeront à cette
conférence les militants internationaux et locaux qui sont en
accord avec la lutte commune menée par les Palestiniens, les
Israéliens et les internationaux. Notre but est de promouvoir la
lutte commune non-violente en créant des liens entre des
militants de différents endroits, en échangeant l’information et
en créant un réseau des militants qui soutiennent la lutte
commune. Afin de créer ce réseau, nous discuterons pendant ces 2
jours de toutes les questions évoquées ci-dessus et une action à
laquelle chacun d’entre nous pourra participer aura lieu »
18.
Il ne s’agira pas ici de revenir sur le
déroulement et le contenu de la Conférence elle-même.
L’essentiel, en ce qui concerne notre propos, est de noter
que la Conférence de Bil’in a eu davantage d’écho à l’étranger
que dans les territoires palestiniens eux-mêmes. La
participation palestinienne, au-delà des habitants de Bil’in,
s’est limitée à quelques représentants d’ONG et d’associations.
Au-delà des contingences matérielles
(difficultés de déplacement en raison des contrôles israéliens),
ce déséquilibre dans la participation participe du
décalage, entre les Palestiniens et ceux qui affirment soutenir
leur combat, dans la perception de la non-violence :
a) La Conférence de Bil’in va bien évidemment
contribuer à populariser la question palestinienne et aider tous
ceux qui, à l’étranger, tentent de démontrer qu’il n’y a pas de
« guerre » entre Israël et les Palestiniens mais un peuple en
lutte pour défendre sa terre.
b) Mais pour nombre de militants
palestiniens, cette survalorisation de la Conférence de Bil’in,
à l’étranger, et cet intérêt soudain porté par les
« Internationaux » à la résistance non-violente est une
condamnation implicite des autres formes de résistance, et
notamment de la lutte armée. Dans la bouche d’un militant du
FPLP, le ressentiment est net : « Faut-il s’affirmer non-violent
pour avoir le droit d’attirer l’attention des étrangers sur
notre sort ? Mais qu’ils viennent vivre ici, et ils verront où
est la violence… » 19.
c) Au-delà, et même si ce n’était au départ
pas l’intention des organisateurs de la Conférence, Bil’in
focalise, à partir de 2006, l’attention de nombres d’acteurs de
la solidarité avec la résistance palestinienne, au détriment de
multiples autres initiatives. « Mais pourquoi vont-ils tous à
Bil’in ? Partout dans les territoires palestiniens nous
résistons. Il y a des centaines d’actions qui auraient besoin
d’être soutenues… » 20.
d) Enfin, l’initiative de Bil’in va susciter
les convoitises et devoir rapidement faire face aux tentatives
d’instrumentalisation, voire de récupération politique.
Depuis cette première Conférence de Bil’in,
ces phénomènes se sont amplifiés et le Comité populaire du
village a tenté, tant bien que mal, de répondre à des
problématiques qu’il n’avait pas, de son propre aveu,
anticipées.
Les évolutions : 2006-2009
J’exposerai ici les principales évolutions
factuelles pour chacun des 4 points exposés ci-dessus. Dans un
second temps je m’attacherai à les analyser afin de dégager les
principales conclusions relatives au sujet traité dans cette
communication.
a) Chaque année depuis 2006, une nouvelle
Conférence est organisée à Bil’in. Elle devient un point d’appui
essentiel pour la popularisation du combat des villageois de
Bil’in contre le Mur et, au-delà, pour la popularisation de la
cause palestinienne. En 2008, on comptait parmi les participants
Luisa Morgantini, vice-présidente du Parlement européen et
Mairead Maguire, militante irlandaise, prix Nobel de la Paix en
1976. L’ancien président des Etats-Unis Jimmy Carter a adressé
une lettre aux participants. La Conférence a également reçu un
message vidéo de soutien de l’ancien directeur général de
l’UNESCO, Federico Mayor Zaragoza. Ces invités prestigieux
témoignent du succès incontestable remporté par la Conférence.
b) Dans le même temps les organisateurs de la
Conférence ont tenu compte des critiques suscitées, dans les
territoires palestiniens, par l’emploi du concept de
« résistance non-violente » : à partir de 2008 le terme
disparaît de l’intitulé de l’initiative, remplacé (en anglais)
par « grassroots resistance », que l’on pourra traduire par
« résistance organisée à la base ». Cette substitution n’est pas
un détail sémantique, mais traduit une prise en compte des
positions de nombre d’organisations palestiniennes, qui ont
conditionné leur soutien à l’initiative au retrait de toute
condamnation a priori de la résistance armée. Selon les termes
d’un dirigeant du FPLP : « Nous n’avons pas renoncé à la lutte
armée mais nous soutenons néanmoins la lutte des villageois de
Bil’in. Nous sommes prêts à participer à la Conférence à
condition que la question de la résistance armée ne soit pas
exclue des débats » 21. En 2008 une discussion est
organisée, pour la plus grande surprise de certains des
participants étrangers, quant à la complémentarité entre
résistance populaire et lutte armée. Y participent les
principales organisations de l’OLP (FPLP, FDLP, PPP, FIDA, al-Mubadara,
Fatah). Aucune d’entre elles n’a condamné a priori toute forme
de violence, contrairement à certains intervenants
internationaux.
c) Conscients du danger de mise en
concurrence de la Conférence de Bil’in avec le reste des
initiatives prises dans les territoires palestiniens, et
souhaitant s’appuyer sur la popularité de Bil’in, les membres du
Comité populaire développent, à partir de 2006, des liens avec
d’autres comités de villages ou de camps de réfugiés. À partir
de 2008 la Conférence est en partie « délocalisée » dans
certains villages, et des excursions sont organisées pour les
participants, afin qu’ils puissent mesurer la réalité de
l’occupation israélienne dans ses diverses dimensions. Il ne
s’agit cependant pas d’une « exportation » du modèle de Bil’in
mais bien d’une rentabilisation de l’écho suscité par ce village
pour populariser d’autres initiatives. En 2008, et davantage
encore en 2009, la déclaration finale de la Conférence met
l’accent non sur les manifestations pacifiques mais bien sur la
nécessité de l’organisation de la résistance « à la base »,
tandis qu’elle invite les acteurs de la solidarité
internationale à se saisir de la Campagne dite
« Boycott/Désinvestissement/Sanctions » (BDS) 22 et à
en faire leur campagne centrale. Les manifestations pacifiques
contre le Mur sont, comme on va le voir, passées au second plan.
Elément notable, révéltaur du décalage entre acteurs
palestiniens et acteurs internationaux, certains de ces derniers
« oublient » de rendre compte de la place centrale du BDS à leur
retour de la Conférence.
d) L’écho de Bil’in suscite les convoitises
de la plupart des acteurs du Mouvement National Palestinien. En
2008 le Premier Ministre de l’Autorité Palestinienne de
Ramallah, Salam Fayyad, intervient lors de l’événement. Un
représentant du Président Mahmoud Abbas est également présent.
Mais l’exemple le plus frappant des tentatives
d’instrumentalisation à des fins politiques de la lutte de
Bil’in est celui de Mustapha Barghouthi, personnalité politique
palestinienne qui a fondé en 2002 al-Mubadara, l’Initiative
Nationale Palestinienne, organisation politique qui s’appuie sur
un important réseau d’ONG reconnues internationalement. Présent
chaque année à Bil’in, Mustapha Barghouthi a repris à son
compte, à partir de 2007, le concept de « résistance
non-violente » : « Nous pensons que la Palestine a besoin en
effet d’une alternative. Mais pas fondamentaliste. Nous
proposons une alternative non fondamentaliste. Et nous misons
sur la non-violence (…). Le Fatah et le Hamas s’appuient sur la
force. Nous, nous misons sur la démocratie. (…) Une partie ne
peut imposer une solution par la violence à l’autre. Si vous
l’emportez par la violence, ce n’est pas démocratique. Aussi
bien à Gaza qu’en Cisjordanie, ni Hamas ni le Fatah ne sont
démocratiques » 23. Les principales forces du
Mouvement National Palestinien, à l’exception du Hamas, qui
refuse de participer à une initiative qui fait, selon lui, « une
apologie de la non-violence alors qu’il n’est pas question de
renoncer à la lutte armée », ont donc tenté d’une façon ou d’une
autre de se réapproprier Bil’in. Mais, comme on va le voir,
aucune d’entre elles n’y est parvenue, en raison notamment de ce
que l’on pourra appeler l’auto-dépassement de la Conférence.
Analyse des évolutions
a) Les organisateurs de la Conférence de
Bil’in avaient vu juste : la lutte exemplaire de villageois
désarmés contre le Mur a suscité l’enthousiasme aux 4 coins du
monde, convaincant nombre d’organisations et de personnalités,
qui émettaient des réserves quant à la forme prise par le combat
palestinien dans les années 2000-2003 (lutte armée), de prendre
publiquement position contre l’occupation israélienne.
L’initiative de Bil’in a en partie rompu
l’isolement international dont les Palestiniens étaient victimes
depuis le début de l’année 2001 (reprise des attentats-suicide
en Israël), a fortiori depuis le 11 septembre et la victoire
idéologique d’Ariel Sharon qui a assimilé la politique
israélienne à la « guerre contre le terrorisme ».
Bil’in a également permis de reconstruire des
liens israélo-palestiniens, quasiment rompus depuis septembre
2000, avec le développement de collaborations avec des groupes
comme l’International Solidarity Movement (ISM) ou les
Anarchistes contre le Mur. Ce phénomène participe largement de
la rupture de l’isolement international.
Enfin, Bil’in a joué un rôle indéniable de
force d’attraction vers les territoires palestiniens,
encourageant nombre de militants internationaux à se rendre en
Cisjordanie et à découvrir les réalités de l’occupation
israélienne. On peut dire en ce sens que la mise en avant du
caractère « non-violent », « pacifique », de Bil’in, en tenant
compte du contexte international et des critiques formulées
contre la stratégie armée, a largement contribué à donner un
second souffle à la cause palestinienne.
b) Bil’in a également joué un rôle non
négligeable au sein même du champ politique palestinien, en
reposant la question de la stratégie dans la lutte contre
l’occupation israélienne. Il ne s’agit pas ici de surestimer ces
phénomènes, mais il est néanmoins indéniable que l’écho
international de Bil’in a amené, de manière directe ou
indirecte, nombre de militants palestiniens à s’interroger quant
à leur propre stratégie. Le dirigeant du FPLP cité plus haut
affirme ainsi : « Même si nous avons beaucoup critiqué Bil’in,
nous avons été obligés d’admettre que ces manifestations et ces
conférences ont attiré l’attention d’une partie du monde sur
notre cause. Alors non, il ne s’agit pas de dire que c’est la
solution. Mais c’est sûr que nous devons reprendre les côtés
positifs de Bil’in : l’organisation à la base et la très bonne
communication » 24. Comme on l’a vu cette prise en
compte de Bil’in par les organisations politiques palestiniennes
nationales n’a pas pour autant signifié une rupture stratégique.
Et par un effet de feedback,
l’implication plus grande des factions palestiniennes dans les
Conférences a permis à nombre d’organisations internationales et
de militants étrangers de mieux saisir les débats
inter-palestiniens concernant le recours à la violence. Malgré
l’intitulé original de la Conférence de Bil’in, chacun aura pu
en effet comprendre que le clivage violence/non-violence n’était
pas une grille de lecture pertinente quant à la résistance
palestinienne. Les Palestiniens se sont en réalité réapproprié
un outil qui menaçait de leur échapper car les participants
internationaux, par méconnaissance ou par confort, valorisaient
quasi-exclusivement le caractère « non-violent » de la
résistance de Bil’in, en oubliant sa dimension populaire et en
postulant l’exclusion a priori de toute violence. De symbole,
pour certains, de la résistance non-violente en Palestine,
Bil’in est progressivement devenu un symbole de la lutte
palestinienne, dans toutes ses dimensions et composantes.
c) L’élargissement géographique de la
Conférence s’est accompagné, comme on l’a vu, d’un élargissement
qualitatif. Cet élément est essentiel dans la compréhension des
dynamiques engendrées par l’initiative de Bil’in. De nouveau, il
ne s’agit pas ici de surestimer le phénomène. Mais il est
certain que Bil’in a servi, de manière directe ou indirecte, de
catalyseur, de tribune et de point d’appui à d’autres
initiatives dépassant de très loin les manifestations pacifiques
contre le Mur.
C’est ainsi que la Campagne BDS, initiée en
juillet 2005 par 172 organisations palestiniennes, a été au cœur
des Conférences de 2008 et 2009. La campagne BDS n’avait eu
qu’un écho très relatif au cours des 3 premières années, mais
elle a connu une accélération importante à partir de 2008,
lorsque la déclaration finale de la Conférence de Bil’in a
appelé les acteurs de la solidarité à « promouvoir le boycott,
le désinvestissement et les sanctions ; demander à tous les
mouvements, organismes et associations de solidarité
internationale de faire campagne pour un boycott qui comporte le
retrait des investissements d’Israël de même que l’application
de sanctions économiques, en particulier l’Accord d’Association
commercial entre l’UE et Israël » 25. Le Forum Social
Mondial de Belem (janvier 2009), dans lequel se trouvaient
nombre de participants à la Conférence de Bil’in, a pour la
première fois adopté le mot d’ordre du BDS 26. La
Conférence de 2009 en a fait sa priorité et il figure en
première place dans la déclaration finale, loin devant le mot
d’ordre de la destruction du Mur 27.
C’est ce que l’on pourrait appeler
l’autodépassement de Bil’in : d’un appel au soutien
international à quelques centaines de villageois désarmés en
lutte pour défendre leur terre, on est passé à l’exigence d’une
campagne planétaire pour exercer des pressions sur Israël en
l’isolant du reste du monde, et ce jusqu’à ce que l’ensemble des
droits nationaux du peuple palestinien soient satisfaits.
Même si ce n’était pas l’objectif des membres
du Comité populaire de Bil’in, leur initiative mettant en avant
la non-violence a servi de « produit d’appel » à la cause
palestinienne dans son ensemble et permis de valoriser des
secteurs de la résistance palestinienne largement ignorés
jusqu’alors.
Elle a permis de sortir de la logique dans
laquelle la rhétorique du « cycle des violences » avait enfermé
le peuple palestinien. Cette rhétorique entretenait l’idée selon
laquelle « les torts étaient partagés » et que « les deux
parties devaient faire des efforts », et elle avait profondément
investi le mouvement de solidarité lui-même. Le succès et le
développement actuels de la campagne BDS sont une victoire
idéologique majeure pour les Palestiniens : c’est l’Etat
d’Israël et sa politique qui sont stigmatisés, pas « les
violences ».
Enfin, elle a participé de la
revisibilisation de la résistance populaire palestinienne, en la
resituant dans son historicité et dans son rapport complexe mais
non contradictoire avec la lutte armée. Nombre d’acteurs du
mouvement de solidarité, qui avaient une approche philosophique
de la non-violence, ont pu mesurer que chez les Palestiniens
elle était essentiellement la conséquence d’une démarche
pragmatique due au déséquilibre du rapport de forces militaire.
Ces acteurs ont pu comprendre que le recours à la lutte armée
résultait entre autres de l’isolement international des
Palestiniens, et que l’exigence d’un renoncement a priori à
toute forme de violence était irrecevable et donc
contre-productif.
En d’autres termes la Conférence de Bil’in et
les dynamiques qu’elle a engendrées ont démontré que
l’opposition violence/non-violence était largement imposée de
l’extérieur et que, de manière paradoxale, c’est par le rejet de
ce clivage et par le soutien sans injonction préalable aux
revendications palestiniennes que le mouvement de solidarité
pourrait contribuer au re-développement de la résistance
populaire et à une baisse substantielle de l’utilisation des
armes.
d) En ce qui concerne, enfin, les tentatives
de récupération et d’instrumentalisation politiques, le constat
est sans appel : personne n’a pu s’approprier Bil’in, pour de
multiples raisons sur lesquelles je ne reviendrai pas ici car
elle nous éloigneraient de notre propos. Je me contenterai
d’indiquer que la faiblesse organisationnelle d’al-Mubadara
(Mustapha Barghouthi) lui a interdit de s’emparer de
l’initiative de Bil’in qui, comme on l’a vu, a connu des
développements qualitatifs et quantitatifs significatifs. De
plus, la (re-)montée en puissance de la résistance populaire
palestinienne a paradoxalement affaibli la position de Mustapha
Barghouthi qui voulait en faire une spécificité de son courant
politique.
De son côté l’Autorité Palestinienne de
Mahmoud Abbas et Salam Fayyad n’a pas pu, pour des raisons
structurelles, « récupérer » Bil’in. S’il y a pu y avoir
conjonction d’intérêts, ponctuellement, entre une initiative
valorisant la non-violence et un gouvernement promettant à
Israël de mettre fin aux attaques armées palestiniennes, l’auto-dépassement
de Bil’in et la place centrale prise par la question du BDS a
contraint l’Autorité Palestinienne à prendre ses distances avec
l’initiative. Enfermés dans une logique exclusive de
négociations, les dirigeants de l’Autorité Palestinienne de
Ramallah ne peuvent sérieusement reprendre à leur compte le mot
d’ordre du BDS, qui inclut la revendication de la rupture des
relations diplomatiques avec l’Etat d’Israël.
On comprend dès lors la déclaration finale de
la Conférence de Bil’in, qui exige « que les factions nationales
palestiniennes soutiennent la résistance populaire, et notamment
le mouvement BDS », mettant la direction de l’Autorité
Palestinienne devant ses responsabilités et face à ses
contradictions, et démontrant que le soutien formel à la
« non-violence » n’équivaut pas à un soutien réel à la
« résistance populaire ».
Conclusions
Loin d’être un changement de stratégie issu
d’un quelconque aggiornamento
des organisations politiques palestiniennes, l’apparente
nouveauté des formes « non-violentes » de résistance dans les
territoires palestiniens est avant tout le produit d’une
illusion d’optique. La quasi-hégémonie idéologique du paradigme
du « cycle de la violence », combiné à l’occultation, volontaire
ou non, de la violence quotidienne de l’occupation israélienne,
a invisibilisé l’essentiel de la résistance palestinienne.
De même que certains avaient découvert la
nature populaire et non-violente de la résistance palestinienne
lors de l’Intifada de 1987, d’autres (ou parfois les mêmes) ont
oublié ces caractéristiques lorsque, dans les années 2000-2003,
l’ensemble des organisations palestiniennes (à l’exception du
PPP) ont repris la lutte armée. Cette myopie a conduit certains
acteurs du mouvement de solidarité internationale à relativiser
leur soutien à la lutte palestinienne, les plaçant dans la
position paradoxale de soutien aux droits d’un peuple sans
soutien à son combat.
Confrontés au triple défi de l’écrasement
militaire, de l’isolement international et des divisions entre
organisations palestiniennes, certains acteurs du Mouvement
National Palestinien ont eu l’intelligence politique de mettre
en avant une lutte locale exemplaire : celle des
villageois de Bil’in. En valorisant ses aspects
« non-violents », ils ont contribué à la reconquête de la
légitimité palestinienne, sans pour autant revendiquer une
quelconque nouveauté ou une concurrence avec les formes armées
de la lutte.
Sans jamais se réclamer d’une non-violence
philosophique, de principe, qui ne peut naître et/ou prendre
racine dans une société confrontée de manière quotidienne à la
violence de l’occupation, les organisations palestiniennes qui
se sont saisies de l’écho international de Bil’in ont
progressivement redonné son sens et son audience à la résistance
populaire, qui n’avait en réalité jamais disparu des territoires
palestiniens. Ils ont ainsi démontré que l’opposition formelle
entre partisans et adversaires de la violence était une
construction idéologique exogène vouée à dissimuler une
rhétorique du « partage des responsabilités » entre Israël et
les Palestiniens. On comprend d’autant mieux pourquoi le
discours de Barack Obama cité en introduction, dans lequel il
insiste sur la question de « l’arrêt des violences »
palestiniennes et vante les mérites de la non-violence, a été
mal reçu en Cisjordanie et à Gaza.
Ce faisant, ces acteurs ont redonné un
contenu au concept de résistance non-violente, qui ne s’est
jamais au cours de l’Histoire limité à un pacifisme souvent
synonyme d’inaction 28. On comprend dès lors pourquoi
le terme de résistance populaire, « à la base », est privilégié,
qui ne se définit pas « en négatif » par rapport à un possible
recours à la violence mais « en positif », sans exclure a priori
l’action violente : implication toujours plus grande des
populations concernées, multiplication des formes d’action
(manifestations, grèves, boycott…), et surtout appel à la
participation populaire internationale. L’initiative de Bil’in
demeure encore aujourd’hui largement critiquée dans les
territoires palestiniens : aspects ritualisés, rendez-vous
obligé des « internationaux » survalorisation par rapport à
d’autres combats locaux. Elle a néanmoins révélé et généré des
dynamiques qui la dépassent de très loin, et ce quelles qu’aient
été les intentions originelles de ses initiateurs.
C’est donc essentiellement à une adaptation
tactique que l’on a assisté dans les territoires palestiniens,
dont la portée dépasse de très loin le cas étudié. Ou quand dans
une situation d’injustice manifeste, ceux qui ont le droit de
leur côté sont souvent obligés de faire d’apparents compromis
idéologiques, au risque d’affaiblir dans un premier temps leur
position. Quand des reculs sur la forme, lorsqu’ils sont
organisés avec intelligence, peuvent rapidement aboutir à des
avancées sur le fond. Quand une logique en apparence exclusive
devient, par la pratique et la confrontation des points de vue,
une logique essentiellement inclusive. Mais aussi quand la
dénonciation de « la » violence, décontextualisée et
dépolitisée, dissimule mal les indépassables contradictions
d’une approche « équilibrée » tentant de concilier justice et
injustice, droit et non-droit.
Notes
1 Discours
de Barack H. Obama au Caire, 4 juin 2009.
2 Jean-Marie
Muller, Conflit
israélo-palestinien, la violence sacrilège,
12 octobre 2003.
3 Véronique
Dudouet, Nonviolent Resistance and Conflict Transformation
in Power Asymmetries, Berghof Resarch Center for
Constructive Conflict Management, septembre 2008.
4 Entretien
avec Hussam Khadr, Membre du Conseil Législatif Palestinien,
Naplouse, octobre 2001.
5 Entretien
avec Omar Barghouthi, Coordinateur de la Campagne
palestinienne Boycott/Désinvestissement/Sanctions, Bil’in,
juin 2008.
6 Voir
entre autres Joss R. Hiltermann,
Behind the Intifada, Labor and Women’s
Movements in the Occupied Territories,
Princeton, Princeton University Press, 1991 et Jamal R.
Nassar et Roger Heacock (eds),
Intifada : Palestine at the Crossroads,
New York, Bir Zeit University et Praeger Publishers, 1990.
7 Voir
Hiltermann, op. cit.
9 Gandhi,
Lettres à l'âshram, Paris, Albin Michel, 1971, p. 132
10 Gene
Sharp, The Politics of
Nonviolent Action, Boston,
Porter Sargent, 1973, p. 64.
11 Entretien,
mai 2008.
12 Roland
Barthes, La
chambre claire : notes sur
la photographie, Paris,
Gallimard, 1980, p. 48.
13 Mubarak
Awad, « Non-Violent Resistance: A Strategy for the Occupied
Territories »,
in Journal of Palestine
Studies, Vol. 13, No. 4
(été 1984), p. 22-36
14 Appel
à la cessation immédiate des attentats-suicide, paru dans le
quotidien palestinien al-Quds (en arabe), 20 juin 2002.
15 Voir
notamment Hroub, Khaled, « Un Hamas nouveau ? », in
Revue d’études palestiniennes,
n°102, hiver 2007.
17 Avis
de la Cour Internationale de Justice (CIJ), rendu le 9
juillet 2004. Texte original (en anglais) sur
18 Appel du Comité populaire de Bil’in
(janvier 2006).
19 Entretien,
juin 2008.
20 Idem,
juin 2008.
21 Entretien,
février 2006.
23 Mustapha
Barghouthi, Pour une
résistance de masse non-violente contre Israël
(entretien avec I. Ramonet),
mai 2008.
24 Entretien,
février 2006.
25 Déclaration finale de la Conférence
de Bil’in, juin 2008 :
26 « Nous
demandons d’urgence aux personnes et organisations dans le
monde de se mobiliser pour les actions visibles de la
campagne BDS ». Texte complet sur :
27 Déclaration
finale de la Conférence de Bil’in, avril 2009 :
28 Voir
notamment Sharp, op.
cit.,
dans lequel l’auteur liste 198 ( ! ) formes d’action
non-violente.
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