Opinion
La leçon des
élections russes
Israël Shamir
Israel Adam Shamir
Mardi 6 décembre
2011 Il fait
inhabituellement bon à Moscou : la
température refuse de descendre en
dessous de zéro. Au lieu de cela il fait
humide et sombre. Le soleil se lève tôt
et se couche tard. Pour rendre les
choses encore pires, le président
Medvedev a décidé de garder la Russie
sous les lumières du jour durant l’hiver
pour faire des économies. Pour
contrebalancer cette décision stupide,
les illuminations de Noël ont commencé
un mois avant la date habituelle afin
d’encourager les gens à voter dans le
bon sens. Maintenant elles éclairent
devant les caméras du monde entier les
blindés de la police anti-émeute envoyée
pour calmer mêmes électeurs.
Les élections parlementaires avaient été
jugées d'avance comme un exercice vain
et futile sans importance pratique. «
Peu importe comment vous votez, ce qui
importe c’est comment eux comptent »
disaient les mandarins. Mais le résultat
a été assez impressionnant et il annonce
de grands changements. Les Russes ont
dit au communisme « reviens, tout est
pardonné ! » Et ils viennent
effectivement de voter pour la
restauration de l’Union Soviétique sous
une forme ou une autre. Peut-être que ce
vote ne sera pas pris en compte, mais à
présent nous savons que les gens sont
déçus par le capitalisme, par le rang
moindre de la Russie postsoviétique dans
le monde et par le mariage du business
avec le gouvernement.
S'il a fallu aux communistes
soixante-dix ans pour démontrer au monde
que leurs idées étaient fausses, les
capitalistes ont mis seulement vingt ans
pour parvenir au même résultat, a fait
remarquer Maxim Kantor, un peintre
éminent, écrivain et penseur russe
moderne. Le vingtième anniversaire de la
restauration du capitalisme que les
Russes ont célébré cette année n’a pas
été une occasion de réjouissances. Les
Russes ont fortement regretté la voie
empruntée par leur pays en 1991, la
tentative de coup d'état d'août 1991,
qui tentait de préserver le communisme,
a été remise à l'honneur, tandis que les
braves garçons de Harvard qui avaient
été à l’initiative des réformes sont vus
comme des criminels. Eltsine et
Gorbatchev sont out, Staline est in.
Malgré la falsification des résultats
aux élections (voir ci-dessous), les
communistes (CPRF et leur parti Juste
Russie ou SR) ont largement augmenté
leur part et peuvent être considérés
comme les vrais vainqueurs. Le parti au
pouvoir Russie Unie (ER) a subi de
lourdes pertes. C'est une vague
confédération d'ambitieux qui pourrait
facilement s’écrouler. En revanche, les
communistes pourraient parfaitement
constituer un gouvernement, si cela
devait leur être demandé par le
président.
Les pro-capitalistes et les partis de
droite ont été décimés par le vote. La
Cause Droite Néolibérale (PD), le parti
préféré de ceux qui croient au marché,
languit avec moins d’un pour cent
d’intentions de vote. Le parti libéral
Yabloko pro-occidental (au logo en forme
de pomme, qualifié avec humour de Parti
de Steve Jobs) n’est pas parvenu au
seuil électoral. Beaucoup de Russes
pensent que, au delà de la fraude, les
communistes ont réellement obtenu plus
de 50% des voix tandis que l’ER en
obtient de moins en moins. Les gens ont
voté pour le communisme comme cela avait
été prévu plusieurs mois auparavant par
V. T. Tretyakov, un journaliste russe
chevronné et éditorialiste en chef,
durant une prise de parole face à un
groupe de réflexion à Washington. Il
avait prédit que dans le cadre
d’élections justes et honnêtes les
communistes seraient donnés vainqueurs
et les libéraux disparaîtraient, et il
avait raison. Si ce changement de
sentiment ne trouve pas son expression
dans l’action politique, les gens se
sentiront trompés.
Ce virage vers le communisme prend place
alors que la Russie restaure son
héritage perdu :
- Le gazoduc du nord connecte
directement le gaz russe aux
consommateurs européens, laissant la
Pologne (et par procuration, les
États-Unis) sans prise. Des gazoducs et
oléoducs ont été construits en direction
la Chine, ce qui permettra aux Russes de
choisir leurs clients.
- Les idées de Poutine concernant
l’Union Eurasienne ont commencé à
prendre forme, l’Ukraine se montre plus
amicale, la crise de la Biélorussie est
terminée, le Kazakhstan est fermement
ancré.
- Le porte-avions de la marine Russe
vogue vers les côtes syriennes en
faisant un rare étalage de puissance,
tandis que l’ambassadeur du Qatar à
Moscou a été invité à plier bagage parce
que ce petit mais riche émirat dirige
apparemment la campagne anti-syrienne.
- Le mois dernier, le fabuleux théâtre
du Bolchoï a été amoureusement et très
chèrement restauré dans sa splendeur de
jadis, toute de pourpre et or. L'opéra
Ruslan et Ludmilla de Glinka (avec le
merveilleux chanteur américain Charles
Workman) a bénéficié d’une mise en scène
avant-gardiste, ce qui veut dire que le
théâtre ne deviendra pas une relique
muséale mais produira un art résolument
à jour.
- Sochi est sur le point de devenir la
station balnéaire mer-et-montagne la
plus chère et la plus luxueuse jamais
conçue pour les jeux olympiques d’hiver.
- Moscou s’est embellie, des arbres de
Noël de trente pieds de haut ont été
placés en des lieux significatifs dans
toute la ville, rendant l’obscurité de
ses nuits nordiques presque supportable.
Les parcs de la ville ont reçu des
garanties de gros budgets, des
patinoires ont été aménagées, même des
fontaines qui tombaient en ruine depuis
plus de vingt ans ont été reconstruites.
- Mais le plus important des signes
récents du relèvement de la Russie est
apparu ce mois-ci : une relique sainte,
la ceinture de la Vierge Marie, a été
rapportée à Moscou depuis sa châsse au
mont Athos sacré. Trois stupéfiants
millions de moscovites l’ont vénérée,
faisant la queue pendant vingt-quatre
heures en moyenne dans des températures
glaciales. C'était la réponse
asymétrique des Russes aux Américains et
leurs queues devant les centres
commerciaux suite au vendredi noir.
La Russie affronte également beaucoup de
problèmes. Elle a perdu vingt millions
de vies dans la transition vers le
capitalisme, ses villages sont désertés,
l'exode des cerveaux a envoyé les
meilleurs et les plus brillants
outre-mer. La fuite des capitaux a
saigné la Russie à blanc, et les
poursuites judiciaires à l'encontre de
chefs d'entreprise débouchent sur des
firmes off-shore basées à Chypre.
Escroqueries et extorsion de fonds sont
partout, les infrastructures sont en
ruine, la désindustrialisation a miné la
classe ouvrière; les terres agricoles
ont été confisquées par les péculateurs,
l'armée est démoralisée, l'armement est
obsolète, et l'éducation est aussi
mauvaise en Russie qu'ailleurs.
Les riches sont trop riches et 1% de la
population détient l'essentiel de la
richesse du pays. Cette richesse n’est
pas légitime aux yeux de la population :
le procès en cours de Berezovskiy contre
Abramovich apporte des preuves légales
que la fabuleuse richesse des nouveaux
Russes vient de détournements de fond.
Ce qu’il y a de pire c’est que le
business douteux fait pleinement partie
du gouvernement, les oligarques et les
officiels du gouvernement se marient
entre eux et vivent séparés de la hoi
polloi, le bas peuple.
La population est assez mécontente de
voir ce qu’ils considèrent comme un
régime dictatorial, voire un régime
d'occupation. Tandis que Poutine est
perçu comme un dirigeant hostile par
l’Occident, les Russes pensent qu’il est
bien trop complaisant envers l'Occident,
et que c'est une pièce maitresse du
régime installé dans les années 90. Ils
préfèreraient une position
anti-impérialiste plus forte de toute
façon.
Les élections pourraient n'avoir que de
faibles incidences directes : la
constitution russe a été écrite par
Boris Eltsine après qu’il ait atomisé le
parlement en 1993 et imposé sa propre
loi (sous les applaudissements des
médias occidentaux). La constitution
permet au président d’ignorer le
parlement, mais les résultats électoraux
mettent en évidence les attentes
différentes des votants.
Et comme si cela ne suffisait pas, une
manifestation de dix mille citoyens est
descendue dans les rues de Moscou,
quelque chose d’inédit depuis 1993. Les
manifestants protestaient contre la
fraude immense qui fausse les résultats
électoraux. Trois cent personnes ont été
arrêtées dont le blogueur populiste et
populaire Alexeï Navalny qui a crée le
Parti des voleurs et des tricheurs pour
répondre à Russie Unie. Le lendemain la
police a dispersé une autre
manifestation dans le centre.
Avec le Printemps Arabe en toile de
fond, les autorités sont inquiètes. Les
troupes ont été envoyées à Moscou. Même
si on e s'attend pas à des émeutes dans
l'immédiat, les autorités russes,
réputées pour avoir la main lourde, ne
se contenteraient jamais de quelques
policiers s’ils peuvent envoyer toute
une brigade, et ils ont donc déployé
leur redoutable brigade Djerzinsky des
forces spéciales.
Les élections ont-elles été falsifiées ?
Des observateurs indépendants ont
signalé de nombreuses irrégularités à
Moscou, et c'est probablement pire
ailleurs. Il semblerait que les
militants du parti au pouvoir Russie
Unie aient bourré les urnes et
probablement détourné le résultat en
leur faveur. Un sondage réalisé par
l’ONG Golos à partir de quelques bureaux
de vote où on n'avait pas signalé
d'irrégularité prouve que les
communistes l’emportaient largement
tandis que Russie Unie s’écroulait dans
les sondages. Sur internet on invoque
des distorsions massives des résultats
après le décompte des voix. Il est
difficile d’extrapoler à partir de ces
résultats moscovites à l'échelle de tout
le pays, mais les Russes sont persuadés
que les résultats ont été falsifiés. Et
ils en ont assez de leurs dirigeants en
Téflon.
ER SR CPRF LDPR
Résultats officiels 49% 13% 19 % 11%
Estimation populaire 32% 17% 35% 11%
Cela devrait fournir un prétexte pour
une révolution, mais à ce jour les
dirigeants communistes ne sont pas de la
même trempe que leurs prédécesseurs. Ils
ne demandent pas de recomptage et
acceptent généralement leur score
incertain. En 1996 les communistes
avaient gagné les élections mais ils
avaient accepté la défaite parce qu’ils
avaient peur des hommes de main de Boris
Eltsine, menés par l’impitoyable
oligarque Berezovsky. Ils tiennent par
dessus à éviter la guerre civile et il y
a peu de chances que les superriches
renoncent à leur butin et à leurs
positions simplement parce que les gens
ordinaires auraient voté ceci ou cela.
Beaucoup de gens sont convaincus que les
leaders communistes font partie du
système, comme une sorte d’opposition
loyale à Sa Majesté, à l'anglaise.
C’est l’opposition de droite qui insiste
le plus pour dénoncer les manipulations
électorales, malgré le fait que rien
dans les sondages, indépendants ou non,
n'indique qu'ils auraient pu être
victorieux. De plus, cette opposition
n’est pas réputée pour son amour pour la
démocratie. La journaliste renommée de
droite Julia Latynina a déjà appelé à en
finir avec "la farce de la démocratie".
Le peuple russe est trop pauvre,
dit-elle, pour qu'on lui accorde le
droit de vote, ils seraient capable de
voter contre les meilleurs. Cette
opinion a été publiée dans le célèbre
journal d’opposition Novaya gazeta
(dirigé par l’oligarque Lebedev,
propriétaire du quotidien anglais The
Independant). Pour la droite c’est juste
l’occasion d’attaquer Poutine et son
régime.
La droite est fortement anti-Poutine,
contrairement aux communistes qui sont
prêts à travailler avec lui. Peut-il
donner un coup de barre et devenir
Poutine 2, un président procommuniste
qui restaurerait l’Union Soviétique et
briserait le pouvoir des oligarques ? Il
pourrait certainement adopter quelques
slogans de la rhétorique communiste et
utiliser leur soutien. A en juger par
ses récentes affirmations au forum de
Valdaï, il serait capable de faire virer
la Russie à gauche, avec ou sans les
communistes.
Mais la stabilité de son régime n’est
pas certaine. Poutine devrait agir
rapidement s’il veut surfer sur la vague
du sentiment populaire, au lieu d’être
balayé par celle-ci. Les blindés sont la
dernière chose dont il ait besoin.
Traduction: Charlie Sablor
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