Impressions de
Russie
Bouclier de
Damoclès
Hugo
Natowicz
© Hugo Natowicz
Vendredi 24 juin
2011
"Impressions de Russie" par Hugo
Natowicz
Le déploiement du système de
défense antimissile (Anti-ballistic
missile) américain a récemment subi
plusieurs revers: la République tchèque
a finalement renoncé à accueillir un
radar sur son territoire, décision assez
logique quand on sait qu'une majorité de
Tchèques y était opposée. L'Organisation
de coopération de Shanghai, conduite par
Moscou et Pékin, indiquait en outre dans
une déclaration récente qu'elle
s'opposerait aux plans occidentaux de
défense antimissile susceptibles de
"menacer la stabilité internationale".
Les Russes, foncièrement hostiles au
projet, l'assimilent à un rapprochement
du potentiel américain de leurs
frontières, les bases pouvant selon eux
être converties en système offensif. Ils
ne doivent pourtant pas se faire
d'illusions: on voit se concrétiser
l'option selon laquelle la Roumanie
accueillera des navires équipés du
système de combat Aegis, toujours dans
le cadre du système. En outre, des
chasseurs américains F-16 et des C-130
Hercules seront déployés sur le
territoire polonais. Moscou a exigé des
éclaircissements qu'il a peu de chances
d'obtenir, le dialogue de sourds autour
du bouclier durant depuis plusieurs
années.
L'idée visant à créer un système de
défense antimissile remonte au projet
Sentinel, lancé en 1967 afin de protéger
les Etats-Unis d'une éventuelle frappe
nucléaire. Avec la fin de la Guerre
froide, il avait pourtant perdu sa
raison d'être, et était passé aux
oubliettes pendant quelques années. Le
projet avait été ranimé par
l'administration Bush au début des
années 2000, afin de contrer un missile
balistique tiré par l'Iran ou la Corée
du Nord.
La particularité du projet Bush,
c'était le déploiement de missiles
intercepteurs en Pologne et d'un radar
en République tchèque, c'est-à-dire dans
deux pays de l'ancien bloc soviétique
entretenant des relations complexes avec
Moscou. Géographiquement, le potentiel
militaire américain s'implantait au nez
et à la barbe des Russes. L'initiative a
pendant longtemps cristallisé les
tensions entre Moscou et Washington, les
Américains refusant toute offre de
coopération russe dans ce domaine.
En février 2007, à la conférence de
Munich sur la sécurité, Vladimir Poutine
tonnait contre le projet, qui selon lui
menaçait de déclencher une nouvelle
spirale de guerre froide. Son
successeur, Dmitri Medvedev, a lui aussi
bataillé ferme contre le bouclier: le
président a avait promis en début de
mandat de déployer des missiles Iskander
dans la région de Kaliningrad, une poche
de territoire russe au sein de l'Union
européenne.
Avec la détente russo-américaine
instaurée par Medvedev et Barack Obama,
la crispation devait faire place à la
coopération. Les deux pays ont conclu,
non sans mal, le traité de désarmement
nucléaire START, qui ouvrait une
nouvelle étape de transparence et de
partenariat entre les deux pays. On se
croyait en avoir fini avec le bouclier,
que l'administration Obama avait pris
soin d'"alléger", car trop coûteux, et
d'ajourner. Toutefois, la reprise du
projet, sous une forme toujours aussi
problématique pour Moscou, n'a pas tardé
à se produire.
Si vis pacem para bellum?
Le bouclier est par nature enraciné
dans la guerre froide, son déploiement
en Europe orientale ravivant de mauvais
souvenirs dans l'esprit des Russes. La
crise de Cuba, lors de laquelle l'URSS
avait déployé son potentiel nucléaire à
proximité du territoire américain, avait
été précédée d'efforts américains visant
à placer des missiles balistiques au
plus près des frontières soviétique
(Turquie et Italie). Les négociations
sur un possible déploiement de l'ABM en
Ukraine, un territoire sensible entre
Occident et Russie, prouve que le projet
est clairement axé sur l'espace
postsoviétique.
Les inquiétudes de Moscou sont
justifiées: la totalité du territoire
russe est désormais "transparente",
c'est-à-dire accessible aux radars
américains, selon les affirmations
récentes d'un général russe. Le
rejet des offres d'intégration formulées
par Medvedev lors du sommet Russie-Otan
de Lisbonne en 2010, montrent que
l'Alliance agit sur une base unilatérale
et refuse net toute coopération.
La réalisation du bouclier en dépit
des préoccupations russes risquerait
d'ouvrir une page de crispation sur le
continent européen, qui pourrait
s'accentuer alors que 2012 sera une
année électorale en Russie et aux
Etats-Unis. Une telle évolution
hypothèquerait les projets de
rapprochement entre Moscou et le monde
occidental, et pourrait replonger la
Russie dans une période de crispation
vis-à-vis de l'Ouest. Le bouclier,
inscrit dans un "schéma" hérité de la
guerre froide, en conservera
immanquablement les contradictions.
Mais le plus inquiétant, c'est
l'étonnante passivité des Européens: le
projet a montré à quel point une "Europe
de la défense" restait utopique, les
Etats-Unis jouant sur les dissensions
qui tiraillent le continent. Il est
pourtant crucial pour les Européens
d'exiger que la sécurité de leur
territoire fasse l'objet d'un débat
impliquant en priorité les pays du
continent. Un débat mené sur une base
d'égalité, tenant notamment compte des
préoccupations russes.
Tant que le silence européen durera
sur cette question, le bouclier restera
une épée de Damoclès suspendue au-dessus
du continent.
© 2011 RIA Novosti
Publié le 25 juin
2011
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