Opinion
Wikileaks trace sa
route à l'Est
Israël Shamir
Israël
Shamir
Lundi 21 octobre 2013
(A propos de Mediastan, A Wikileaks Road
Movie. long-métrage présenté au premier
London Raindance Film Festival, puis à
Moscou lors d'un autre festival, la
semaine suivante.)
Cinq journalistes dans leur trentième
printemps traversent, en bande
hétéroclite et en voiture, les déserts
et les hauts plateaux d'Asie centrale.
On retient son souffle dans des tunnels
de cauchemar, on dérape dans les virages
pentus et on négocie le droit de passage
avec des troupeaux de moutons sur des
routes de campagne, entre deux capitales
de la liberté d'expression et de ses
limites. Le road movie par excellence,
on pense à un Easy Rider revu par Wim
Wenders, mais le montage est bien
meilleur.
On découvre vite que ce voyage n'est pas
une partie de plaisir. Ces jeunes gens
ont été expédiés au bout du monde par le
génial et inclassable Julian Assange,
qui tel un prince de légende est en
captivité au Ellingham Hall au pays des
Angles de l'Est (les événements se
situent il y a deux ans, avant qu'il ait
réussi à trouver refuge à l'ambassade
d'Equateur) Il vit toute l'aventure par
procuration, enfermé dans le manoir. Il
apparaît furtivement dans le film, et
donne lieu à une scène de marche
nocturne dans les bois qui est un joyau,
parce que le metteur en scène, Johannes
Wahlstrom (le Suédois de la bande) a su
traduire l'urgence et la part décisive
d'Assange, personnellement, dans
l'affaire Wikileaks, en langage
cinématographique. Assange discute avec
l'équipe de montage par skype, et il
débat avec ses camarades sur les
objectifs du projet. C'est ainsi que
nous apprenons que le but de
l'expédition est de répandre jusqu'aux
confins de l'univers les câbles du
Département d'État adroitement
soustraits par le sergent Manning, pour
que les habitants sachent la vérité,
sachent comment le pouvoir impérial les
perçoit. Il s'agit de les libérer par la
vérité, mais ils ont besoin pour cela
d'un médiateur, les médias.
Quelqu'un doit choisir, traduire,
expliquer, mettre en forme et publier
les câbles, pour qu'ils atteignent le
public ciblé. Les missionnaires d'Assange
rencontrent des directeurs de journaux,
d'agences de presse et de stations de
radio, et leur offrent leur précieux
trésor, aussi tentant que dangereux,
gratuitement. La plupart d'entre eux
refusent le cadeau. Ils sont étroitement
liés à la structure du pouvoir
américain, qui déploie ses tentacules
impériaux jusqu'aux régions les plus
reculées. Certains acceptent les câbles,
mais nous ne saurons pas s'ils en feront
jamais le moindre usage
(personnellement, j'ai eu plus de chance
en les répandant à travers la Russie, où
les médias sont réactifs et où le
sentiment anti-américain est vivace. Nos
voyageurs acceptent facilement de
reconnaître que la presse de l'Asie
centrale est loin d 'être libre, mais
ils découvriront aussi, au détour des
imprévus, traités avec subtilité, que
les puissants médiats occidentaux sont
tout aussi corrompus.
Ils sillonnent donc le Tadjikistan, le
Turkménistan, le Kirghizstan, le
Kazakhstan, l'Afghanistan et ils font
connaissance avec les médias locaux,
d'où le titre Mediastan. Nos voyageurs
apprennent ainsi que les USA payent très
régulièrement ces organes pour qu'ils
publient des articles qui leur soient
favorables. Certains de ces articles
paraissent d'abord en Russie, et sont
repris dans des publications locales, de
sorte qu'ils en paraissent plus
respectables.
D'ailleurs, un certain nombre
d'éditorialistes résident en fait aux
USA et dirigent de là-bas leurs
publications. Au Turkménistan
effarouché, on visite le bureau d'un
journal important: chaque numéro
comporte une photo du président en
quadrichromie et en page de titre, et
quand il reçoit ses visiteurs, le patron
leur explique qu'il ne veut pas
d'ennuis. Puis nous quittons son bureau
et parcourons Ashgabat, ville
reconstruite, rêve d'architecte tout en
marbre et larges avenues impeccables. Il
semblerait que toute la rente du gaz
naturel n'ait pas été siphonnée vers des
banques étrangères, ce qui fait bien
plaisir, mais malheureusement, nos
visiteurs se font reconduire à la
frontière, à titre préventif.
Au Kazakhstan, ils rencontrent les
ouvriers du pétrole de Zhanaozen, qui se
remettent tout juste d'une longue grève
de la faim: pas un journal n'y a envoyé
de reporter jusque passé un mois, après
qu'ils aient été dispersés à balles
réelles. Une douzaine de grévistes ont
été tués, bien d'autres blessés, et
encore plus emprisonnés. Cette séquence
est remarquable pour ce qu'elle transmet
des affres vécues par les ouvriers et de
leurs revendications, avant que la
répression violente s'abatte sur eux.
Même après coup, le drame des ouvriers
du pétrole a été très peu montré, par ce
qu'ils travaillaient pour des compagnies
pétrolières occidentales, et que le
président, M. Nazarbaïev, est considéré
comme pro-occidental. Pour les médiats
mainstream, les gay pride sont des
événements autrement plus importants
qu'une grève de la faim de travailleurs.
(1)
Nos globetrotteurs rencontrent aussi un
autre personnage révélé par l'un des
exploits de Wikileaks, un prisonnier de
Guantanamo relâché récemment. Wikileaks
avait publié son dossier secret à la
CIA, parmi d'autres. Ce grand bonhomme
barbu et sinistre a passé cinq ans dans
ce camp de l'horreur: il raconte sa vie
dans les limbes, et notre petite bande
lui révèle pourquoi il avait été
séquestré, car, comme Edmond Dantès dans
Le comte de Montecristo, les prisonniers
de Guantanamo ne sont jamais mis au
courant de ce qu'on leur reproche. Quand
il apprend qu'il vient de faire son
interminable séjour là-bas simplement
parce que les interrogateurs américains
voulaient qu'il leur parle de l'humeur
des réfugiés Tadjiks en Afghanistan, il
explose: "ils n'avaient qu'à me le
demander et me laisser repartir!"
s'écrie-t-il.
L'épisode afghan est comme une
parenthèse, mais cela fait partie du
charme des road movies: le réalisateur
peut caser avec grâce des séquences
quelque peu disparates. Dans le nord de
l'Afghanistan occupé, nos chevaliers du
désert visitent un camp suédois, où le
chargé de presse leur avoue qu'il n'a
aucune idée de la raison pour laquelle
ils sont là, au premier rang. Les
Afghans veulent qu'ils s'en aillent,
parce que les Suédois ne distribuent pas
de pots de vin. Nous découvrons que sous
la pression américaine, les Suédois
pratiquent quand même quelque chose qui
y ressemble, simplement pour pouvoir
rester. Il s'agit, pour les Américains,
d'impressionner les locaux avec la bonne
volonté des Suédois, sans que cela leur
coûte rien à eux.
Il y a un épisode comique, quand
Johannes tente de fourguer ses câbles
fuités au patron de la "radio libre" du
coin, c'est à dire l'antenne locale du
réseau de propagande US, de propriété
américaine et généreusement financée par
les mêmes. On l'informe solennellement
que Radio Liberté jouit d'une totale
liberté d'expression, peut discuter de
tous les sujets, et ignore la censure.
Il aurait aussi bien pu offrir ses
câbles directement à l'ambassade US...
2
Le royaume de Mediastan ne se borne pas
aux hautes cimes, il s'étend jusqu'aux
rives de l'Hudson et de la Tamise, car
c'est là que Wahlstrom rencontre deux
lascars qui trônent tout en haut de la
chaîne alimentaire médiatique: à
Londres, l'éditorialiste en chef du
Guardian, Alan Rusbridger, et à New
York, celui qui faisait la loi au New
York Times à ce moment, Bill Keller.
Tous les deux sont doux, patelins et
polis, suaves et botoxés, et ils ont des
réponses toutes prêtes, mais ils sont
aussi rampants devant le pouvoir que le
dernier des pontes d'une feuille de chou
locale.
Le Guardian a joué un sale rôle dans
l'histoire de Wikileaks, et ils semblent
bien vouloir refaire le coup avec
Snowden. (2) Ils ont publié ses
rapports, après les avoir corrigés à la
sauce NBA, l'ont poussé à révéler son
identité, moyennant quoi ils ont boosté
leur réputation de gens de gauche, et au
final, ont mandaté leur propre agent,
Luke Harding, pour qu'il écrive un livre
qui le mettra probablement en pièces.
Ils y ont déjà gagné la bienveillance
des services d'intelligence, des
lecteurs qui leur font confiance, et ils
pourraient bien finir par détruire leur
victime.
C'est ce qu'ils ont fait avec Julian
Assange: ils ont tiré parti de ses
dépêches, les ont trafiquées et
censurées pour les rendre compatibles
avec la stratégie de leurs patrons, puis
ont publié sur son compte des tombereaux
d'ordures, tous les ragots qu'ils ont pu
trouver, ils l'ont décrié tant et plus.
Le New York Times a été encore plus
sordide, dans la mesure où il n'a pas
cessé de collaborer avec la CIA et le
Pentagone, et a pleinement joué sa
partition dans la chasse aux sorcières
contre Assange.
Mais les lecteurs de CounterPunch ont pu
suivre sa saga exceptionnelle en temps
réel, depuis le début (3), probablement
mieux que personne, mieux que par la
grande presse ou les bloggeurs. Ils ont
appris comment les câbles ont été
publiés (4), comment le Guardian a
calomnié Assange (ils ont reçu des notes
confidentielles de la police suédoise et
en ont biaisé le contenu). Lorsque,
quelques mois plus tard, ces documents
ont été rendus publics, un site suédois
a écrit: "les pesants ragots publiés
surtout par le toxique Nick Davies du
Guardian ne tiennent plus debout. Le
rapport de Nick Davies sur les
procès-verbaux était une manipulation."
Le Guardian avait fait des chapeaux
tendancieux sur les câbles obtenus par
Bradley Manning et répandus par Assange.
Les gens ne lisent guère au-delà des
titres, de sorte que le Guardian à son
habitude s'est permis d'attribuer à
Wikileaks certaines remarques de
représentants officiels des US, le plus
souvent destinés à miner l'image de la
Russie et à priver son président de
légitimité. (5) C'est seulement
maintenant que nous comprenons ces
attaques infatigables contre Poutine, le
seul qui a eu assez de volonté pour
mettre un frein à l'attaque qui menaçait
la Syrie, et signer ainsi la fin de
l'hégémonie américaine.
Les câbles d'Asie centrale étaient plus
intéressants que les autres, dans la
mesure où les ambassadeurs US dans la
région ne se méfiaient pas, et
s'exprimaient franchement, en toute
brutalité, dans leurs communications
avec le Département d'État. Le Guardian
a délibérément expurgé une bonne part
des câbles publiés afin de cacher les
preuves de corruption par les firmes
occidentales en Asie Centrale, comme les
lecteurs de CounterPunch ont pu le lire
dans un article qui est difficile à
retrouver sur Google (quelle surprise!)
(6). Wahlsrom demande à Alan Rusbridger
pourquoi il a effacé les noms des
généreux donateurs, et reçoit une
réponse formelle: ce sont des gens très
riches et ils pourraient nous faire un
procès.
3
Le film sort juste au même moment que Le
Cinquième Pouvoir, The Fifth Estate, le
film d'Hollywood sur le même sujet. Ce
n'est pas une coïncidence: Julian
Assange était très ennuyé par le projet
de Hollywood et il l'a dit ouvertement
au producteur, au réalisateur et à
l'acteur qui jouait son rôle. Il a
judicieusement décidé de ne pas se mêler
du projet Mediastan, de façon à laisser
à Wahlstrom toute son indépendance. Ce
n'est donc pas un film de groupies sur
leur gourou: le personnage central n'est
pas Assange mais les médiats.
Si bien que les deux films sont fort
différents. L'un se base sur le récit du
collaborateur d'Assange devenu depuis
son ennemi et ambitieux rival Daniel
Domscheit-Berg, et a bénéficié d'un
budget exceptionnel de 40 millions de
dollars, bien au-dessus de la moyenne,
alors que Mediastan, est l'oeuvre du
jeune réalisateur Johannes Wahlstrom, un
ami d'Assange, avec un budget étriqué,
entièrement sorti de sa poche fort
plate; le chef opérateur et les autres
membres du groupe, passionnés mais sans
ressources, ont travaillé pour rien. Et
malgré tout, ils ont réussi à produire
un thriller puissant et qui hantera
longtemps les gens qui réfléchissent,
car il s'agit d'une quête épique sur un
sujet épineux: comment insuffler la
vérité vitale à ceux qui n'en veulent
pas.
Le film occupe une niche bien
particulière en tant que documentaire
qui se sert de toutes les ressources du
film de fiction: dynamique, ficelé
serré, débordant de nuances, un régal
pour l'œil et pour satisfaire la faim de
réflexion. La photographie est
splendide, on la doit au virtuose russe
de la caméra, Fédor Lyass (Théo pour les
intimes), le chef opérateur aux manettes
du grand succès récent du cinéma russe
Dukhless (7). Le réalisateur Johannes
Wahlstrom – (je n'ose pas dire tout le
bien que j'en pense, parce que c'est mon
fils, je l'avoue) a grandi en Israël,
puis a suivi sa mère en Suède à l'âge de
douze ans. C'est son premier
long-métrage: il avait travaillé pour la
télé suédoise et lancé un magazine. Il
fait partie de ces braves jeunes gens
décidés à arrimer le monde à la vérité,
à l'arracher à la drogue du mensonge.
Je vous invite à voir ce film, pour le
plaisir sauvage de voir ces visages
âpres et juvéniles sur fond de paysages
à couper le souffle, et d'en apprendre
plus sur la façon dont Wikileaks a
changé le monde.
Israel Shamir vit à Moscou.
Traduction: Maria Poumier
(1) Le Monde Diplomatique a rendu compte
de cette grève de la faim dans"L'or noir
et la colère"
http://www.monde-diplomatique.fr/2012/05/GENTE/47656
(2) Voir l'article de Shamir "Snowden à
Moscou",
http://www.israelshamir.net/French/Snowden-Fr.htm
(3) Voir l'article de Shamir: "Assange
pourchassé, Les étonnantes aventures de
Capitaine Neo négocient un virage
prononcé vers le pire…"
http://www.plumenclume.net/articles.php?pg=art794,
septembre 2010.
(4) Voir l'article de Shamir 'A bord du
vaisseau Cablegate, Wikileaks dans les
entrailles de l'empire"
http://www.israelshamir.net/French/cablegate-fr.htm
(5) Autre article de Shamir sur les
actions entreprises pour diffamer Julian
Assange, voir "Assange agent du Mossad!
ou Oignon cru en Iran",
http://www.israelshamir.net/French/OignonsFR.htm
(6) Voir l'article de Shamir "Le
Guardian déforme et censure les dépêches
de Wikileaks"
http://www.israelshamir.net/French/GuardianAstanaFr.htm
(7) Film de Roman Prygunov, septembre
2012, voir
[url]http://evasion-graph-coco.over-blog.com/dukhless-soulless
[/url]
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