Impressions de Russie
Aux défenseurs de la
patrie
Hugo Natowicz
© Hugo Natowicz
Lundi 28 février 2011
"Impressions de Russie" par Hugo Natowicz
Les Russes fêtent le 23 février la "Journée des défenseurs de la
Patrie". Une célébration de la virilité qui révèle quelques
différences profondes entre les mentalités russe et européennes.
Le 23 février en Russie, c'est la Journée des défenseurs de
la Patrie. Instituée sous l'URSS en l'honneur des deux (seuls)
amis de la nation, l'armée et la flotte, cette fête a été
renommée en 1995 puis décrétée jour férié en 2002.
Officiellement, elle n'est pas exclusivement dédiée aux hommes.
Pourtant, c'est bien ainsi qu'elle est perçue par la totalité de
la population, qui félicite à cette occasion les représentants
du "sexe fort".
Le 23 février n'est certes pas aussi populaire que le 8 mars,
la fête des femmes qui bénéficie d'une importante diffusion
internationale: celle des hommes est plus modeste et sans grande
pompe. Cette célébration du mâle en habit de défenseur
s'enracine dans une mémoire historique qui reste extrêmement
vivace dans la Russie moderne: un des événements unificateurs du
pays, la Grande Victoire de 1945, est le fruit du sacrifice des
hommes sur le front, même si les femmes y ont largement
contribué. La Journée des défenseurs ne commémore pourtant pas
la Victoire. Elle est dédiée à l'homme modeste mais présent,
dans ses souffrances et son honneur.
Dès sa renaissance dans les années 1990, l'homme russe a subi
de nombreuses épreuves: alcoolisme, toxicomanie, guerre de
Tchétchénie, perte des repères issus du communisme… L'homo
sovieticus n'était plus, il fallait reconstruire une identité
nationale, masculine notamment. Le militaire, incarnation de
l'homme idéal sous l'URSS, a brusquement vu son prestige chuter.
Pourtant, en Russie, certaines choses sont restées intangibles.
Les deux sexes restent considérés comme les détenteurs de
prérogatives familiales et sociales clairement définies. Comme
l'indique le mot "kormilets" (du verbe kormit', nourrir),
l'homme est le pilier de la famille, responsable de la
protection du foyer. La répartition des rôles familiaux, et plus
largement les valeurs qui sous-tendent la société russe
actuelle, peuvent profondément désarçonner l'occidental. La fête
du 23 février, c'est un cocktail de "défense" et "virilité" qui
a bien des chances de déclencher des nausées en Europe et d'être
taxée au mieux de ringarde, au pire de "réactionnaire".
Il existe un aspect qui ne peut être éludé par quiconque est
confronté à la Russie: la société russe est un monde solidement
enraciné dans un système de valeurs. Cela n'a rien d'évident
pour un Français, qui a dilué depuis son enfance dans le
relativisme des notions telles que la patrie ou la famille, dont
la seule évocation risque de provoquer des grincements de dents.
Les mentalités russes ont été tenues à l'écart par le rideau
de fer des bouleversements sociaux et familiaux qui ont parcouru
l'Europe dans la deuxième moitié du XXe siècle. L'identité russe
reste structurée par un système de codes qui n'ont pas été remis
en question et ne semblent pas en voie de l'être. La nation se
traduit par l'attachement à la langue, à un patrimoine culturel,
à une histoire, à un humour, dont le mélange vivace se traduit
dans un inconscient collectif très puissant.
La vénération des Russes pour leur histoire commune, en
témoignent les commémorations du bicentenaire de la bataille de
Borodino prévus pour cette année, contraste fortement avec la
discrète éviction de Napoléon des manuels scolaires français. La
religion, encore forte, est elle aussi au centre de cette
solidité identitaire russe, qui parfois fascine, souvent
rebute.
Beaucoup sont choqués par l'omniprésence en Russie de valeurs
que la France, pionnière dans ce domaine, a depuis longtemps
fait tomber de leur piédestal. Comparée à la Russie, il
semblerait que l'Hexagone ait choisi de livrer une guerre sans
merci contre ses propres valeurs. Le doute cartésien a ainsi
dégénéré au XXe siècle en lutte à mort avec les figures de
l'autorité. La vague qui au terme de la Révolution a renversé la
royauté, incarnation du Père, a continué ses remous et n'a pas
cessé jusqu'à nos jours. Mai 68 a vu chuter la figure de l'homme
paternaliste, prélude à l'effacement des frontières de la
famille, et à la banalisation du divorce.
"L'homme tend donc à vouloir devenir une femme comme les
autres. Il y a par bien des aspects une dévirilisation de
l'homme, à laquelle je pense qu’il faut réagir. Aux États-Unis,
les hommes l’ont fait (…). Je ne suis pas sûr que cela marche en
France, même si les femmes font machine arrière. L'homme accepte
et désire même sa déresponsabilisation", écrit le journaliste
français Eric Zemmour.
Ces divergences entre mondes russe et français ne cesseront
pas de sitôt. Qu'on songe à la sainte horreur qu'inspire
généralement dans les médias français un homme comme Vladimir
Poutine: tantôt pilote d'avion, tantôt au volant de sa voiture,
incarnation d'un homme volontariste un brin macho, il est
l'incarnation d'une virilité désormais bien mal perçue. Il est
toutefois considéré comme un idéal masculin par la plupart des
femmes russes.
Une question s'impose: la Russie est-elle vouée à rejoindre
l'homogénéisation des valeurs qui a déjà englobé l'Europe? Ou ce
pays saura-t-il préserver sa différence profonde, fruit d'un
choix conscient et éprouvé par le temps? Pour le cinéaste et
penseur Andreï Konchalovski, la position de la Russie, en
"périphérie du monde judéo-chrétien", protège paradoxalement ce
pays d'une crise imminente qui menace l'occident: "Huxley a dit
que l'Ouest allait vers la crise en Rolls Royce, et les Russes
en tramway. Et comme nous sommes en tramway, il nous reste
quelques valeurs du XIXe siècle".
"C'est précisément parce que nous sommes en retard que nous
sommes forts", estime-t-il.
© 2011 RIA Novosti
Publié le 28 février 2011
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