|
Hagada
Hasmalit
De
la solution à un seul Etat et d’une illusion dangereuse et ne débouchant
sur rien. Une Réponse à Uri Avnery
Ilan
Pappe
25 avril 2007
in Hagada Hasmalit [Left Radical Forum]
http://www.hagada.org.il/eng
http://www.hagada.org.il/eng/hagada/html/modules.php?name=News&file=article&sid=169
Uri
Avnery accuse les partisans de LA solution à un seul Etat de
forcer les faits objectifs à entrer dans le « lit de Sodome »
[voir son article « Bed of Sodom », du 22 avril 2007].
Il semble considérer qu’il s’agirait, en l’occurrence, dans
le meilleur des cas, de rêveurs en plein jour ne comprenant pas
la réalité politique qui les entoure, englués dans un état
permanent de douces illusions. Nous sommes tous des camarades vétérans
de la gauche israélienne, et il est donc tout à fait possible
que, dans nos moments de désespoir, nous tombions dans le piège
de l’hallucination et même que nous délirions, en ignorant la
réalité déplaisante autour de nous.
Par
conséquent, la métaphore du Lit de Sodome peut même
parfaitement être balancée contre ceux qui sont inspirés par le
modèle sud-africain dans leur recherche d’une solution en
Palestine. Mais, dans ce cas, il s’agirait, à l’extrême
rigueur, d’un minuscule berceau de Sodome, comparé au lit de
taille royale dans lequel Gush Shalom et d’autres membres
apparentés de la gauche sioniste persistent à vouloir faire
entrer leur « solution » à deux Etats. Le modèle
sud-africain est récent – de fait, à peine une année s’est
écoulée depuis qu’il a été sérieusement pris en considération
– tandis que la formule à deux Etats a soixante piges :
cette illusion dangereuse et ne débouchant sur rien a permis à
Israël de perpétuer son occupation sans avoir à essuyer de
critique conséquente émanant de la communauté internationale.
Le
paradigme sud-africain est un bon sujet d’étude – pour une étude
comparative, s’entend, et non en tant qu’objet d’une émulation
/ vénération. De fait, certains chapitres de l’histoire de la
colonisation, en Afrique du Sud, et de la sionisation de la
Palestine, sont quasiment identiques. La méthodologie de
gouvernement des colons blancs en Afrique du Sud ressemble très
fortement à celle mise en œuvre par le mouvement sioniste, puis
par Israël, à l’encontre de la population indigène de la
Palestine, dès la fin du dix-neuvième siècle. Depuis 1948, et
jusqu’à nos jours, la politique israélienne officielle à
l’encontre de certains Palestiniens est plus humaine que celle
du régime de l’Apartheid ; mais à l’encontre d’autres
Palestiniens, elle est encore bien pire.
Mais,
par-dessus tout, le paradigme sud-africain inspire les personnes
qui se préoccupent de la Palestine, de deux manières
fondamentales : il offre une nouvelle orientation à une
future solution, au lieu de la formule des deux Etats, qui a échoué
– en introduisant l’unique Etat démocratique – et elle
dynamise une nouvelle réflexion sur la manière dont
l’occupation israélienne est susceptible d’être vaincue (au
moyen de sanctions, du boycott et de désinvestissements) (c’est
l’option BDS : Boycott, Désinvestissement, Sanctions).
Les
faits, sur le terrain, sont clairs comme de l’eau de roche :
la « solution » à deux Etats a lamentablement échoué,
et nous n’avons plus de temps à perdre en anticipations futiles
d’un énième round d’efforts diplomatiques, qui ne mèneraient
nulle part. Comme le reconnaît Avnery, le camp de la paix israélien
a échoué, jusqu’ici, à persuader la société juive israélienne
d’essayer la voie de la paix. Une évaluation raisonnable et
critique de l’importance numérique et de la force de ce camp-là
amène à la conclusion inéluctable qu’il n’a aucune chance
que ce soit contre les tendances prédominantes dans la société
juive israélienne. Parviendra-t-il seulement à conserver sa présence
extrêmement marginale sur le terrain ? C’est fort douteux ;
le risque qu’il disparaisse corps et biens est grand.
Avnery
décide d’ignorer ces données de fait, et il allègue que la
solution à Un Seul Etat serait une panacée bien dangereuse à
administrer à un patient en phase terminale. Très bien, alors :
prescrivons-la graduellement ! Mais, pour l’amour du Ciel,
épargnons-lui, à notre patient, ce remède extrêmement toxique
que nous le forçons à ingurgiter depuis soixante ans, et qui est
sur le point de l’achever !
Dans
l’intérêt de la paix, il est primordial d’élargir nos
recherches sur le paradigme sud-africain, ainsi que sur d’autres
précédents historiques. A cause de notre échec, nous devons étudier
attentivement toute autre lutte couronnée de succès contre
l’oppression. Toutes ces études historiques de cas montrent que
la lutte à partir de l’intérieur du système et la lutte
provenant de l’extérieur dudit système se sont renforcées
mutuellement, et qu’elles n’ont jamais été mutuellement
exclusives l’une de l’autre. Même après que des sanctions
eussent été imposées à l’Afrique du Sud, l’ANC a poursuivi
son combat, et les Sud-Africains n’ont jamais cessé leurs
tentatives visant à convaincre leurs compatriotes de renoncer au
régime d’apartheid. Néanmoins, aucune voix ne s’est élevée
pour répondre à l’article d’Avnery, qui prétend qu’une
stratégie de pressions extérieures serait erronée parce
qu’elle affaiblirait les possibilités d’un changement interne
[en Israël]. C’est d’autant plus choquant que l’échec du
combat intérieur est absolument manifeste. Même à l’époque où
le gouvernement De Klerk était engagé dans des négociations
avec l’ANC, le régime des sanctions à l’encontre de l’Afrique
du Sud resta en vigueur.
De
même, on peine à comprendre la raison pour laquelle Avnery
minimise l’importance de l’opinion publique mondiale. Sans le
soutien que cette même opinion publique mondiale accorda au
mouvement sioniste, la Nakbah n’aurait pas eu lieu. Si la
communauté internationale avait rejeté l’idée du partage, un
Etat unifié aurait succédé à la Palestine du Mandat, ce qui était,
de fait, le souhait de la plupart des membres des Nations unies.
Toutefois, ces pays membres cédèrent devant une violente
pression émanant des Etats-Unis et du lobby sioniste ; ils
retirèrent leur soutien initial à une telle solution. Et
aujourd’hui, si la communauté internationale changeait à
nouveau de position et reconsidérait son attitude envers Israël,
les chances qu’un terme soit mis à l’occupation
augmenteraient considérablement, ce qui pourrait aussi contribuer
à éviter un bain de sang colossal qui menace d’engloutir non
seulement les Palestiniens, mais aussi les juifs eux-mêmes.
L’appel
à une solution à Un seul Etat, et l’exigence de sanctions, de
boycott et de désinvestissements à l’encontre d’Israël,
doivent être compris comme une réaction à l’échec de la
stratégie précédente – une stratégie tenue à bout de bras
par les élites politiques, mais que les peuples concernés
n’ont jamais faite totalement leur. Par conséquent, quiconque
rejette la nouvelle manière de pensée, d’un revers de la main
et d’une manière aussi catégorique est sans doute bien moins
préoccupé par ce que cette nouvelle option pourrait avoir
d’erroné qu’essentiellement inquiet au sujet de sa propre
place dans l’Histoire. Il est certes aussi difficile de reconnaître
un échec personnel que de reconnaître un échec collectif ;
mais dans l’intérêt de la paix, il est parfois nécessaire de
mettre son propre ego de côté. Je tends à penser cela, quand je
lis la narration fallacieuse concoctée par Avnery au sujet des
« victoires » engrangées jusqu’ici par les diverses
mouvances pacifistes israéliennes…
Il
nous annonce que « la reconnaissance de l’existence du
peuple palestinien est aujourd’hui générale, ainsi que la
disposition de la plupart des Israéliens à accepter l’idée
d’un Etat palestinien, Jérusalem devenant la capitale des deux
pays ». C’est là un cas manifeste d’amputation à la
fois d’un bras et d’une jambe du patient afin qu’il puisse
entrer dans le Lit de Sodome. Plus tirée par les cheveux encore,
sa déclaration selon laquelle « nous avons forcé notre
gouvernement à reconnaître l’OLP, et nous le forcerons à
reconnaître le Hamas » - dès lors que le reste des membres
du patient ont été foutus à la poubelle (désolé pour cette métaphore
macabre, mais c’est le langage choisi d’Avnery qui m’y
contraint…)
Ces
assertions ont peu à voir avec la position de l’opinion
publique juive en Israël en matière de paix, de 1948 à nos
jours. Mais certains faits peuvent, parfois, rendre le problème
confus.
Toutefois,
afin d’étouffer dans l’œuf tout débat sur la Solution à Un
seul Etat, ou sur l’option BDS, Avnery tire de son chapeau de
magicien la carte gagnante : « … mais, sous la
surface des choses, dans les profondeurs de notre conscience
nationale, nous marquons des points... » Fournissons tout de
même aux Palestiniens des détecteurs de métaux et des appareils
à rayons X – cela leur permettra peut-être de découvrir non
seulement le tunnel, mais même la petite lumière qu’il y
aurait, au bout… La vérité, c’est que ce qui se trouve dans
les couches les plus profondes de la conscience nationale israélienne
est encore bien pire que ce qui en émerge. Et espérons que cela
restera immergé à jamais, et ne viendra jamais faire des bulles
à la surface. Ce sont là des dépôts d’un racisme sombre et
primitif qui, si on les laissait émerger, nous noieraient tous
dans un océan de haine et de sectarisme.
Avnery,
en revanche, a raison quand il affirme qu’ « il
n’est pas douteux que 99,99 % des Israéliens veulent qu’Israël
soit un Etat doté d’une robuste majorité juive, quelles
qu’en soient les frontières ». Une campagne de boycottage
particulièrement bien faite ne changerait pas cette position du
jour au lendemain, mais elle enverrait un message non équivoque
à cette opinion publique-là, à savoir que ses positions sont
racistes et inacceptables au vingt-et-unième siècle. Sans les
perfusions culturelles et économiques administrées à Israël
par l’Occident, il serait bien difficile, pour la majorité
silencieuse de ce pays, de persister à croire possible d’être
à la fois un Etat raciste et un Etat légitime, aux yeux du monde
entier. Ils devraient choisir, et on peut espérer qu’à
l’instar d’un De Klerk, ils prendraient la bonne décision.
Avnery
est également convaincu qu’Adam Keller aurait dézingué avec
grand succès l’argument plaidant en faveur d’un boycott en
faisant observer que les Palestiniens des territoires occupés
n’en sont pas partisans et ne s’y sont pas livrés. C’est là,
de fait, une comparaison ô combien subtile : un prisonnier
politique est cloué au sol, et il ose résister ; comme
punition, on lui refuse y compris la maigre pitance qu’on lui
accordait jusqu’ici. Sa situation est comparée à celle de
celui qui a occupé illégalement sa maison du prisonnier et qui
serait confrontée, pour la toute première fois, à la possibilité
de se voir traîné en justice pour y répondre de ses crimes. Qui
a davantage à perdre ? Dans quel cas la menace est-elle la
plus cruelle, et quand a-t-on déjà vu qu’il puisse s’agir
d’un moyen acceptable de corriger une injustice passée ?
Il
n’y aura jamais de boycott, affirme Avnery. Il devrait parler
avec les vétérans du mouvement anti-apartheid en Europe. Vingt
ans se sont écoulés avait qu’ils soient parvenus à convaincre
la communauté internationale de faire quelque chose. Et on leur
avait dit, quand ils avaient entamé leur long périple :
cela ne marchera pas, il y a trop d’intérêts économiques et
stratégiques impliqués investis en Afrique du Sud. De plus,
ajoute Avnery, dans des pays comme l’Allemagne, l’idée de
boycotter les victimes des nazis serait rejetée immédiatement.
C’est tout à fait faux. L’action qui a déjà commencé en ce
sens en Europe a mis fin à la longue période de manipulation de
la mémoire de l’Holocauste. Israël ne peut plus justifier ses
crimes à l’encontre des Palestiniens au nom de l’Holocauste.
De plus en plus de gens, en Europe, prennent conscience du fait
que les politiques criminelles d’Israël bafouent la mémoire de
l’Holocauste ; c’est la raison pour laquelle les juifs
sont si nombreux dans le mouvement pour le boycott.
C’est
aussi pour cette raison que la tentative d’Israël de lancer
l’accusation d’antisémitisme contre les partisans du boycott
n’a suscité que mépris et résilience. Les membres du nouveau
mouvement savent que leurs motivations sont humanistes et démocratiques.
Pour beaucoup d’entre eux, leur action n’est pas seulement
motivée par des valeurs universelles, mais aussi par leur respect
pour l’héritage judéo-chrétien de leur histoire. Il aurait
mieux valu, pour Uri Avnery, mettre à profit son immense
popularité en Allemagne afin de demander à la société
allemande de reconnaître sa part de responsabilité non seulement
dans l’Holocauste, mais aussi dans la catastrophe palestinienne
et qu’au nom de cette reconnaissance, il ait demandé aux
Allemands de mettre un terme à leur silence honteux devant les
atrocités israéliennes dans les territoires occupés.
Un
peu avant de conclure son article, Avnery esquisse les délinéaments
de la solution à un seul Etat, mais totalement déconnectée de
la réalité actuelle : il n’y inclut pas le retour des réfugiés,
ni un changement de régime, composantes pourtant indispensables
de cette solution, faisant de la réalité intenable
d’aujourd’hui une « vision d’avenir ». La réalité
actuelle est à tout le moins une réalité pour laquelle il ne
vaut vraiment pas la peine de se battre, et personne de mes
connaissances, d’ailleurs, ne le fait. Mais la vision d’une
Solution à Un Seul Etat doit être l’exact opposé de l’état
d’Apartheid qu’est actuellement Israël, à l’instar de l’Etat
post-apartheid en Afrique du Sud ; et c’est la raison pour
laquelle l’étude de ce précédent historique est tellement éclairante
pour nous. Il faut nous réveiller ! Depuis le premier jour où
Ariel Sharon et George W. Bush ont proclamé leur soutien loyal à
la « solution » à deux Etats, cette formule est
devenue un moyen cynique grâce auquel Israël perpétue son régime
discriminatoire à l’intérieur de ses frontières de 1967, son
occupation de la Cisjordanie et la ghettoïsation de la bande de
Gaza. Quiconque empêche que s’instaure un débat sur des modèles
politiques alternatifs ne fait que permettre au discours à base
des deux Etats de couvrir les politiques criminelles d’Israël
dans les territoires palestiniens.
De
plus, non seulement il ne reste plus un seul moellon avec lequel bâtir
un Etat dans les territoires occupés – Israël y ayant
totalement détruit l’infrastructure, au cours des six années
écoulées –, mais tout partage raisonnable n’offre aux
Palestiniens qu’à peine 20 % de leur patrie. La base d’un
partage devrait être, au minimum, la moitié de leur patrie, en
se fondant sur la carte de la résolution 181, ou sur une idée
approchante. C’est là, également, une piste utile à explorer,
au lieu de s’empêtrer encore et toujours dans le salmigondis
digne de Sodome et Gomorrhe résultant de la « solution »
à deux Etats, jusqu’à ce jour, sur le terrain.
Pour
conclure, rappelons que ce conflit ne saurait trouver de fin sans
règlement du problème des réfugiés palestiniens. Ces réfugiés
ne peuvent retourner chez eux pour les mêmes raisons qui font que
leurs frères et sœurs sont en train d’être expulsés du Grand
Jérusalem et des régions affectées par le mur, et que leurs
cousins sont discriminés en Israël. Ils ne peuvent retourner
chez eux pour la même raison qui fait que tout Palestinien est
potentiellement menacé du danger d’être occupé et expulsé,
tant que le projet sioniste n’aura pas été jugé achevé par
ses champions.
Ils
sont fondés à opter pour le retour chez eux, car c’est là
leur droit humain et politique le plus absolu. Ils peuvent
retourner chez eux parce que la communauté internationale leur a
d’ores et déjà promis qu’ils le pourraient. Nous, en tant
que juifs, nous devons désirer leur retour car, sinon, nous
continuerions à vivre dans un pays où la « valeur »
de la supériorité ethnique et de la suprématie supplanterait
toute autre valeur humaine et civique.
Et
nous ne pouvons promettre une solution équitable et juste de
cette nature dans le cadre de la formule à deux Etats.
Ni à nous-mêmes, ni aux réfugiés
palestiniens.traduit
de l’anglais par Marcel Charbonnier
|