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Opinion
Orage annoncé :
Medvedev contre Poutine
Israel Shamir
Israel Shamir
Jeudi 28 avril 2011
http://www.israelshamir.net/English/Tandem1.htm
La Rébellion arabe a polarisé la Russie:
d’aucuns rêvent d’une visite de l’Esprit du Tahrir à Moscou,
même si d’autres espèrent qu’une croisade de l’Otan répandra les
valeurs occidentales jusqu’au Volga. Reste qu’une troisième
catégorie de Russes prie avec ferveur pour que rien ne change,
ni maintenant ni jamais. L’abstention récente de la Russie au
Conseil de Sécurité de l’Onu a divisé les élites, rendant enfin
visible une cassure croissante.
Le Président Dmitri Medvedev a déclaré
Qadhafi persona non grata. Il a soutenu la proposition de
transférer le dossier de la Libye à la Cour Criminelle
Internationale, puis il a donné à son Ambassadeur au Conseil de
Sécurité de s’abstenir. Quelques jours après, l’ex-homme fort et
Premier ministre Vladimir Poutine a critiqué vertement la
complaisance de Medvedev ; il a qualifié l’intervention
occidentale de « nouvelle croisade » et il a suggéré aux
dirigeants occidentaux de « prier pour le salut de leur âme et
afin de demander à Dieu de leur pardonner » pour le sang versé.
Medvedev a répliqué avec un commentaire insensé « comment
osez-vous parler de croisade ? » et les magnats des médias en
ont fait des tonnes avec cet échange, tant ils étaient désireux
d’apercevoir la première étincelle entre eux deux. Jusque-là, le
Président et le Premier ministre s’étaient comportés comme des
frères siamois. Ils semblent désormais commencer à se séparer.
Nous ne sommes pas en mesure de dire
quelles sont les vues politiques réelles de Dmitri Medvedev,
mais ces derniers mois, il a été promu (par la clique de ses
conseillers) comme une alternative pro-occidentale et
pro-libérale à Poutine. Cette vision correspond à la dualité
russe traditionnelle entre la pensée pro-occidentale et la
pensée indigène incarnée par Tourgueniev et Dostoïevski ; il est
exact que la Russie a toujours fait partie de l’Europe, mais
qu’elle s’est toujours présentée comme en étant à part. Même si
cela pourrait rendre schizophrénique une espèce plus fragile,
les Russes ont conservé la mémoire de cette tension salutaire
inhérente à l’aigle à deux têtes de leur emblème national. Il y
a la tête indigène, qui s’identifie avec le monde non-européen
et qui s’oppose strictement à la guerre en Libye, et puis il y a
l’autre tête, la tête pro-occidentale, qui veut collaborer avec
les puissances européennes et partager le système de valeurs des
Européens, y compris celles qui ont conduit au bombardement de
la Libye.
Il est tout à fait possible que les
élections verront Poutine disputer la présidence à Medvedev.
Sera-ce un choix entre (a) une Russie indépendante et souveraine
suivant sa propre voie et (b) une Russie vue comme un
gigantesque pipeline gardé par des béni-oui-oui ? C’est ce que
pensent les partisans de Poutine. La clique de Medvedev déclare
quant à elle que le choix est entre (a) la Russie en tant que
membre légitime du monde civilisé et (b) une Russie délinquante
perdue dans le désert, comme la Libye de Qadhafi.
Jusqu’ici, pas de problème. A tout le
moins, cela semble un véritable choix ; mais il y a un piège :
l’aigle à deux têtes n’est pas un animal réel. Ce n’est qu’un
rêve. Poutine n’est pas réellement pro-autochtone et Medvedev
n’a pas réellement vendu son âme à l’Occident. Tous deux
voudraient se faire passer pour ce qu’ils ne sont absolument
pas.
Si Poutine défendait réellement
l’indépendance de la Russie, celle-ci ne continuerait pas à
investir son argent dans des valeurs et des bons du trésor
américains. Si Poutine avait réellement le souci de l’avenir de
la Russie, les profits retirés de la vente du pétrole russe
servirait à réparer l’infrastructure du pays, et non pas
seulement à enrichir une poignée d’oligarques. Le personnage de
conte de fées Poutine ne permettrait à aucun prix que la
richesse toute nouvelle de la Russie soit siphonnée dans les
poches de Londoniens tels que Mr Abramovich et son équipe de
foot de Chelsea.
D’un autre côté, si Medvedev était
véritablement partisan des valeurs occidentales, sa politique ne
serait pas de disperser toutes les manifestations et ses comités
électoraux n’empêcheraient pas les partis de l’opposition
d’entrer dans la bataille. Le moins que l’on puisse en dire,
c’est qu’il semble ne pas se fouler la rate pour introduire une
réelle compétition dans la vie politique russe.
Il ne faut surtout pas oublier que
Medvedev est la créature de Poutine et que sa capacité à voler
de ses propres elles n’a pas encore été démontrée. C’est la
raison pour laquelle les Russes sont tellement nombreux à douter
de la sincérité de leur confrontation feutrée et sophistiquée.
La substitution d’événements médiatiques orchestrés à de vraies
élections représentant une compétition réelle a condamné les
Russes à la démo-cratie, je veux dire la version « démo » (comme
démonstration). Bien qu’ils jouissent d’une liberté d’expression
absolue et d’une quasi-absence de répression, les Russes ne sont
pas en mesure d’élire leurs gouvernants en fonction de leur
propre désir. Ils sont libres de parler, mais leurs discours ne
parviennent pas à trouver leur traduction dans l’action
politique réelle.
L’homme qui tient le gouvernail au Kremlin
n’est pas élu par l’ensemble du peuple ; il est sélectionné par
des gens du sérail, comme c’était le cas à l’époque de Brejnev.
Le gouvernement de la Russie postsoviétique est transmis de
leader à leader via des arrangements internes à l’élite
estampillés par un vote populaire manifestement bidonné. Yeltsin
avait accédé au pouvoir grâce à un coup d’état, après quoi il
fit tirer des tanks contre le parlement élu après avoir essuyé
une motion de censure. En 1996, il avait falsifié les élections
à un point encore inconnu de l’histoire russe. Ensuite, Yeltsin
avait refilé le pouvoir à Poutine, et Poutine l’a, en quelque
sorte, transmis à Medvedev. La seule question à laquelle les
mandarins de Moscou n’ont pas encore répondu est celle de savoir
si Poutine permettra à Medvedev de se porter candidat ou bien
s’il a décidé de reprendre le volant. Les libéraux
pro-occidentaux souhaiteraient que Medvedev mette Poutine
hors-jeu et soit le seul candidat. Poutine leur fait peur, mais
ils ont encore plus peur d’élections libres, dont on ne connaît
jamais les résultats d’avance : ils préfèrent la succession.
Eminence grise
Ceux qui gèrent la succession sont appelés
technologues politiques, et ce sont des gens vraiment à-part. En
Russie, ils ont réalisé le mariage entre le cerveau de Karl Rove
et la force brute des Teamsters. Les technologues politiques
russes ont été décrits à l’intention d’un public occidental par
Andrew Wilson, qui a écrit : « Les technologues politiques
postsoviétiques se voient tout à la fois comme des
méta-programmateurs politiques, des créateurs de logiciels, des
décideurs et des contrôleurs appliquant toutes les technologies
possibles et imaginables à la construction de politiques, de
manière générale ». Ivan Krastev a expliqué qu’ « un consultant
politique travaille pour un des partis en lice dans une
élection, et il fait de son mieux pour aider ce parti à
l’emporter ; le technologue politique, lui, n’est nullement
intéressé par la victoire de son parti, mais dans celle du
« système ». Autrement dit, les technologues politiques sont des
gens qui ont pour mission d’entretenir l’illusion qu’il
existerait un pluralisme dans la vie politique russe ».
Le recours à la technologie politique en
lieu et place de la politique classique a déjà commencé à rendre
les Russes extrêmement cyniques et fatalistes : quoi que nous
fassions, ils l’ont déjà prévu et ils seront les seuls à en
profiter. Les Russes pensent désormais que les technologues
politiques sont pratiquement tout-puissants et cette conviction
les a rendus effectivement très forts. Pour cette raison,
l’éminence grise de la Russie n’est ni un prêtre ni un
oligarque, mais un technologue politique, un certain Vladislav
Surkov, qui est un écrivain talentueux et un poète d’origine
russo-judéo-tchétchène. Certains observateurs considèrent qu’il
est le pouvoir réel derrière les marionnettes de papier bouilli
de Poutine-l’homme-fort et Medvedev le libéral. C’est cette
vision des choses que présente le roman best-seller d’Alexander
Prochanov, Virtuoso. Prochanov a une connaissance de première
main sur Surkov, ce qui est quelque chose de rare, car ce grand
homme fuit les caméras. On trouve une description de Surkov dans
les câbles diplomatiques révélés par WikiLeaks (référence :
10MOSCOW184).
Une pièce tirée du roman de Surkov ‘Okolonolya’
(« Autour de zéro ») connaît actuellement un succès énorme dans
les meilleurs théâtres moscovites ; elle est dirigée par un des
meilleurs metteurs en scènes russes, Kirill Serebrennikov. A
cent dollars l’entrée, toutes les places ont été réservées
depuis des mois. J’ai vu cette pièce ; elle est dérangeante,
dans le style Tarantino et Hostel, à la différence près que
Tarantino ne s’est jamais mêlé de la politique américaine. Dans
le roman et dans la pièce, Surkov oppose l’omnipotence de
certains individus avec l’impuissance totale de nous tous, les
autres. Dmitri Bykov a donné un coup de chapeau à l’écrivain
dans sa nouvelle pièce L’Ours, dans laquelle le personnage
principal dit à son comparse : « Je peux faire de toi absolument
ce que je veux ».
Cette véritable vague de technologues
politiques, des oligarques et d’ex-responsables des services de
sécurité, a fait échouer toutes les tentatives d’amener une
démocratie réelle dans la politique russe. C’est ce dont se
plaignent les démocrates russes (c’est ainsi que l’on appelle,
ici, les occidentalistes libéraux). Toutefois, ils reconnaissent
rarement qu’il y a bien une raison, derrière toutes ces
technologies politiques, qui fait que les Russes ne sont pas
autorisés à pratiquer les libertés politiques comme ils le
souhaiteraient et comme ils le méritent : sans toutes ces
embrouilles, les communistes et d’autres forces autochtones
reprendraient pied en Russie.
Le dirigeant communiste Guennady Ziouganov
a déjà dit qu’il serait candidat à la magistrature suprême en
2012, et un document Youtube très populaire (recourant à un
trailer du film catastrophe 2012) a qualifié le vote Ziouganov
d’ « alternative à la catastrophe ». Les communistes sont
toujours le plus important parti d’opposition, mais les gens
doutent qu’ils aient suffisamment de punch. Le Parti est trop
timide, il a fait trop de compromis douloureux. En 1996, les
communistes remportèrent les élections, mais le même Guennady
Ziouganov capitula devant Yeltsin, qui agitait des menaces de
« guerre civile ». Il risque de se présenter à nouveau,
redoutent les Russes.
Poutine
considère celui-ci « inoffensif ».
Le mélange gagnant inclurait probablement
les nationalistes et les chrétiens, aux côtés des communistes,
c’est-à-dire des forces appréciant à sa juste valeur le
caractère unique de la Russie, le christianisme orthodoxe russe,
sa solidarité naturelle et sa forte compassion sociale. En fait,
cette alliance pourrait rassembler presque tout le monde,
excepté les occidentalistes ultras. « Le gouvernement est encore
le seul européen de la Russie », a écrit (en français) Alexandre
Pouchkine à son ami pro-occidental Chaadaev, il y a près de deux
siècles, et cette phrase est encore fréquemment citée ici.
L’opposition pro-occidentale des fans de
Khodorkovsky, des lecteurs de Novaya Gazeta et d’Echo de Moscou
est bruyante et omniprésente, mais en réalité ils ne
représentent qu’une toute petite minorité. Ils militent dans une
pléthore de petits partis de droite et de groupes appelant à
encore plus de néolibéralisme, bien que, Dieu sait, la Russie en
ait eu plus que sa dose. Ils sont unis dans leur détestation du
vieux système soviétique, dans leur haine pour Poutine, par des
prêts occidentaux et des arrangements financiers conclus avec
les oligarques.
Ils parlent de droits de l’homme, mais ce
dont ils veulent parler, en réalité, c’est de leurs propres
droits. Ils ont soutenu les bombardements israéliens à Gaza et
aujourd’hui, ils soutiennent les bombardements occidentaux en
Libye. Pour eux, l’Occident n’en fera jamais assez : Julia
Latynina, un leader de l’opposition, a glorifié les massacres
d’Egyptiens perpétrés par Kitchener, y voyant la meilleure façon
de traiter les musulmans hors-la-loi. La haine de l’opposition
de droite pour les musulmans risque d’entraîner une rupture avec
le Tatarstan et le Caucase du Nord, dont la population est
musulmane. Leur principal héros politique est la tête brûlée
Anatoly Chubais, l’architecte des privatisations de Yeltsin, le
parrain de tous les oligarques, un homme Téfal qui se tient
toujours au plus près du pouvoir et de l’argent. Ils parlent de
démocratie, mais ce qui les préoccupe réellement est une
démocratie gérée et imposée par les tanks de l’Otan. Près de
quatre-vingts pourcent des auditeurs qui appellent les bureaux
de leur radio ont déclaré qu’ils accueilleraient à bras ouverts
une opération similaire à Dawn Odissey [nom américain de
l’intervention en Libye, ndt] au cas où celle-ci serait dirigée
contre Moscou.
Numériquement, l’opposition pro-autochtone
de la Russie est énorme ; mais elle est désemparée. Le régime a
réussi à la faire éclater et à la diviser contre elle-même. La
dernière fois où elle a démontré sa force, cela fut sous la
personnalité charismatique de Dmitri Rogozin. En 2005, c’est son
succès-même qui a causé sa perte : « Oubliant qu’il était en
laisse, Rogozin commencé à s’ébattre trop loin, et il finit par
traverser les lignes rouges fixées par le Kremlin, suscitant
l’ire de Poutine », explique l’ambassadeur américain. Un câble
diplomatique secret expédié depuis Moscou explique : « Le
véritable péché de Rogozin : il a arrêté de jouer le politicien
d’opposition, et il a commencé à se comporter en tant que tel »
(câble diplomatique révélé par WikiLeaks n° 06MOSCOW10227).
Rogozin était le seul à être capable de faire peur à Poutine :
il le coiffait au poteau. Peu après, Poutine arrêta de jouer à
la démocratie et le parti de Rogozine fut dissous. Après avoir
passé quelque temps à errer dans le désert politique, Dmitri
Rogozine fut en fin de compte exilé à Bruxelles en tant
qu’ambassadeur de la Russie auprès de l’Otan, où un autre
câble diplomatique secret révélé par WikiLeaks l’a décrit comme
« un des hommes politiques russes parmi les plus charismatiques,
intelligents et potentiellement dangereux ».
Il est parfaitement possible qu’en
dézinguant Poutine et en réalisant une grande victoire libérale,
les forces de droite pro-occidentales ne feront que frotter une
fois de trop la lampe (magique) de la liberté et qu’ils
libèreront le génie indigène. Cela a été reconnu ouvertement par
l’ennemi le plus implacable du Premier ministre Poutine, le
dirigeant de droite Andrey Piontkovsky : « Nos brillants Eloi
sont paralysés – non pas par la peur des féroces Alfa-mâles,
mais par la terreur d’avoir à faire face à une masse aliène de
Morlocks sans bénéficier de cette protection des Alfa-mâles ».
De fait, seul Poutine sert de tampon entre la colère populaire
et les gros bonnets de Moscou. Quelle que soit sa haine pour
eux, oseraient-ils le donner en pâture aux loups, alors même que
c’est lui qui les protège ? Ils le feraient peut-être, dans
l’espoir d’installer à sa place un leader qu’ils lui préfèrent,
comme Medvedev ou Chubais. Ce serait un plan extrêmement risqué.
D’un autre côté, la procrastination est
généralement sans danger, mais vous ne savez jamais à quel
moment les Russes seront lassés des jeux de fiction et
réclameront la vraie politique. Cela peut arriver. Le phénomène
Navalny illustre le pouvoir latent du peuple russe. Navalny est
un blogueur et un militant politique à ses heures qui s’est
rendu célèbre pour avoir attaqué les pratiques corrompues du
parti au pouvoir. Les technologues politiques l’accusent d’être
un agent orange des Etats-Unis visant à saper la souveraineté
russe et vendre la Russie à l’Otan. Ces accusations ne lui ont
fait ni chaud ni froid. Lors d’une rencontre télévisée avec un
membre en vue du parti au pouvoir, il l’a emporté haut-la-main :
99 % des téléspectateurs ayant répondu à un sondage l’ont
soutenu, un pourcent seulement adhérant à l’histoire au sujet du
méchant loup occidental essayant d’avaler le troupeau innocent.
Ces Russes, frustrés par l’urne électorale, ont voté avec leur
porte-monnaie : des milliers de Russes ont contribué en versant
chacun quelques roubles à son combat contre le parti au
pouvoir ; ils ont fini par bâtir un fonds électoral de plusieurs
millions de dollars.
Non que les Russes ne crussent en des loups
occidentaux personnifiés par l’Otan et Wall Street, mais ils en
sont parvenus à la conclusion que leurs dirigeants sont eux
aussi des loups habillés en moutons. Les Russes savent que les
oligarques et les hauts personnages du Kremlin sont parfaitement
intégrés au schéma capitaliste occidental : ils planquent leur
fric au Bahamas, ils envoient leurs enfants à Oxford, ils sont
propriétaires de maisons sur la Riviera ou à Hampstead, ils
détiennent des actions de multinationales
Ainsi, la Russie est mûre pour le
changement. Mais quelle voie empruntera-t-elle ? S’agira-t-il
d’une énième « révolution colorée » ? Le régime favorisera-t-il
encore un parti pro-occidental en faisant barrage à la Gauche,
aux Orthodoxes et aux nationalistes ? Ou bien l’opposition
pro-autochtone va-t-elle, en fin de compte, régler ses propres
problèmes, va-t-elle sauver Rogozine en le sortant de son exil à
Bruxelles et tenter sérieusement de conquérir la Russie ? Nous
verrons bien…
[Edité par Paul Bennett]
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
Le
sommaire d'Israel Shamir
Les traductions de Marcel Charbonnier
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