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Opinion
Le truc génial à
faire
Israel Shamir
Israel Shamir
Samedi 24 juillet 2010
L’Etat Unique n’est absolument pas une
vision apocalyptique de Fin du Monde. C’est parfaitement
faisable, et ce serait une évolution mutuellement bénéfique. Les
partisans juifs nationalistes d’un Seul Etat devraient être
encouragés à nous rejoindre.
- « Non : tu dois finir ET ta viande ET tes
légumes ; ne trie pas le fromage de ton sandwich et ne laisse
pas le pain dans ton assiette » : c’est ce que nous disons à un
enfant difficile qui tente de nous mener en bateau et de ne
manger que ce qu’il veut en attendant le dessert. Choisir et
picorer est une habitude déplorable, à la table familiale.
Cela vaut pour les colons israéliens et
pour les juifs nationalistes, tout aussi bien. Enfin – ils ont
mis le temps ! -, ils commencent à reconnaître les avantages de
l’Etat Unique entre la Mer et le Jourdain, au lieu d’avoir un
ghetto juif et des bantoustans arabes…
C’est ce que le journaliste du Haaretz Noam
Sheizaf nous dit dans un article au titre éloquent de
Fin de
Partie.
Parmi les nouveaux adeptes de l’Etat Unique, l’on trouve le
président de la Knesset Rubi (Reuven) Rivlin, qui a dit : « Il
est préférable, pour les Palestiniens, de devenir des citoyens
de l’Etat (israélien), plutôt que nous divisions le pays », et
l’ancien ministre de la Défense Moshe Arens, qui est prêt à
accorder la citoyenneté israélienne aux Palestiniens vivant en
Cisjordanie. Ce sont des poids lourds de la politique
israélienne, et ils sont (semble-t-il)
soutenus par d’autres
membres du Likoud, comme la députée Tzipi Hotovely et des colons
de première bourre comme Uri Elitzur, des rabbins comme le Rav
Froman, de Tekoa, ainsi, dans une certaine mesure, que par
l’icône des colons Hanan Porat.
Ils évoquent l’idée d’accorder aux deux
millions et demi de Palestiniens de la Cisjordanie la
citoyenneté israélienne et tous les droits qui vont avec. C’est
là un pas dans la bonne direction, qu’il faut encourager. Cela
ne suffit assurément pas, mais, comme premier pas, c’est pas
mal. Toutefois, certains de ces juifs veulent picorer et
choisir. Ainsi, Adi Mintz, ancien directeur du Yesha Council,
voudrait qu’Israël annexe 60 % de la Judée-Samarie, dont les
300 000 habitants palestiniens se verraient accorder la
citoyenneté israélienne. C’est trop peu, trop tard. Un tel
projet, qui semble sortir de la cervelle d’un lièvre, n’a aucune
chance d’être considéré acceptable par les Palestiniens, ni
d’ailleurs par aucune personne se respectant, où que ce soit.
« Si
vous voulez les terres, alors prenez-les, mais avec ceux qui y
vivent », avait répondu Glubb Pasha, en 1948. Le commandant de
la Légion Arabe se voyait contraint de concéder la Vallée d’Ara
aux juifs ; les juifs voulaient – déjà, à l’époque, comme
maintenant – avoir les terres, sans les Palestiniens. Glubb
refusa. Finalement, les juifs cédèrent, et les habitants du Wadi
Ara restèrent chez eux, reçurent la nationalité israélienne et
prospérèrent. Voilà ; ça, ça pourrait servir de modèle. Mais pas
le « et vas-y que je picore, et vas-y que je choisisse ». Sinon,
le reste de la Palestine se retrouvera avec beaucoup de monde
enfermé dans de minuscules enclaves.
Toute la Palestine et tous les Palestiniens
qui y vivent – c’est là un minimum faisable, dans un premier
temps. C’est bien moins que ce que les Palestiniens
revendiquent ; en effet, ils veulent, tout à fait
raisonnablement, voir les réfugiés rentrer du Liban, de la Syrie
et de la Jordanie. Les Palestiniens veulent aussi recouvrer les
biens qu’ils ont perdus à cause de lois racistes, en particulier
à cause de la Loi sur les Propriétaires Absents. Toutefois, ces
exigences pourraient être débattues avec plus de profit dès lors
qu’il y aurait de quatre à cinq millions d’électeurs
palestiniens, en Israël…
Même les nationalistes juifs les plus
éclairés et les plus conciliants ne veulent pas s’emparer de
Gaza, car la bande de Gaza, ça représente peu de terres et
beaucoup de Palestiniens. Cela compromet, bien sûr, une
véritable solution, mais l’absorption de la totalité de la
Cisjordanie, avec la totale citoyenneté accordée à tous ses
habitants, serait probablement acceptable, comme premier pas
dans la bonne direction. En même temps, la réintégration de Gaza
pourrait commencer et demander, disons, un an ou deux ; à la fin
de cette période, Gaza serait totalement intégrée et ses
habitants jouiraient, eux aussi, d’une citoyenneté totale.
Est-ce là quelque chose de réellement
faisable, ou bien sommes-nous, là encore, en présence d’un
énième exemple de distorsion sioniste implantée dans notre
discours afin de semer la confusion, comme l’a écrit notre ami
Gilad Atzmon ?
Il faut y aller prudemment, à mon avis. L’Etat Unique est bon
pour les Palestiniens, et ils sont une majorité à le préférer à
la soi-disant « indépendance » sous la houlette de Mahmud Abbas,
et même d’Ismaël Haniyyé. Toutefois, l’Etat Unique est bon,
aussi, pour les juifs, et pas seulement pour les Palestiniens.
C’est bon pour le business israélien. C’est bon pour un
demi-million de colons juifs qui pourraient rester chez eux.
C’est bon pour les juifs orientaux, qui seraient réintégrés dans
leur milieu arabe natal. C’est bon pour les Russes, qui sont, de
toutes les manières, considérés comme des « juifs de seconde
catégorie ». C’est bon pour les juifs honnêtes, car ils y
trouveront la tranquillité d’esprit. Leur psychose de la
persécution, peut-on espérer, finirait par se dissiper. Bref,
les juifs ne regretteraient pas outre-mesure le changement,
exactement de la même manière que les Sud-Africains n’ont aucune
nostalgie pour l’époque de l’apartheid. La paix avec les voisins
permettra une intégration totale dans la région (du
Moyen-Orient) et, généralement, l’intégration est une bonne
chose, pour les juifs.
L’Etat Unique n’a rien d’une vision
apocalyptique de Fin du Monde. C’est une évolution parfaitement
faisable et bénéfique. Pourquoi cela ne s’est-il pas produit
jusqu’ici, c’est une question de psychologie, plutôt que de
Realpolitik. Traditionnellement, les juifs ont toujours été
contre les mariages mixtes, depuis l’époque d’Ezra, qui chassa
tous les couples mixtes de l’Etat juif naissant. En dépit du
déclin de la religiosité juive, les juifs nationalistes ont
hérité ce trait. Le nationalisme juif s’est constitué au 19ème
siècle ; les juifs nationalistes (les juifs « fiers de l’être »)
partagent l’horreur du mélange racial d’Hitler et redoutent la
dissolution de leur « race pure et sans tache ». Ils croient, et
ils ont raison, qu’une coexistence pacifique encouragera les
mariages mixtes, qui dilueront le précieux sang juif, la
précieuse race juive, le précieux ADN juif ; appelez ça comme
vous voudrez. De fait, aux Etats-Unis, en Russie et en Europe,
les mariages mixtes représentent plus de 50 % des unions. Si la
guerre est le seul moyen d’empêcher les mariages mixtes, alors,
choisissons la guerre, concluent-ils. La guerre est bonne, car
« elle empêche la société israélienne de se désagréger », a dit
l’historien israélien
Ilan Pappe.
Ce judaïsme guerrier de type
national-socialiste est dépassé, il a été sapé, d’une part, par
l’américanisation de l’Israël de la ligne verte et, d’autre
part, par l’influence du terrain. Les colons, des gens
insupportables, vivent à proximité des endroits les plus
charmants et délicieux en Palestine. Il n’est donc pas
surprenant qu’aux yeux de certains d’entre eux les terres soient
devenues plus importante que le sang. Non seulement le sang à
verser, mais aussi le sang à mélanger. D’ailleurs, le
propriétaire du quotidien Ha’aretz, Amos Shocken, a écrit un
texte défendant l’intégration totale et l’assimilation mutuelle
des juifs et des Palestiniens. Le livre pionnier de Shlomo Sand,
Comment le peuple juif a été inventé, qui dézingue le concept
d’une race juive pure et ancestrale, a eu un succès énorme
auprès des juifs israéliens, qui sont apparemment prêts à
recevoir ce message.
Un lecteur étranger pourrait être surpris
par le soutien apporté par les nationalistes juifs à cette idée
(de l’Etat Unique) que la gauche sioniste israélienne rejette
avec une telle véhémence. Toutefois, pour nous, les Israéliens,
cela n’a rien d’étonnant, à la lumière de l’effondrement
organisationnel et moral de la gauche sioniste, ces dernières
années. Après tout, c’est la gauche sioniste qui nous a donné la Nakba, sous Ben Gourion, et un tas de colonies, sous Rabin et
Barak. C’est la gauche sioniste qui a aussi inventé le Mur et le
slogan d’apartheid : « Nous chez nous, et eux chez eux ! »
Ali Abunimah
nous a à juste titre rappelé
qu’« en Afrique du Sud, ce n’était pas les détracteurs de
l’apartheid traditionnels blancs progressistes qui ont supervisé
le démantèlement du système, mais bien le National Party,
c’est-à-dire le parti qui avait lui-même instauré l’apartheid ».
De fait, le ‘libéralisme’, au sens de ‘progressisme’, ne mène
nulle part, et il en va de même de l’attitude hypocrite de la
gauche. Il y a certes, chez les colons, des éléments
parfaitement imbuvables, mais ils ne sont pas pires que
l’Israélien moyen. Beaucoup d’entre eux sont même tout à fait
humains. Leurs voisins palestiniens en sont conscients. De fait,
Raja Shehadeh
conclut ses merveilleuses Promenades en Palestine
par une rencontre charmante avec un jeune colon qui était
descendu au bord d’une rivière pour sa fumette. Shehadeh et le
colon se passent et se repassent le joint, comme un calumet de
la paix.
Gilad Atzmon et Ali Abunimah affirment l’un
comme l’autre que les nationalistes juifs se sont juré de
maintenir un « Etat démocratique juif », par opposition à un
« Etat pour tous ses citoyens ». Ce n’est que trop vrai. Un Etat
juif démocratique, cela signifie un Etat démocratique pour les
juifs et juif pour tous les autres. Toutefois, Lincoln et ses
contemporains, qui affranchirent les esclaves, ne s’attendaient
pas à ce qu’un Noir deviendrait,
un jour, Président des Etats-Unis, et pourtant, c’est
arrivé, grâce à la dynamique qu’ils ont enclenchée. De même,
dans le cas qui nous occupe, que des millions de Palestiniens
s’inscrivent sur les registres électoraux : dès lors, ces petits
problèmes seront réglés.
Il faut que nous encouragions les partisans juifs nationalistes
de l’Etat Unique à nous rejoindre. Le temps est peut-être venu
d’organiser une Conférence pour un Seul Etat, comme nous l’avons
fait, voici quelques années, à Lausanne. Mais, cette fois-ci,
avec des colons et des gens du Hamas, et avec tous les autres,
tous ceux, quels qu’ils soient, qui veulent vivre dans une Seule
Palestine, une Palestine Complète, pour reprendre les termes
utilisés par Tom Segev.
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
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