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Aloufok
Palestine : reconstruire, pierre par pierre, la résistance
et la solidarité
Entretien avec Julien Salingue
Septembre 2007
http://www.aloufok.net/article.php3?id_article=4130
Julien
Salingue, 27 ans, doctorant en Science politique à Paris,
militant du mouvement de solidarité avec la Palestine, réalisateur
du film « Palestine, vivre libre ou mourir » et co-réalisateur
du film « Samidoun », répond aux questions d’Al-Oufok.
Questions de
l’interview :
1) De
toutes les contradictions de la situation en Palestine, quelle est
celle qui vous paraît être la plus fondamentale ?
2) Quelles sont les formes de résistance
possible dans les conditions d'aujourd'hui ?
3)
Sommes-nous au bout de la logique des Accords d'Oslo ?
4) Si l'OLP est incontournable, comment peut-on envisager son évolution
?
5) Est-il possible de concilier développement démocratique sous
occupation ?
6) Le mouvement de solidarité avec le peuple palestinien est en
crise, n'est-ce pas paradoxalement salutaire ?
1) De
toutes les contradictions de la situation en Palestine, quelle est
celle qui vous paraît être la plus fondamentale ?
Quelles
que soient les évolutions actuelles de la situation en Palestine,
je pense qu’il est essentiel de rappeler que la contradiction la
plus fondamentale demeure celle qui existe entre le projet
sioniste et les droits nationaux du peuple palestinien. L’établissement
d’un Etat juif sur la plus grande partie possible de la
Palestine a signifié et signifie toujours la colonisation, les
expulsions et la répression.
C’est cette contradiction qui est structurante, y compris
dans la situation actuelle. Evidemment cela ne signifie pas
qu’il faille simplifier les choses et faire l’impasse sur les
contradictions dans le « camp » palestinien, notamment
dans la période actuelle, mais que ces dernières doivent être
pensées dans le cadre général de la négation des droits du
peuple palestinien par le projet sioniste.
Les
deux événements majeurs de ces deux dernières années (la
victoire du Hamas aux élections et les « événements »
de Gaza) sont le produit des contradictions entre d’un côté
les intérêts de la minorité qui a dirigé l’Autorité
palestinienne depuis sa création en 1994 et de l’autre les
aspirations de la population palestinienne. Cette minorité a été
clairement rejetée par la population lors des élections, qui
l’a sanctionnée en raison de son abandon de toute perspective
de lutte au profit des seules négociations alors que la situation
sur leur terrain se dégradait, de ses contacts approfondis et
parfois de sa collaboration ouverte avec l’occupant israélien
et de la corruption. Dès les jours qui ont suivi les élections,
la frange la plus radicale (dans le mauvais sens du terme) de
cette minorité de privilégiés, représentée notamment par
Mohammad Dahlan, s’est mis en tête de revenir au pouvoir à
tout prix. C’est ce qui a conduit aux événements de Gaza en
juin dernier.
En
effet, le « coup d’Etat » dont beaucoup ont parlé
lorsque le Hamas a chassé les milices de Dahlan de la Bande de
Gaza est avant tout la conséquence de la tentative de coup d’Etat,
bien réelle celle-ci, orchestrée par la frange putschiste de
l’Autorité palestinienne, avec le soutien d’Israël et des
pays occidentaux. Ces derniers ont organisé le blocus politique,
diplomatique et économique du nouveau pouvoir politique, tandis
qu’Israël renforçait le siège de la Bande de Gaza, place
forte de l’aile militante du Hamas, et reprenait sa politique de
liquidation de résistants. De son côté, la frange putschiste de
l’Autorité a tout fait pour paralyser le nouveau gouvernement
et pour court-circuiter toute tentative d’établissement d’un
gouvernement d’union nationale. L’objectif conjoint était de
créer les conditions d’un renversement du gouvernement Hamas.
Les affrontements, d’abord sporadiques, se sont multipliés dans
la Bande de Gaza et, lorsque les milices de Dahlan, armées par
les Etats-Unis avec l’accord d’Israël, sont passées à la
vitesse supérieure, le Hamas a répondu sur le même terrain et a
rapidement chassé les putschistes de Gaza.
On
connaît la suite : Abu Mazen a limogé le gouvernement Hamas
et créé un « gouvernement d’urgence » dirigé par
Salam Fayyad, ancien haut fonctionnaire des institutions financières
internationales, dont la liste avait obtenu à peine plus de 2%
aux législatives de 2006. Les
choses sont maintenant très claires : Abu Mazen et sa clique
ont fait le choix de se conformer exclusivement aux exigences des
pays occidentaux et d’Israël, sans même faire semblant de se
préoccuper du peuple palestinien. Leur seul objectif est de
rester au pouvoir et d’être les futurs administrateurs des
bantoustans palestiniens, même s’ils doivent pour cela
collaborer ouvertement avec les forces d’occupation. Un événement
survenu à Jénine à la fin du mois d’août est à ce sujet
exemplaire (1) : un soldat israélien qui s’était égaré
dans la ville a été pris en charge par les forces de sécurité
d’Abbas, qui l’ont protégé de la population et raccompagné
jusqu’au barrage militaire le plus proche. On parle bien d’un
soldat membre d’une armée d’occupation… Il n’y a qu’un
mot pour qualifier ce genre d’agissements : de la
collaboration, pure et simple.
Pour
ceux qui avaient encore des doutes sur les intentions du clan
Abbas, leur positionnement, dans le cadre de la contradiction
structurante que j’évoquais plus haut, est sans ambiguïté :
ils travaillent sciemment aux côtés d’Israël contre le peuple
palestinien.
2) Quelles
sont les formes de résistance possible dans les conditions
d'aujourd'hui ?
Je
pense que les conditions actuelles sont des plus défavorables
quant à l’organisation et la structuration de la résistance :
-
Plus de 11 000 prisonniers politiques palestiniens croupissent
dans les prisons israéliennes. Rapporté au nombre d’habitants,
c’est un chiffre invraisemblable : imaginez qu’en France il y
ait près de 200 000 prisonniers politiques. Je ne parierais pas
sur un haut niveau de développement des luttes sociales… Et
pour ceux qui continuent la lutte, la répression, les
arrestations et les assassinats se poursuivent.
-
La fragmentation géographique entre les « zones autonomes »
palestiniennes constitue un obstacle de taille : séparation
complète entre Gaza et la Cisjordanie, encerclement des villes de
Cisjordanie, très grande difficulté, voir impossibilité, de se
rendre d’une ville à l’autre… Autant d’éléments qui empêchent
tout développement ou structuration « nationale » de
la résistance.
-
La mise en place de l’Autorité palestinienne, consécutive aux
Accords d’Oslo, a eu deux conséquences d’ampleur : en
premier lieu nombre de militants du Fatah ont été cooptés et
intégrés aux structures bureaucratiques en construction en échange
de leur renonciation à la lutte, ce qui a affaibli le mouvement
national et fait considérablement reculer la conscience
politique. En second lieu, la mise en place de ce vaste réseau de
corruption et de clientélisme a délégitimé la politique et le
politique, renforçant le fonctionnement en réseaux
principalement structurés par la captation de la manne financière
venue de l’étranger.
-
La multiplication des ONG dépendantes des financements de l’extérieur,
si elle a pu constituer une alternative, pour de nombreux
militants de l’Intifada de 1987, à l’intégration à
l’appareil d’Etat, a également participé de cette dépolitisation
et de cet affaiblissement de la résistance. En se désinvestissant
du terrain de la lutte politique, les militants et dirigeants de
ces ONG ont laissé les mains libres à la direction capitularde
de l’OLP, nombre d’entre eux se contentant de trouver un modus
vivendi avec cette dernière.
-
L’attitude attentiste de la gauche de l’OLP (FPLP et
FDLP) et son incapacité à formuler un projet de lutte alternatif
aux trahisons de la direction de l’Autorité palestinienne a également
réduit le champ des possibles pour ceux qui auraient voulu
poursuivre la résistance.
-
Dans cette situation, c’est le Hamas qui a su tirer son épingle
du jeu. Or, bien que ce courant incarne une orientation beaucoup
plus combative vis-à-vis de l’occupant et refuse aujourd’hui
les compromissions et l’abandon des droits nationaux des
Palestiniens, il n’en demeure pas moins que l’idéologie réactionnaire
du courant des Frères Musulmans à laquelle nombre de ses cadres
et militants se réfèrent est contradictoire avec la construction
d’une résistance populaire dans laquelle tous les Palestiniens,
notamment les femmes, trouveraient leur place.
Voilà,
en résumé, la somme des obstacles à la construction et à la
structuration de la résistance. L’asphyxie économique, la
fragmentation géographique et politique, la culture de la
corruption et du clientélisme et la faillite de la gauche ont
favorisé le développement d’un individualisme de plus en plus
marqué, au détriment de l’action collective. Qui plus est,
l’entreprise de sociocide inhérente au projet sioniste détruit
peu à peu la conscience nationale palestinienne. Si dans les têtes
le peuple palestinien et ses droits existent toujours, dans les
faits la perspective d’une lutte commune de tous les
Palestiniens (y compris ceux des camps de réfugiés de Jordanie,
de Syrie ou du Liban, ainsi que ceux qui vivent en Israël) autour
d’un projet de combat unifiant s’éloigne de plus en plus.
Dans
ces conditions, quelle résistance ? Pour beaucoup de
militants palestiniens, la tâche essentielle est aujourd’hui
double. A terme, il s’agit de refonder la résistance et,
pourquoi pas, les structures du mouvement national, en tirant les
leçons des échecs du passé et en actant le basculement dans
l’autre camp d’une partie de la direction « historique »
du mouvement. Mais la condition pour y parvenir, et c’est la
seconde tâche essentielle, est de mettre un frein à la dépolitisation
et à l’individualisme. C’est ce qu’ont bien compris un
certain nombre de militants investis dans les « Centres
culturels » des camps de réfugiés. Pour eux, il s’agit,
en organisant de multiples activités culturelles, sociales et
politiques, notamment pour les jeunes, de perpétuer la mémoire
du combat, de lutter contre les tendances individualistes en développant
des projets collectifs, de combattre les tendances au repli sur la
famille, la religion, en faisant « sortir » les gens
de chez eux et en les faisant se rencontrer, le tout en
garantissant l’indépendance des initiatives en refusant d’être
subventionné par l’Autorité palestinienne ou les pays
occidentaux.
Tout
cela peut sembler très loin de la conquête par les Palestiniens
de leurs droits nationaux. Mais c’est la réalité du terrain et
du rapport de forces. Il faut être lucide : il s’agit pour ces
militants de reconstruire la résistance, pierre par pierre, au
milieu d’un champ de ruines. Tous ceux qui se sentent solidaires
des Palestiniens et veulent les aider dans leur combat doivent le
savoir : la situation est très difficile et les militants
qui, là-bas, s’investissent dans la reconstruction de la
conscience nationale et de la résistance ont plus que jamais
besoin d’un soutien international.
3) Sommes-nous au
bout de la logique des Accords d'Oslo ?
Tout
dépend ce que l’on entend par « la logique des Accords
d’Oslo ». Pour tous ceux qui ont perçu et/ou présenté
les Accords d’Oslo comme un compromis historique entre une
gauche israélienne prête à de vraies concessions et une
direction palestinienne sincère et responsable, qui devait mener
à terme à l’établissement d’un Etat palestinien indépendant
et souverain en Cisjordanie et à Gaza, il est clair que c’est
la fin d’une époque. Mais pour ceux, dont je fais partie, qui
ont vu dans les Accords d’Oslo une simple réorganisation du
projet sioniste (2), avec comme objectif la mise en place de
bantoustans palestiniens dépendants de l’aide internationale et
sous contrôle d’un pouvoir inféodé à l’Etat d’Israël,
il n’y a pas de surprise ou de « tournant ».
Tanya
Reinhart, Universitaire israélienne récemment décédée, écrivait
en 1994 ce qui suit :
«
Depuis le début, on peut
identifier deux conceptions sous-jacentes au processus d’Oslo.
La première est que ce processus peut réduire le coût de
l’occupation grâce à un régime palestinien fantoche, avec
Arafat dans le rôle du policier en chef responsable de la sécurité
d’Israël. L’autre est que le processus doit déboucher sur
l’écroulement d’Arafat et de l’OLP. L’humiliation d’Arafat,
sa capitulation de plus en plus flagrante conduiront
progressivement à la perte de son soutien populaire. L’OLP va
s’effondrer ou succomber à des luttes internes. La société
palestinienne va ainsi perdre sa direction politique et ses
institutions, ce qui constituera un succès car il faudra du temps
aux Palestiniens pour se réorganiser. Et il sera plus facile de
justifier la pire oppression quand l’ennemi sera une
organisation islamiste fanatique » (3).
T.
Reinhart n’avait rien d’une prophète. Elle a seulement
compris, dès le début, la « logique » des Accords
d’Oslo. Pour Israël, la manœuvre était simple : donner
l’impression de faire des concessions aux Palestiniens sans
prendre aucun engagement sur les questions-clés que sont Jérusalem,
les réfugiés et les colonies. Durant les « années Oslo »,
la colonisation, l’occupation et la répression se sont
poursuivies, les Palestiniens qui auraient pu nourrir des espoirs
sont vite revenus de leurs illusions. Evidemment, la colonisation
avait commencé avant Oslo. Mais en créant l’illusion de la
construction d’une structure étatique palestinienne, les
Accords d’Oslo ont entraîné un dangereux glissement idéologique,
y compris dans le mouvement de solidarité internationale :
d’un soutien aux droits des Palestiniens on est passé à un
soutien à des négociations de « paix ». Résultat :
à partir de septembre 2000, avec le soulèvement palestinien et
la brutale réponse de l’armée israélienne, de nombreuses voix
se sont élevées pour que l’on en « revienne aux Accords
d’Oslo », ce qui signifie concrètement un retour à la
situation contre laquelle les Palestiniens se sont soulevés.
La
« logique des Accords d’Oslo » n’est pas finie. Il
y a eu cependant un changement notable, côté israélien :
si en 1994 une partie de l’establishment
sioniste pensait que l’appareil de l’OLP était un partenaire
crédible, sur le long terme, dans l’entreprise de
neutralisation de la résistance, aujourd’hui ce n’est plus le
cas. C’est le sens des décisions « unilatérales »,
dont l’exemple le plus flagrant a été le retrait de Gaza :
Israël ne prend pas la peine de discuter avec la direction de
l’Autorité palestinienne les décisions les plus importantes.
L’idée qu’il n’y a pas de partenaire fiable côté
palestinien a fait son chemin en Israël. Abu Mazen et les siens
n’ont ni la légitimité ni l’assise sociale nécessaires pour
contrôler l’ensemble des villes palestiniennes. Ce qui se
profile, c’est plutôt qu’Israël confie, à terme, à des
petits chefs locaux la gestion de microscopiques zones
autonomes.Israël pourrait en outre en appeler à la Jordanie afin
qu’elle administre, d’une manière ou d’une autre, les
enclaves de Cisjordanie. Concernant Gaza, la « solution »
pour Israël passera nécessairement par une offensive militaire
d’ampleur. Sur le fond, Oslo, en tant qu’instrument de
liquidation de la question palestinienne, est bien vivant. C’est
seulement sur la forme que des modifications ont été opérées.
4) Si l'OLP est
incontournable, comment peut-on envisager son évolution ?
Je
ne sais pas si l’OLP est « incontournable ». Yasser
Arafat lui-même ne s’est jamais privé de la « contourner ».
Il me semble opportun de rappeler ici qu’en 1993, seule une
minorité du Comité exécutif de l’OLP s’était prononcée en
faveur de la signature des Accords d’Oslo. Cela n’a eu aucune
conséquence. Cet événement était l’aboutissement logique
d’un choix fait par Arafat et Abbas dans le processus de négociations :
à aucun moment les instances de l’OLP n’ont été informées,
non seulement du contenu, mais de l’existence même des Accords
d’Oslo avant leur signature… La naissance de l’Autorité
palestinienne a signifié, selon moi, la mort de l’OLP.
Il
ne s’agit pas de faire ici un historique du mouvement de libération
national palestinien. Rappelons juste que durant les années 70,
au Liban, l’OLP s’est transformée, alors qu’elle était un
mouvement de libération national « classique », en un
véritable appareil d’Etat, devenant progressivement une énorme
structure bureaucratico-militaire employant des dizaines de
milliers de personnes aux quatre coins de la planète. Un rapport
commandé par Yasser Arafat lui-même indiquait à l’époque :
« L'OLP diffère
par sa nature des autres organisations qui ont représenté, ou
représentent encore, leurs peuples respectifs dans leur lutte de
libération nationale. L'OLP n'est pas un parti politique, et elle
est plus large qu'un front de libération. C'est une institution
qui a la nature d'un Etat ». L’OLP s’est ainsi
progressivement transformée en un « appareil d’Etat sans
Etat », pour reprendre la formule de Gilbert Achcar, un
appareil d’Etat en quête d’un territoire où il pourrait s’établir
de façon sûre et définitive. Considérablement affaiblie par
son expulsion du Liban en 1982, l’OLP a recréé à Tunis une
grande partie de sa bureaucratie et a continué à développer ses
représentations diplomatiques à l’étranger. Les Accords d’Oslo
ont été suivis de l’installation, en Cisjordanie et à Gaza,
de dizaines de milliers de cadres et de militants de l’OLP
« de l’extérieur » qui sont devenus les
fonctionnaires et les grands commis de l’Autorité palestinienne
en construction.
L’appareil d’Etat sans Etat
a alors cru trouver son Etat. Les combattants sont devenus des
fonctionnaires de l’Autorité palestinienne et l’OLP a achevé
son processus de dégénérescence bureaucratique en se
transformant officiellement en structure étatique. Les courants
de l’OLP qui la considéraient encore comme devant être
l’organe fédérant les factions politiques palestiniennes pour
coordonner et diriger la lutte ont été de plus en plus
marginalisés dans les décisions, de même que les cadres qui
avaient fait le choix de rester à l’extérieur. L’essentiel
de la décision et de la représentation est en effet passé entre
les mains de l’Autorité palestinienne. C’est pourquoi, 13 ans
après, je pense qu’il n’est pas exagéré de dire que l’OLP
ne représente aujourd’hui plus rien. Elle sert parfois de
cache-sexe à Abbas lorsqu’il veut légitimer une décision
particulièrement inique ou isoler le Hamas, comme lorsqu’en
juin dernier le Comité exécutif de l’OLP a voté une motion
exigeant la destitution du gouvernement Hamas et l’organisation
de nouvelles élections. Mais cette OLP fantôme n’a plus de légitimité :
la motion en question n’a eu aucun écho dans les territoires
palestiniens.
Aujourd’hui, parmi ceux qui
s’interrogent sur l’état du mouvement de libération
national, certains disent qu’il faut « en revenir à l’OLP »,
d’autres qu’il faut la réformer, et d’autres enfin qu’il
faut acter sa disparition et construire « autre chose ».
Je pense pour ma part que l’OLP n’a pas d’avenir dans sa
forme actuelle et qu’elle a vocation à péricliter tout en
demeurant pendant un temps le théâtre de querelles d’individus
ou de groupes d’individus pour des petits pouvoirs ou des petits
bénéfices. Ce dont le peuple palestinien a besoin aujourd’hui,
où qu’elle se trouve, c’est d’une refondation du projet et
des structures de la lutte, qui passera par une réorganisation/recomposition
de la résistance sous toutes ses formes (politique, culturelle,
sociale, armée), à l’initiative de militants et cadres de la
gauche, du Fatah, du Hamas, qui feront le choix de l’unité et
des intérêts collectifs et non celui de la division et des intérêts
personnels. Même si cette perspective peut paraître lointaine et
qu’à ce jour très peu d’initiatives allant dans ce sens ont
été prises, il n’en demeure pas moins qu’elle est
sous-jacente à nombre de discussions en Palestine, chez les
militants sincères de toutes les factions politiques et dans la
société, chez les Palestiniens des territoires occupés comme
chez ceux de 1948 et ceux de l’exil.
5) Est-il
possible de concilier développement démocratique sous occupation
?
Une
chose est sûre : il est impossible de construire des
structures abouties de démocratie représentative lorsque l’on
est sous occupation militaire. S’il a été possible, comme on
l’a vu en janvier 2005 (élections présidentielles) et janvier
2006 (élections législatives), d’organiser des élections dans
l’ensemble de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza dans des
conditions à peu près satisfaisantes, avec une participation élevée
et peu de fraude, il n’en demeure pas moins que cette « démocratie »
reste subordonnée aux intérêts de la puissance occupante et de
ses alliés. Après la victoire du Hamas, il n’a pas été
difficile pour l’Union européenne, les Etats-Unis et Israël
d’empêcher le gouvernement issu des urnes de gouverner et de
tenter d’annuler le choix démocratique de la population
palestinienne. Tant que l’occupation perdurera, la « démocratie
palestinienne » restera dépendante du bon vouloir de
l’extérieur.
Mais
si l’on entend la démocratie dans une acception plus large, et
pas seulement comme la tenue d’élections, il est évident que
le développement des pratiques démocratiques est non seulement
possible mais indispensable dans la lutte contre l’occupation.
J’entends ici le développement des pratiques démocratiques
comme la mise en place de structures de gestion de la vie
quotidienne et de la lutte qui favorisent l’investissement et la
participation populaires. Au début de l’Intifada de 1987, les
« comités populaires », mis en place dans la plupart
des camps de réfugiés, villages et quartiers des villes, ont joué
ce rôle : composés de militants politiques, associatifs ou
de « simples citoyens » légitimes dans leur communauté,
ils prenaient en charge tous les aspects de la vie quotidienne
(organisation des soins, de la scolarité, résolution des
conflits entre voisins…) et de la lutte (grèves,
manifestations…). C’est ce qui a fait la force de cette
Intifada, du moins dans sa première année.
Rien
de tel ne s’est produit lors de la « deuxième Intifada »
(entre guillemets tant elle a peu de points communs avec l’Intifada
de 1987) : la prétention de l’Autorité palestinienne à
être la seule direction légitime du mouvement, les consignes
données aux militants du Fatah de ne pas renouveler l’expérience
des comités populaires et la très rapide militarisation de la
lutte ont interdit la constitution de structures locales coordonnées
entre elles dans lesquelles tous ceux qui voulaient participer à
la lutte auraient pu trouver leur place. L’investissement
populaire a donc été très faible et le soulèvement, bien réel
en octobre 2000, s’est rapidement essoufflé. Cela n’explique
pas tout, mais l’échec de la mise en place de structures de ce
type après octobre 2000 a largement participé de la dégradation
du rapport de forces en la défaveur des Palestiniens. L’une des
tâches centrales, pour ceux qui veulent permettre la
reconstruction de la résistance populaire en Palestine, est de
contribuer à la reprise en main de son destin par la population
palestinienne elle-même, par l’intermédiaire de structures
favorisant l’investissement de tous et d’initiatives ayant
vocation à dépasser les nombreux clivages qui affaiblissent le
combat des Palestiniens.
Je
me fais ici l’écho d’observations que j’ai pu effectuer
lors de mes séjours en Palestine et de propos que j’ai entendus
chez de nombreux Palestiniens. En effet, l’absence de
perspective politique et sa conséquence principale, le développement
d’une pensée de plus en plus conservatrice dû à un repli sur
les valeurs traditionnelles (qui, elles, « ne mentent pas »),
causent des dégâts considérables : la manifestation la
plus visible est la dégradation croissante de la conditions des
femmes, qui se voient de plus en plus exclues de la sphère
publique et confinées aux seules activités domestiques et
reproductrices. Cette dégradation n’a pas commencé avec
l’arrivée au pouvoir du Hamas, mais ce dernier événement
n’a bien entendu rien fait pour la ralentir. On comprendra aisément
que la non inclusion, dans la lutte, de la moitié de la
population palestinienne, ne peut que desservir, à terme, les
Palestiniens dans leur ensemble. C’est en ce sens que, même si
l’occupation militaire ne le permet que très difficilement, le
développement de structures légitimes et « participatives »
est une question-clé dans la perspective de refondation de la résistance
palestinienne.
6) Le mouvement
de solidarité avec le peuple palestinien est en crise, n'est-ce
pas paradoxalement salutaire ?
Il
est certain que le mouvement de solidarité ne se porte pas très
bien. Cette crise vient de loin et est, selon moi, le produit de
deux principaux facteurs : la dégradation de la situation
« sur le terrain » et les illusions véhiculées, au
sein même du mouvement de solidarité, durant les « années
Oslo » et après septembre 2000(4).
Il
faut en effet faire preuve d’une certaine abnégation pour
continuer de se mobiliser alors que, là-bas, la situation se dégrade
de plus en plus et que les diverses initiatives prises ici
semblent n’avoir aucun impact. Les dizaines de milliers de
personnes qui s’étaient mobilisées au moment du massacre de Jénine
en avril 2002 n’ont pas disparu mais elles sont découragées ou
désabusées et ne participent plus aux initiatives publiques dans
lesquelles ne se retrouve souvent que le « noyau dur »
des militants de la cause palestinienne.
Les
illusions véhiculées quant au processus d’Oslo n’ont pas aidé
ceux qui voulaient s’investir dans la solidarité à comprendre
l’évolution sur le terrain, que ce soit la dégradation du
rapport de forces entre Israël et la population palestinienne ou,
plus récemment, la victoire du Hamas et la tentative semi-avortée
de putsch d’Abu Mazen et sa clique. Elles n’ont pas aidé non
plus, en faisant de la direction de l’Autorité palestinienne la
« direction légitime du peuple palestinien », au développement
d’une solidarité concrète avec ceux qui, en Palestine, dans
les camps de réfugiés, dans les villes et les villages,
prenaient et prennent encore des initiatives pour poursuivre la
lutte alors que l’Autorité affirme que seule la négociation
paie. Ceux qui avaient cru ou fait croire que l’Autorité
palestinienne dirigée par Arafat puis par Abbas était le seul
représentant légitime des Palestiniens et le partenaire
incontournable du mouvement de solidarité ont dû tomber de très
haut lors de la victoire du Hamas et lors de la nomination, il y a
quelques mois, du banquier Fayyad au gouvernement. D’ailleurs on
ne les entend plus beaucoup depuis.
La
crise ne sera salutaire que si les bilans sont tirés et si l’on
va à la racine des échecs successifs du mouvement de solidarité.
Il s’agit, sans faire d’un accord sur l’ensemble des
questions un préalable au travail commun, d’en revenir à
l’essentiel : quelle solidarité effective avec le peuple
palestinien ? Le travail ici n’a de sens que s’il a des
effets là-bas. On ne peut se contenter de « faire pression »
sur notre gouvernement pour qu’il « fasse pression »
sur son allié israélien. En Palestine, 172 ONG et associations
ont appelé à une campagne internationale de boycott et de désinvestissement
(5), dans de nombreux camps de réfugiés des Centres culturels
effectuent un travail remarquable et ont besoin de soutien, 11 000
prisonniers politiques se sentent particulièrement oubliés dans
les geôles israéliennes, les commémorations des 60 ans de la
Nakba (la « catastrophe », l’expulsion de 1947-1948)
sont en préparation pour une initiative internationale en 2008…
Les projets et campagnes qui permettraient de (re)construire la
solidarité ne manquent pas. Mais il est certain que l’on
trouvera peu de représentants du « camp de la paix »
israélien ou de la clique d’Abu Mazen qui soutiendront le
boycott, le droit au retour des réfugiés ou la libération
inconditionnelle de tous les prisonniers politiques. Ce sont
pourtant des revendications centrales pour le peuple palestinien
et pour de nombreux militants politiques et associatifs. Un retour
critique sur les Accords d’Oslo et sur les illusions qui les ont
accompagnés est donc indispensable. Il permettra de passer de la
revendication d’une paix virtuelle à la construction d’une
solidarité réelle.
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